Les religions monothéistes et leurs rapports à l’avortement : états des lieux d’une situation plus complexe qu’il n’y paraît (1/3)
07.05.2020
Par Armand Taï
Aujourd’hui, le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est acquis constitutionnellement pour les femmes dans la majeure partie des pays occidentaux, et l’accès à cet acte leur est le plus souvent facilité.
Cependant, nombreuses sont les régions du monde ne reconnaissant pas comme un droit la possibilité pour une femme d’avorter. Si ce n’est pas toujours le cas, le facteur religieux en est souvent la cause. En effet, la religion jouit encore d’une forte influence non seulement sur les sociétés mais aussi sur les systèmes étatiques. Pour cette raison, il est important d’étudier les positions des religions monothéistes et de leurs représentants sur l’avortement afin de comprendre pourquoi dans certaines régions du monde l’avortement est mal perçu voire criminalisé.
Il convient de ne pas voir la position religieuse sous un prisme homogène. Comme nous le verrons par la suite, l’opinion sur l’avortement n’est pas toujours uniforme au sein d’une même religion et peut être soumise à de nombreux avis divergents. Cette série d’états des lieux sera divisée en trois parties, chaque partie correspondant à une religion monothéiste différente (Islam, Christianisme et Judaïsme). Pour commencer cette série, nous verrons les différents avis de l’Islam et de ses représentants religieux, qu’ils soient chiites ou sunnites, concernant l’avortement.
La position du Coran sur l’avortement ne fait pas l’unanimité auprès de tous les théologiens musulmans. Certains versets dénoncent l’infanticide, dont notamment la sourate 6 verset 137 du Coran : « Et c’est ainsi que leurs divinités ont enjolivé à beaucoup d’associateurs le meurtre de leurs enfants, afin de les ruiner et de travestir à leurs yeux leur religion. Or si Allah voulait, ils ne le feraient pas. Laisse-les donc, ainsi que ce qu’ils inventent » ou encore la sourate 6 verset 140 du Coran « Ils sont certes perdants, ceux qui ont, par sottise et ignorance tué leurs enfants, et ceux qui ont interdit ce qu’Allah leur a attribué de nourriture, inventant des mensonges contre Allah. Ils se sont égarés et ne sont point guidés ». L’enterrement vivant de jeunes bébés de sexes féminins étaient courants à l’époque préislamique en Arabie ce que ces versets condamnent fortement. Outre l’infanticide, de nombreux théologiens comprennent également ces versets comme des interdictions d’avorter. Les théologiens chiites ou sunnites se basent donc le plus souvent sur les hadiths[1]Paroles du Prophète de l’Islam pour justifier leurs positions sur l’avortement[2]Yasser Alamri, “Islam and Abortion”, Journal of the Islamic Medical Association of North America, Volume 43, Mars 2011..
L’Islam chiite et l’avortement
L’Islam chiite est la religion d’État de la République Islamique d’Iran et la religion majoritaire en Irak, au Bahreïn, en Azerbaïdjan et au Liban et représente une importante minorité des croyants musulmans dans les pays de la Péninsule Arabique et du sous-continent indien. Sans se concentrer sur leurs différences théologiques avec les Sunnites, il est important de signaler la présence importante d’un clergé très hiérarchisé chez les Chiites qui n’existe pas chez leurs coreligionnaires. L’interprétation de la religion chez les Chiites revient donc aux Ayatollahs, les plus hauts représentants du clergé que les croyants doivent suivre afin de pouvoir appliquer correctement leurs obligations religieuses.
En plus du Coran, les savants chiites tirent leurs opinions sur l’IVG des hadiths[3]Hadiths : traditions orales. authentiques remontant au Prophète Muhammad et des Imams chiites.[4]C’est une différence entre les Chiites et les Sunnites. En plus du Prophète de l’Islam, les chiites prennent leurs traditions d’Imams considérés comme étant son successeur direct. Un hadith remontant au Prophète de l’Islam parle de l’IVG en ces termes « Lorsque deux choses interdites se rencontrent [sur une personne], alors le moindre sera sacrifié pour le plus grand ».[5]Sayyid Muhammad Rizvi, “Marriages and Morals in Islam”, Al-Islam.org, disponible sur : … Continue reading De nombreux savants chiites considèrent à partir de cette narration que dans le cas présent, nous sommes confrontés à deux interdits : soit procéder à un avortement, soit laisser mourir la mère. Selon les théologiens cette dernière est supérieure au premier ; par conséquent, l’avortement est autorisé pour sauver la personne vivante.
