Les mœurs sociétales iraniennes en mutation depuis la Révolution de 1979
Illustrateur Nato Tardieu
28.08.2019
Par Deborah Rouach
Pour mieux appréhender les contrastes et les paradoxes de la situation actuelle en Iran, il faut explorer les mutations sociétales qui ont marqué le statut et le rôle des femmes dans la société iranienne depuis 1979. Il est important de saisir la subtilité de ces évolutions dont les motifs et les résultats exposent la particularité propre à la société iranienne. Il faut garder à l’esprit que certains changements induits par la Révolution de 1979 sont le terreau des contestations actuelles des Iraniennes.
Dès 1979, l’Ayatollah Khomeyni et le clergé ont imposé une vision de la femme établie sur une perception obscurantiste de l’islam. Ils ont institutionnalisé une société fondée sur l’essentialisation de principes patriarcaux et d’identités sexuées [1]COSTA-LASCOUX Jacqueline, « Préface », Islam politique, sexe et genre, sous la direction de CHAFIQ Chahla, Presses Universitaires de France, 2011, p. XI-XIV. avec le retour à un modèle traditionnel fondé sur la charia, source du droit sous la nouvelle République islamique. L’inauguration de ce système genré discriminatoire a durement impacté l’intégrité et restreint les libertés des femmes, considérées comme d’éternelles mineures et des citoyennes de seconde zone. Elles se voient dépossédées du droit à disposer de leur corps à travers le voilement obsessionnel de leur corps, écartées de la société active et assujetties à la tutelle d’un homme toute leur vie. La suspension du code familial [2]Il accordait aux femmes le droit de divorce et avait élevé l’âge légal du mariage pour les filles à 18 ans., l’installation de la ségrégation des sexes, de la polygamie et la nécessité d’avoir l’accord du mari pour entrer dans l’espace public démontrent que le corps de la femme est devenu le lieu d’expression du pouvoir du nouveau régime. Les « mesures législatives et sociales censées préserver l’ordre du sacré et la hiérarchisation du pouvoir au sein de la société [3]CHAFIQ Chahla, Islam politique, sexe et genre : À la lumière de l’expérience iranienne, Presses Universitaires de France, 2011, p. 154. » vont autoriser un contrôle juridique et religieux omniprésent des femmes au nom de la protection de l’honneur masculin.
Toutefois, le plus surprenant à propos du cas iranien réside dans la compatibilité d’une islamisation autoritaire de la société paradoxalement accompagnée d’une révolution socio-démographique aux conséquences décisives pour l’émancipation des femmes. La République islamique a participé, à son insu, au processus d’autonomisation des femmes, ce que Thierry Coville qualifie de « révolution invisible [4]COVILLE Thierry, Iran, la révolution invisible, La découverte, 2007, p. 9. ». Marie Ladier-Fouladi, spécialiste de l’Iran, parle elle d’un « contexte social en mutation accélérée [5]LADIER-FOULADI Marie, « Iran : mutation sociale et contestation politique », Politique étrangère, Automne, n°3, septembre 2012, p. 505‑517. » entendant par là le processus de scolarisation généralisée et gratuite des filles [6]En 2006, la proportion des femmes alphabétisées âgées de 15 à 49 ans s’élevait à 87,4 % et leur scolarité durait en moyenne 8,9 ans alors qu’en 1976 seulement 28% des femmes étaient … Continue reading, première étape vers une modernisation sociale, économique et politique de la vie des Iraniennes. Les filles sont d’ailleurs plus nombreuses dans les universités que les garçons, elles étaient plus de 55% en 1999-2000 et plus de 60% en 2000-2001 [7]KIAN-THIÉBAUT Azadeh, Les femmes iraniennes entre Islam, État et famille, Maisonneuve & Larose, 2002, p. 223..
