Réseaux sociaux et émancipation des femmes : la naissance du cyberféminisme iranien 1/3

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Le rôle des réseaux sociaux dans la résistance des Iraniennes : catalyseurs de revendication, d’émancipation et de contestation

Illustratrice Yona. Instagram : @welcome_univers

28.08.2019

Par Deborah Rouach

Les Iraniennes, qui sont à la pointe des mutations sociales et au cœur des paradoxes du pays, vont une fois de plus être à l’avant-garde des changements qui s’opèrent dans leur société. En s’accaparant l’usage des réseaux sociaux, les rapports sociaux et l’activisme des Iraniennes se voient transformés. De plus, cet usage participe à leur autonomisation et à l’appropriation de la définition de leur condition. On étudiera l’implication des réseaux sociaux dans les luttes sociales des féministes iraniennes comme outil de contournement des médias traditionnels censurés.

Internet, cet espace imaginaire de contestations et d’aspirations à plus de droits et de libertés, a intensifié le nombre et l’ampleur des contestations féministes et leur a insufflé un nouvel élan. Les femmes ne sont donc plus seulement présentes dans l’espace public mais s’érigent en protagonistes de changement, productrices de contenu sur Internet et actrices de leur combat vers l’émancipation. Elles se sont emparées de ce nouvel outil qui leur accorde la liberté qui leur est refusée dans les médias traditionnels et entendent le mettre à profit pour dénoncer un système dégradant à leur encontre et transformer la société. Les réseaux sociaux sont donc révolutionnaires pour les Iraniennes car leur utilisation leur permet de déconstruire la culture patriarcale.

Dans une société brimée où toute atteinte à l’ordre établi est réprimée, la liberté d’expression bafouée et les revendications de justice sociale et d’égalité condamnées, Internet apparait comme un espace à part qui « capture les contradictions, les paradoxes et le dynamisme de la société iranienne mieux que tout autre phénomène de l’Iran actuel [1]KAMRAVA Mehran and DORRAJ Manochehr, Iran Today : An encyclopedia of life in the Islamic Republic, Greenwood Press, 2008, p. 245 ». Il brouille les frontières entre espace public et privé pour devenir une sphère de l’entre-deux qui exploite les subtilités des règles de la société et se joue des interdits du régime même s’il en subit les censures. La société iranienne ultra connectée [2]En 2017, 49 millions d’Iraniens utilisent Internet selon la définition de la Banque Mondiale, disponible sur : https://ourworldindata.org/internet y trouve un « espace public virtuel » où les interdits du régime peuvent être contournés, ce dont témoignent les pratiques féminines sur Internet. Fariba Adelkhah décrit en ce sens Internet comme un « espace de négociation avec les autorités [3]DELORME Florian, intervenants ADELKHAH Fariba, AREFI Armin, FOULADVIND Leyla, Iran : 40 ans de révolution (3/4), Négocier l’émancipation : une lutte sans fin, France culture, 06/01/19, 58 min., … Continue reading ».

Les réseaux sociaux s’avèrent être l’un des moyens de communication et de mobilisation les plus importants pour les femmes qui y documentent les problèmes les affectant, non relayés dans les médias traditionnels, à travers les plateformes telles que Telegram, Instagram, Facebook utilisées malgré leur censure grâce à l’usage de VPN (Virtual Private Network). Le manque d’échos et la marginalisation des voix féminines dans les médias sont alors contrebalancés par les réseaux sociaux qui s’apparentent à un lieu d’expression publique de substitution. Ils libèrent la voix des femmes là où dans l’espace public tout est fait pour que leur opinion et leurs idées réformatrices ne soient pas entendues.

Les campagnes menées sur les réseaux sociaux vont témoigner de l’activisme des Iraniennes. On peut évoquer les campagnes [4]C’est la journaliste Masih Alinejad, exilée aux Etats-Unis, qui est à l’initiative de ces campagnes. telles que « My Stealthy Freedom » (ma liberté furtive) créée le 3 mai 2014 sur Facebook et suivi par plus d’un million de personnes, « White Wednesdays » (mercredis blancs) où le voile blanc porté les mercredis est le symbole des protestations contre l’obligation de son port depuis mai 2017 et « Walking Unveiled » (marcher non-voilée) initiée au début de l’année 2018. Ces mouvements montrent que les réseaux sociaux sont un espace d’audace qui se traduit en public par des actions concrètes de la part des femmes assumant ne plus vouloir endurer des restrictions désuètes dans une société moderne qui devrait distinguer croyance personnelle et pratiques publiques. Si c’est autour du port du voile que se concentre le combat des femmes, c’est parce qu’il incarne le symbole de la Révolution de 1979, de l’oppression à l’encontre des Iraniennes et cristallise le point de rupture au sein de la société. Les femmes en appellent à la notion de choix personnel sur le port du voile et souhaitent vivre leur propre définition subjective et individualisée de leur genre. Elles n’ont plus peur d’exposer le harcèlement dont elles sont victimes en public par le biais de la diffusion de vidéos dans le cadre du mouvement « My camera is my weapon » (ma caméra est mon arme) lancé le 15 avril 2018 sur Twitter et Facebook par Masih Alinejad. Les Iraniennes ont recours aux réseaux sociaux comme outil de revendications, ils incarnent le nouveau terrain de défiance permettant de critiquer les normes morales et sociales oppressives et les déboires de la police des mœurs en public.