Toutefois selon le grand Ayatollah Ali Al-Sistani, le religieux le plus écouté parmi les Chiites notamment irakiens, l’avortement est haram[6]Haram: terme islamique voulant dire « interdit ». dans pratiquement tous les cas de figure. La seule exception faite étant le cas où la naissance d’un enfant pourrait mettre en danger la vie de la mère. Cependant, même dans ce cas l’avortement ne doit pas avoir lieu après quatre mois de grossesse, avant cette période le fœtus n’aurait pas encore d’âme. Au-delà de ce délai, l’avortement est considéré comme étant haram. Si jamais un avortement est malgré tout pratiqué, la ou les personnes responsables de cet acte, à savoir le médecin, le mari ou l’épouse selon les circonstances, paie(nt) une compensation financière appelée diya ou « prix du sang[7]Mahmoud Abbasi, Ehsan Shamsi Gookshi et Neda Allahbedashti, « Abortion in Iranian Legal System », Department of Medical Ethics of Shahid Beheshti University of Medical Sciences in Tehran, Février … Continue reading». À noter que cette compensation peut varier selon la période de grossesse à laquelle l’IVG a été pratiquée ou selon les éventuels handicaps et malformations du fœtus[8]Site official de l’Ayatollah Ali Sistani, « Questions and Answers about abortion », disponible sur : https://www.sistani.org/english/qa/01121/.
L’Ayatollah Fadlallah, religieux libanais aujourd’hui décédé mais dont les enseignements et écrits sont encore très suivis par les Libanais chiites, avait une opinion assez similaire malgré quelques points de vue divergents. Il considère cependant comme licite l’avortement d’une femme qui serait tombée enceinte à la suite d’un adultère ou d’une autre relation sexuelle non permise par la Charia, ce qui engendrerait de graves conséquences sociales pour la femme dans le lieu où elle vit voire la mettrait en danger de mort[9]« Abortion », Baynat Institution de l’Ayatollah Mohammed Fadlallah, disponible sur: http://english.bayynat.org.lb/Family/Family_Abortion.htm.
Enfin, l’Ayatollah Ali Khamenei, le Guide Suprême de la République Islamique d’Iran, considère l’avortement comme possible même après quatre mois de grossesse si la vie de la mère est menacée et si le bébé qui viendra au monde serait « mort-né[10]“The Grand Ayatollah Khamenei’s Fatwa about Abortion”, 06/07/2017, Shafaqna, disponible sur: https://en.shafaqna.com/49777/the-grand-ayatollah-khameneis-fatwa-about-abortion/».
L’Islam sunnite et l’avortement
Pour l’Islam sunnite, les avis sur l’avortement sont très divers mais tout aussi conservateurs. Ainsi les quatre écoles principales de l’Islam sunnite, Chaféite, en Indonésie et en Afrique de l’Est ; Hanbalisme, dans la Péninsule Arabique ; Hanafite, en Turquie, en Asie centrale et dans le sous-continent Indien et Malékite, au Maghreb et en Afrique de l’Ouest, s’accord
ent avec l’avis majoritaire dans l’Islam Chiite qui établit la limite des quatre mois de grossesse pour procéder à une IVG.
Tout comme dans l’Islam Chiite, les savants sunnites basent leurs opinions concernant l’avortement principalement sur des hadiths. Un hadith jugé comme étant authentique rapporte cette parole du Prophète Muhammad : « En ce qui concerne votre création, chacun de vous est recueilli dans le ventre de sa mère pendant les 40 premiers jours, puis il devient un caillot pendant 40 jours supplémentaires, puis un morceau de chair pendant 40 jours supplémentaires. Alors Allah envoie un ange pour insuffler l’âme dans son corps[11]Sahih Muslim hadith numero 2643».
Néanmoins, il existe des divergences entre les différentes écoles sur la période limite à laquelle un avortements peut être pratiqué allant du premier au quatrième mois de grossesse. Les Malékites, rejettent tout moyen d’avortement quelques soient les circonstances dès le début même de la grossesse et toute personne ayant recourt à un avortement devra payer une diya, aucune autre pénalité n’est en vigueur[12]Ibrahim Sayed, “Abortion”, Islamic Research Foundation International Inc. URL: http://www.irfi.org/articles/articles_101_150/abortion.htm. Les Hanafites sont plus libéraux et permettent l’avortement jusqu’au quatrième mois de grossesse en cas de viols ou de dangers pour la vie de la mère. Les Chaféites et les Hanbalites permettent l’avortement dans ces cas de figures seulement lors du premier mois de grossesse. Or, il y a une divergence interne chez les Chaféites et les Hanbalites sur la possibilité ou non d’avorter lors des second et troisième mois de grossesse[13] Omar Suleiman, “Islam and the abortion debate”, Yaqeen Institue, 20/03/2017. URL:https://yaqeeninstitute.org/omar-suleiman/islam-and-the-abortion-debate/. Ces avis sont confirmés par des religieux influents de l’Islam sunnite, tel que le grand imam de Al-Azhar en Egypte[14]Al-Azhar Grand Imam lashes out abortion, globalization”, Egypt Independent, 01/03/2017. URL: https://egyptindependent.com/al-azhar-grand-imam-lashes-out-against-abortion-globalization/ et Yusuf Al-Qaradawi[15]« Abortion from an islamic perspective », Islam Online Archive, URL: https://archive.islamonline.net/1184, régulièrement cité comme étant un des Musulmans les plus influents au monde et comme la vitrine des Frères Musulmans au Qatar[16]32éme musulman le plus influent du monde selon le classement « The world’s 500 most influent muslims 2020 ».