De plus, les femmes vont s’extraire de la sphère de l’intime grâce à la crise économique découlant de l’embargo pétrolier en 1980, la guerre Iran-Iraq de 1980 à 1988, mais aussi grâce à la baisse des aides familiales de l’État qui incite les femmes citadines et rurales à travailler. Cela va avoir une incidence sur l’âge moyen des femmes lors du premier mariage, qui chute de 19,7 ans en 1976 à 24 ans en 2006. Les études de terrain menées par Marie Ladier-Fouladi [8]LADIER-FOULADI Marie, Iran, un monde de paradoxes, L’Atalante, 2009, p. 58. montrent de plus que l’indice de fécondité en 1986 était de 6,4 enfants par femme contre 1,9 en 2007, ce qui s’explique par les résultats des réformes appliquées sous le régime impérial, l’application du planning familial mis en place par le gouvernement en 1988 [9]LADIER-FOULADI Marie, « La transition de la fécondité en Iran », Population, vol. 51, n° 6, 1996, p. 1114. en raison des problèmes sociaux et économiques suite à la guerre contre l’Iraq et la généralisation de l’usage de moyens contraceptifs [10]Soit 66 % des femmes mariées de 15 à 45 ans en 1991, puis 74% en 2000 dans LADIER-FOULADI Marie, Iran, un monde de paradoxes, op. cit., p. 60., autorisé par la fatwa de l’ayatollah Khomeyni en 1980.
Ces évolutions sociétales, caractéristiques d’une modernité endogène, ont permis aux femmes de prendre conscience de l’injustice qu’elles subissent en raison de leur genre. Par ailleurs, on observe un changement des mentalités qui bouleverse leurs comportements vis-à-vis des figures d’autorité à l’échelle de la sphère privée et publique, des relations intergénérationnelles et avec les hommes. L’ordre patriarcal va être ébranlé au sein de la famille, véritable coup de fouet pour le gouvernement qui a sacralisé l’institution familiale, pour « y établir un rapport équilibré entre les sexes et les générations [11]LADIER-FOULADI Marie, Iran, un monde de paradoxes, L’Atalante, 2009, p. 74. ».
Quand bien même le gouvernement parvient à garantir sa pérennité en maintenant un contrôle strict sur la société comme le prouve la politisation de la question sexuelle [12]ADELKHAH Fariba, Les paradoxes de l’Iran : idées reçues sur la République islamique, le Cavalier bleu, 2016, p. 120., explicitement faite affaire publique, il n’en reste pas moins que la pression exercée sur les Iraniennes est problématique et provoque des effets non souhaités par le gouvernement. En effet, les femmes n’ont jamais cessé de contester le système depuis 1979, en s’attaquant aux mesures discriminatoires telles que le port obligatoire du hijab qui cristallise les revendications exprimées par les Iraniennes. Un débat dont la complexité est mis en exergue par Fariba Adelkhah, qui qualifie le voile tantôt de « passeport permettant un accès public et à la vie sociale pour les femmes [13]ADELKHAH Fariba, Les paradoxes de l’Iran : idées reçues sur la République islamique, le Cavalier bleu, 2016, p. 138. » tantôt de « contrat social [14]ADELKHAH Fariba, Les paradoxes de l’Iran : idées reçues sur la République islamique, le Cavalier bleu, 2016, p. 139. » en crise passé entre des acteurs inégaux. Fidèle aux paradoxes qui constituent le système iranien, le port du voile, en assurant une continuité entre le privé et le social, a permis aux femmes islamistes d’exercer une activité professionnelle. La sphère publique, lieu de « l’apparence » où la société est épiée par le gouvernement, expose le subtil équilibre entre modernisation et tradition qui y prend place. L’espace public ne doit plus être « ni l’espace privé ni l’espace politique [15]COVILLE Thierry, Iran, la révolution invisible, La découverte, 2007, p. 159. » afin de rationaliser la vie sociale et de mettre fin à l’affrontement entre deux visions de la société instrumentalisé par la population et le gouvernement.
De surcroît, l’ancrage prégnant de l’Iran dans la mondialisation à partir des années 1990 participe à l’émergence de nouvelles valeurs, telles que la modernisation des aspirations des individus et l’essor de l’individualisme des Iraniens, bouleversant la définition de l’individu imposée. Les dispositions prises par le régime à l’égard des femmes incarnent donc la volonté de purger la société de toute modernisation et occidentalisation sociétale amorcée sous le shah d’Iran, un phénomène qualifié de « ouestoxication [16] ADELKHAH Fariba, Les paradoxes de l’Iran : idées reçues sur la République islamique, le Cavalier bleu, 2016, p. 12. ». Or la désillusion des femmes, confrontées à l’écart entre leur condition et la place qu’elles souhaitent occuper, va renforcer leur amertume à l’égard du pouvoir et des règles obsolètes contrôlant leur vie. Par la remise en question des mœurs et des règles, les femmes révèlent leur volonté de trouver une identité en cohésion avec leur vision culturelle de la société.
