Les positions adoptées par le gouvernement iranien envers les femmes : une oscillation constante entre concessions et interdits
Illustrateur Nato Tardieu
28.08.2019
Par Deborah Rouach
L’ambiguïté des postures défendues par le régime iranien et de leurs stratégies de contrôle de la condition des femmes révèle les tensions qui déchirent la société iranienne. À cet égard, il est important de tenir compte de la diversité des centres de pouvoir ainsi que de l’entremêlement des pouvoirs politiques et religieux qui compliquent et retardent l’évolution du statut des Iraniennes, prisonnières de ce système ambivalent.
Le gouvernement, véritable État policier, impose un système étouffant qui asphyxie les aspirations de la société et maintient un climat d’oppression contre ceux contestant le système, afin de conserver le monopole des avancées culturelles. La double légitimité, politique et religieuse, démocratique et autoritaire, du système iranien brouille « la frontière entre ce qui relève simultanément de la loi publique, du droit islamique et de la tradition [1]ADELKHAH Fariba, Les paradoxes de l’Iran : idées reçues sur la République islamique, le Cavalier bleu, 2016. p. 29. ». Cette complexité institutionnelle est une puissante arme de gouvernance permettant au régime iranien de verrouiller son emprise sur la société et joue en faveur des conservateurs du Conseil des gardiens de la Constitution et de la police des mœurs, véritables défenseurs de la parole délivrée par le Guide.
Si la question de la condition des femmes est centrale en Iran c’est qu’elle joue un rôle primordial dans le projet de société musulmane utopique des mollahs qui se sont attribué la définition du rôle qu’y tiendraient les femmes. Les mollahs prétendent être les gardiens de la dignité des femmes et de l’honneur masculin, alors qu’ils ont circonscrit la femme à sa nature sexuée et à l’opportunité de tentation qu’elle représente. Dans leur conception de la société, les Iraniennes incarnent les gardiennes de l’identité du pays, les règles discriminatoires qui leur sont imposées représentent de ce fait le dernier bastion maintenu par la République islamique entre un régime plus islamique que républicain. « Le sort des femmes est donc uni à celui de la république [2]KIAN-THIÉBAUT Azadeh, Les femmes iraniennes entre Islam, Etat et famille, Maisonneuve & Larose, 2002. p.100. », ce dont ont conscience les conservateurs qui sont contre la modernisation du statut des femmes afin de garantir le respect de l’autorité patriarcale dans les domaines de la sphère privée et publique et d’éviter toute démocratisation de la société. Ils prétendent qu’une modernisation trop rapide engendrerait désordre et chaos et porterait atteinte à la cohésion et la stabilité nationale et religieuse. Ils décrivent les revendications des femmes comme des transgressions à l’origine des maux contemporains de la société ce qui n’est qu’une manière d’éviter la remise en question de « l’harmonie matrimoniale fondée sur la domination de l’homme [3]KIAN-THIÉBAUT Azadeh,« L’islam, les femmes et la citoyenneté », Pouvoirs, vol. 104, n°1, 2003, p. 71-84. ».
La Constitution de la République islamique témoigne de la prévalence du religieux [4]Les articles 4, 8 et 20 de la Constitution traduite par PAPAN-MATIN Firoozeh, The Constitution of the Islamic Republic of Iran (1989 Edition), Iranian Studies, 47:1, 2014, p. 159-200. sur le politique incarnant l’autorité absolue qui prône l’égalité des sexes « mais la conditionne au respect des préceptes religieux [5]KIAN-THIÉBAUT Azadeh, Les femmes iraniennes entre Islam, État et famille, Maisonneuve & Larose, 2002, p. 78. ». La plupart des membres du clergé qui interprètent ces préceptes vont privilégier une vision conservatrice et obscurantiste de l’islam sous prétexte que « Dieu les [femmes] avait privées de certains droits et qu’aucune instance en ce bas monde ne pouvait modifier la chose [6]HOODFAR Homa et SADR Shadi, « Iran : politiques islamiques et femmes en quête d’égalité », Cahiers du Genre, vol. hs 3, n° 3, 2012, p. 47-67. » . Dans un pays où le code pénal repose sur l’interprétation de la charia qui légitime leur séparation au nom de la sauvegarde d’une société musulmane vertueuse dépourvue de décadence et de corruption, l’égalité des sexes est illusoire. L’identité religieuse prévaut sur la liberté des femmes dont le devoir est d’élever ses enfants dans le respect de la religion. Or, comme l’avance Chahla Chafiq, la religion est misogyne et repose sur « la hiérarchisation des sexes [qui] offre à l’islamisme la colonne vertébrale d’un ordre fondé sur l’obéissance [7]Entretien de CHAFIQ Chahla mené par KACI Mina, « Les intégristes sont obsédés par le corps des femmes », L’Humanité, 21/11/2016, disponible sur : … Continue reading ».