Ces campagnes menées sur Internet ont montré que le cyberactivisme des femmes n’est pas un mouvement marginal ayant comme objectif de déstabiliser la société mais consiste plutôt en une association non-hiérarchisée de personnes qui refusent de voir leur condition cantonnée aux interdits qui incombent à leur genre. Les réseaux sociaux ont donc un rôle majeur dans la création de mouvements socio-politiques et la mise en place d’un réseau de solidarité entre femmes. La possibilité de créer des « sphères publiques en réseau [5]TAHMASEBI-BIRGANI Victoria, « Social Media as a Site of Transformative Politics: Iranian Women’s Online Contestations », in VAHABZADEH Peyman (dir.), Iran’s struggles for social justice : … Continue reading » permet à une diversité d’Iraniennes d’échanger et de partager leur histoire, en dépit de leur catégorie sociale, leur croyance ou leur lieu de résidence, sans être affiliées à un mouvement féministe particulier.

Les critiques à l’encontre du caractère décentralisé et virtuel des protestations féminines peuvent être contredites. En effet, les campagnes menées sur Internet se reflètent dans l’espace public, permettent aux femmes d’exprimer une perception individuelle de leur condition qui est instantanément partagée et contournent l’interdiction par le régime d’organiser des mouvements sociaux. Les Iraniennes ont donc trouvé la parade face à l’hypocrisie du régime qui agit selon l’ampleur du mouvement et l’atteinte portée à sa légitimité. Les réseaux sociaux enrichissent ainsi les possibilités de combat des Iraniennes en leur fournissant un espace qui leur donne à chacune une voix, les rassemble et amplifie leurs contestations.

Ils occupent un rôle déterminant dans le processus émancipatoire des Iraniennes qui se réapproprient leur lutte indépendamment du contrôle de l’État. Ils ont donc changé le rapport des Iraniennes à leur combat car elles s’accaparent le discours concernant leur corps et deviennent partie prenante du débat par une prise de parole « par soi pour soi […] [via] l’ouverture d’un espace des possibles [6]WEIL Armelle, « Vers un militantisme virtuel ? Pratiques et engagement féministe sur Internet », Nouvelles Questions Féministes, vol. 36, n°2, 2017, p. 66-84. ». Les réseaux sociaux, en permettant aux femmes d’exprimer leur subjectivité et leur individualité, redonnent un caractèr
e unique à l’expérience de la femme au lieu de la réduire à un pan uniforme de la société dont le statut est imposé et immuable. Les réseaux sociaux permettent alors de briser les codes qui assujettissent les Iraniennes au bon vouloir du gouvernement et assurent à leurs revendications un tremplin dans la sphère publique. Elles peuvent ainsi déconstruire la féminité autorisée par les religieux en réfutant les interdits qu’on leur impose.

Pour citer cet article : Deborah Rouach, ” Comprendre les mutations qui affectent l’Iran à travers la question de la condition des femmes “, Mémoire de master en relations internationales, sous la direction de M. Thierry Coville, IRIS Sup’, 2019, 56 p.

References

References
1 KAMRAVA Mehran and DORRAJ Manochehr, Iran Today : An encyclopedia of life in the Islamic Republic, Greenwood Press, 2008, p. 245
2 En 2017, 49 millions d’Iraniens utilisent Internet selon la définition de la Banque Mondiale, disponible sur : https://ourworldindata.org/internet
3 DELORME Florian, intervenants ADELKHAH Fariba, AREFI Armin, FOULADVIND Leyla, Iran : 40 ans de révolution (3/4), Négocier l’émancipation : une lutte sans fin, France culture, 06/01/19, 58 min., consulté le 09/02/2019.
4 C’est la journaliste Masih Alinejad, exilée aux Etats-Unis, qui est à l’initiative de ces campagnes.
5 TAHMASEBI-BIRGANI Victoria, « Social Media as a Site of Transformative Politics: Iranian Women’s Online Contestations », in VAHABZADEH Peyman (dir.), Iran’s struggles for social justice : economics, agency, justice, activism, Palgrave Macmillan, 2017, p. 185.
6 WEIL Armelle, « Vers un militantisme virtuel ? Pratiques et engagement féministe sur Internet », Nouvelles Questions Féministes, vol. 36, n°2, 2017, p. 66-84.