L’évolution de la condition des femmes peut, de ce fait, être traduite comme la clé de voute d’une profonde mutation de la société iranienne. La dichotomie entre une société moderne et l’autoritarisme des « dirigeants [qui] se pensent gardiens d’une tradition alors même que la vague populaire qui les porte résulte d’une révolution mentale modernisatrice [17]TODD Emmanuel et COURBAGE Youssef, Le rendez-vous des civilisations, La République des idées, Éditions du Seuil, 2007, p. 98. » illustre les contrastes présents en Iran. La réceptivité des Iraniens à un nouveau mode de vie témoigne de leur distanciation croissante vis-à-vis des valeurs de la Révolution de 1979 et du gouvernement ainsi que de l’importance de la dimension cognitive des mutations. Ces évolutions en demi-teinte renforcent le mal-être de la population dont la crise identitaire n’a pas été résolue par le gouvernement qui persiste à légitimer le refus de libéraliser la condition des femmes.
Pour citer cet article : Deborah Rouach, ” Comprendre les mutations qui affectent l’Iran à travers la question de la condition des femmes”, Mémoire de master, sous la direction de M. Thierry Coville, Iris Sup’, 2019, 56 p.
References
↑1 | COSTA-LASCOUX Jacqueline, « Préface », Islam politique, sexe et genre, sous la direction de CHAFIQ Chahla, Presses Universitaires de France, 2011, p. XI-XIV. |
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↑2 | Il accordait aux femmes le droit de divorce et avait élevé l’âge légal du mariage pour les filles à 18 ans. |
↑3 | CHAFIQ Chahla, Islam politique, sexe et genre : À la lumière de l’expérience iranienne, Presses Universitaires de France, 2011, p. 154. |
↑4 | COVILLE Thierry, Iran, la révolution invisible, La découverte, 2007, p. 9. |
↑5 | LADIER-FOULADI Marie, « Iran : mutation sociale et contestation politique », Politique étrangère, Automne, n°3, septembre 2012, p. 505‑517. |
↑6 | En 2006, la proportion des femmes alphabétisées âgées de 15 à 49 ans s’élevait à 87,4 % et leur scolarité durait en moyenne 8,9 ans alors qu’en 1976 seulement 28% des femmes étaient alphabétisées pendant 1,9 ans (LADIER-FOULADI Marie, Iran, un monde de paradoxes, L’Atalante, 2009, p. 62). |
↑7 | KIAN-THIÉBAUT Azadeh, Les femmes iraniennes entre Islam, État et famille, Maisonneuve & Larose, 2002, p. 223. |
↑8 | LADIER-FOULADI Marie, Iran, un monde de paradoxes, L’Atalante, 2009, p. 58. |
↑9 | LADIER-FOULADI Marie, « La transition de la fécondité en Iran », Population, vol. 51, n° 6, 1996, p. 1114. |
↑10 | Soit 66 % des femmes mariées de 15 à 45 ans en 1991, puis 74% en 2000 dans LADIER-FOULADI Marie, Iran, un monde de paradoxes, op. cit., p. 60. |
↑11 | LADIER-FOULADI Marie, Iran, un monde de paradoxes, L’Atalante, 2009, p. 74. |
↑12 | ADELKHAH Fariba, Les paradoxes de l’Iran : idées reçues sur la République islamique, le Cavalier bleu, 2016, p. 120. |
↑13 | ADELKHAH Fariba, Les paradoxes de l’Iran : idées reçues sur la République islamique, le Cavalier bleu, 2016, p. 138. |
↑14 | ADELKHAH Fariba, Les paradoxes de l’Iran : idées reçues sur la République islamique, le Cavalier bleu, 2016, p. 139. |
↑15 | COVILLE Thierry, Iran, la révolution invisible, La découverte, 2007, p. 159. |
↑16 | ADELKHAH Fariba, Les paradoxes de l’Iran : idées reçues sur la République islamique, le Cavalier bleu, 2016, p. 12. |
↑17 | TODD Emmanuel et COURBAGE Youssef, Le rendez-vous des civilisations, La République des idées, Éditions du Seuil, 2007, p. 98. |