Cette exploitation du religieux montre bien que le débat sur l’évolution de la condition des femmes est avant tout politique. La définition des droits et des interdits des Iraniennes est une question stratégique exploitée par l’État qui adapte son discours en fonction des circonstances politiques comme les périodes électorales ou celles de tensions sociales. Les débats sur la condition des femmes révèlent les divisions au sein du paysage politico-religieux entre les réformateurs qui veulent faire évoluer la société vers une modernisation plus prononcée et les conservateurs qui défendent une identité nationale religieuse dont la perpétuité repose en partie sur des normes restrictives à l’encontre des femmes. Sous la présidence de Hachemi Rafsandjani (1989-1997), la loi sur le divorce est révisée, les femmes juges réintégrées dans les tribunaux de la famille et le Bureau des affaires des femmes rétabli. Sous Mohammad Khatami (1997-2005), il y a un assouplissement du contrôle de la police des mœurs et « un changement de perception de l’élite réformatrice [8]KIAN-THIÉBAUT Azadeh, Les femmes iraniennes entre Islam, État et famille, Maisonneuve & Larose, 2002, p. 96. » par rapport aux capacités des femmes.
Dans l’optique d’atténuer les revendications, le gouvernement autorise l’activité professionnelle des femmes tout en respectant une ségrégation genrée de l’espace public qui conforte la domination patriarcale. Comme l’explique Azadeh Kian-Thiébaut, « la forme et la nature des interactions entre les femmes et les autorités varient selon l’enjeu, le type des revendications et la catégorie des femmes qui les exprime, et le soutien que la population féminine réserve à ces initiatives [9]KIAN-THIÉBAUT Azadeh, Les femmes iraniennes entre Islam, État et famille, Maisonneuve & Larose, 2002, p. 231. ». Le pragmatisme du gouvernement est également décrit par Amélie Chelly [10]Entretien réalisé avec Madame CHELLY Amélie, mené le 05 juin 2018. à travers la priorité donnée à sa crédibilité en s’assurant que la société reste sous l’autorité de la République islamique. Bernard Hourcade considère qu’un des secrets de la longévité du régime réside « dans sa capacité à comprendre ce qui se passe et à être capable par la répression et les compromis de trouver des solutions pour essayer de durer dans le temps [11]DELORME Florian, intervenants SALAMATIAN Ahmad, HOURCADE Bernard, CHAFIQ Chahla, Iran : 40 ans de révolution (1/4), Une théocratie qui plie mais ne rompt pas, France culture, 04/02/2019, 58 min., … Continue reading ». Une attitude indispensable compte tenu du « décalage entre la présence visible des femmes au sein de la société et leur infériorisation affichée dans les lois [12]CHAFIQ Chahla, « L’islamisme à l’épreuve du genre », Islam politique, sexe et genre, Presses Universitaires de France, 2011, p. 151-184. ».