Par ailleurs, si aujourd’hui des pays musulmans autorisent l’avortement plus libéralement, comme la Tunisie, la Turquie ou de nombreux pays de l’ex-URSS, c’est en raison d’un passé fortement laïc imposé par les anciens dirigeants de ces pays au détriment des traditions musulmanes locales, notamment Habib Bourguiba en Tunisie, Mustafa Kemal Atatürk en Turquie, les régimes communistes dans les ex-pays de l’URSS.
En conclusion, pour la majorité des courants religieux islamiques, tout avortement réalisé à la suite d’un inceste ou d’un viol, pour des raisons financières ou jugées peu importantes comme la non-volonté de devenir parents, des questions professionnelles et/ou pratiques, est jugé comme étant haram et toute personne ayant commis un ou plusieurs avortement(s) devront payer une amende aux autorités compétentes. La majeure partie des pays musulmans n’interdisent donc pas totalement l’avortement mais le restreignent fortement pour l’autoriser uniquement lors de cas graves. Il n’en reste pas moins qu’il y a autant d’opinions concernant l’Islam qu’il y a d’écoles théologiques. Nous avons pu voir que si aucune école juridique musulmane n’autorise l’IVG de manière aussi ouverte qu’en France, il y a malgré tout des branches plus libérales que d’autres. Comme nous le verrons prochainement l’avortement est également une intervention qui suscite des opinions très diverses dans les autres religions monothéistes.
Pour citer cet article : Taï Armand, « Les religions monothéistes et leurs rapports à l’avortement : états des lieux d’une situation plus complexe qu’il n’y paraît (1/3) », 07.05.2020, Institut du Genre en Géopolitique.
References
↑1 | Paroles du Prophète de l’Islam |
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↑2 | Yasser Alamri, “Islam and Abortion”, Journal of the Islamic Medical Association of North America, Volume 43, Mars 2011. |
↑3 | Hadiths : traditions orales. |
↑4 | C’est une différence entre les Chiites et les Sunnites. En plus du Prophète de l’Islam, les chiites prennent leurs traditions d’Imams considérés comme étant son successeur direct. |
↑5 | Sayyid Muhammad Rizvi, “Marriages and Morals in Islam”, Al-Islam.org, disponible sur : https://www.al-islam.org/marriage-and-morals-islam-sayyid-muhammad-rizvi/chapter-four-contraceptives-abortion#d-abortion |
↑6 | Haram: terme islamique voulant dire « interdit ». |
↑7 | Mahmoud Abbasi, Ehsan Shamsi Gookshi et Neda Allahbedashti, « Abortion in Iranian Legal System », Department of Medical Ethics of Shahid Beheshti University of Medical Sciences in Tehran, Février 2014. |
↑8 | Site official de l’Ayatollah Ali Sistani, « Questions and Answers about abortion », disponible sur : https://www.sistani.org/english/qa/01121/ |
↑9 | « Abortion », Baynat Institution de l’Ayatollah Mohammed Fadlallah, disponible sur: http://english.bayynat.org.lb/Family/Family_Abortion.htm |
↑10 | “The Grand Ayatollah Khamenei’s Fatwa about Abortion”, 06/07/2017, Shafaqna, disponible sur: https://en.shafaqna.com/49777/the-grand-ayatollah-khameneis-fatwa-about-abortion/ |
↑11 | Sahih Muslim hadith numero 2643 |
↑12 | Ibrahim Sayed, “Abortion”, Islamic Research Foundation International Inc. URL: http://www.irfi.org/articles/articles_101_150/abortion.htm |
↑13 | Omar Suleiman, “Islam and the abortion debate”, Yaqeen Institue, 20/03/2017. URL:https://yaqeeninstitute.org/omar-suleiman/islam-and-the-abortion-debate/ |
↑14 | Al-Azhar Grand Imam lashes out abortion, globalization”, Egypt Independent, 01/03/2017. URL: https://egyptindependent.com/al-azhar-grand-imam-lashes-out-against-abortion-globalization/ |
↑15 | « Abortion from an islamic perspective », Islam Online Archive, URL: https://archive.islamonline.net/1184 |
↑16 | 32éme musulman le plus influent du monde selon le classement « The world’s 500 most influent muslims 2020 » |