Les mesures gouvernementales prises à l’encontre des Iraniennes dépendent aussi des relations internationales entretenues par le pays, la
manière dont l’Iran pense son rapport au monde et l’image que le pays veut véhiculer. Ceci est illustré par l’importance des femmes iraniennes présentes dans les instance internationales, importance censée renforcer l’image diplomatique du pays. Avec l’accord sur le nucléaire iranien, le président Hassan Rohani souhaitait attirer des investissements étrangers pour dynamiser l’économie du pays. Il avait également promis d’adopter une politique plus souple envers les femmes [13]KIAN-THIÉBAUT Azadeh, « Présidentielle en Iran : les femmes à l’offensive », The Conversation, 15/05/2017, disponible sur : … Continue reading. Or sa volonté est prise en étau entre deux dynamiques antagonistes, d’un coté son électorat féminin et de l’autre les conservateurs au pouvoir qui peuvent l’évincer s’il va trop loin. La réaction de l’ayatollah Ahmad Jannati, président du conseil des Gardiens, en dit long sur les craintes des conservateurs vis-à-vis de l’ouverture approfondie du pays : « Attention à ce que la question des femmes et de l’égalité des sexes ne soit pas posée demain ! [14]BEAUGÉ Florence, « Rien n’arrêtera les Iraniennes », Manière de voir, décembre 2016/janvier 2017, n°150, p. 24. ». Le contrôle du statut des femmes incarne donc un enjeu primordial pour les autorités qui pressentent que donner du lest aux femmes pourrait déclencher un mouvement de libéralisation général qui amoindrirait leur champ d’intervention. En effet, l’injustice de leur condition et la violence de leur répression a favorisé la naissance d’une solidarité entre les femmes qui promeuvent leurs droits à plus de liberté et d’autonomie, au grand dam du gouvernement qui n’y est pas imperméable.
Pour citer cet article : Deborah Rouach, ” Comprendre les mutations qui affectent l’Iran à travers la question de la condition des femmes”, Mémoire de master, sous la direction de M. Thierry Coville, Iris Sup’, 2019, 56 p.
References
↑1 | ADELKHAH Fariba, Les paradoxes de l’Iran : idées reçues sur la République islamique, le Cavalier bleu, 2016. p. 29. |
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↑2 | KIAN-THIÉBAUT Azadeh, Les femmes iraniennes entre Islam, Etat et famille, Maisonneuve & Larose, 2002. p.100. |
↑3 | KIAN-THIÉBAUT Azadeh,« L’islam, les femmes et la citoyenneté », Pouvoirs, vol. 104, n°1, 2003, p. 71-84. |
↑4 | Les articles 4, 8 et 20 de la Constitution traduite par PAPAN-MATIN Firoozeh, The Constitution of the Islamic Republic of Iran (1989 Edition), Iranian Studies, 47:1, 2014, p. 159-200. |
↑5 | KIAN-THIÉBAUT Azadeh, Les femmes iraniennes entre Islam, État et famille, Maisonneuve & Larose, 2002, p. 78. |
↑6 | HOODFAR Homa et SADR Shadi, « Iran : politiques islamiques et femmes en quête d’égalité », Cahiers du Genre, vol. hs 3, n° 3, 2012, p. 47-67. |
↑7 | Entretien de CHAFIQ Chahla mené par KACI Mina, « Les intégristes sont obsédés par le corps des femmes », L’Humanité, 21/11/2016, disponible sur : https://www.humanite.fr/chahla-chafiq-les-integristes-sont-obsedes-par-le-corps-des-femmes-618689 |
↑8 | KIAN-THIÉBAUT Azadeh, Les femmes iraniennes entre Islam, État et famille, Maisonneuve & Larose, 2002, p. 96. |
↑9 | KIAN-THIÉBAUT Azadeh, Les femmes iraniennes entre Islam, État et famille, Maisonneuve & Larose, 2002, p. 231. |
↑10 | Entretien réalisé avec Madame CHELLY Amélie, mené le 05 juin 2018. |
↑11 | DELORME Florian, intervenants SALAMATIAN Ahmad, HOURCADE Bernard, CHAFIQ Chahla, Iran : 40 ans de révolution (1/4), Une théocratie qui plie mais ne rompt pas, France culture, 04/02/2019, 58 min., consulté le 10/02/2019. |
↑12 | CHAFIQ Chahla, « L’islamisme à l’épreuve du genre », Islam politique, sexe et genre, Presses Universitaires de France, 2011, p. 151-184. |
↑13 | KIAN-THIÉBAUT Azadeh, « Présidentielle en Iran : les femmes à l’offensive », The Conversation, 15/05/2017, disponible sur : https://theconversation.com/presidentielle-en-iran-les-femmes-a-loffensive-77348 |
↑14 | BEAUGÉ Florence, « Rien n’arrêtera les Iraniennes », Manière de voir, décembre 2016/janvier 2017, n°150, p. 24. |