La représentation des héroïnes dans les dystopies Young Adult : entre empowerment des femmes, stéréotypes de genre et soft power des États-Unis

Temps de lecture : 16 minutes

La représentation des héroïnes dans les dystopies Young Adult : entre empowerment des femmes, stéréotypes de genre et soft power des États-Unis

01.01.2021
Lysiane Colin
La littérature dystopique YA (Young Adult) et ses adaptations audiovisuelles ont le vent en poupe depuis une quinzaine d’années. Ce qui unit nombre de ces univers à succès (The Hunger Games, Divergent, The Selection, etc.[1]) réside dans la figure de l’héroïne. Toutes ces dystopies racontent le voyage d’une jeune femme qui se bat contre un pouvoir autoritaire pour essayer d’arriver à un monde plus égalitaire. Ces fictions sont décrites par beaucoup de critiques et d’universitaires comme une montée du féminisme au sein du genre littéraire. Pourtant, malgré de nombreuses remises en question des normes féminines par ces héroïnes, bon nombre de stéréotypes de genre y restent encore ancrés. Ces récits ne peuvent donc pas être définis comme purement féministes, mais plutôt comme un premier pas vers un empowerment[2] féminin.
La littérature YA et leurs héroïnes
Les dystopies YA ont explosé dans les années 2000. De The Hunger Games à Divergent, de Uglies à The Selection ou Maze Runner[3], ce genre littéraire a rencontré un énorme succès mondial et de nombreuses trilogies et sagas ont été adapté sur grand écran[4].
Avant de passer aux exemples de dystopies YA dont il est question dans cet article, il est important de définir deux concepts-clés : la littérature YA et le genre dystopique. La littérature YA a pour public cible les adolescent.e.s (14 ans et plus) ainsi que les jeunes adultes et traite de sujets tels que les relations amoureuses, la sexualité, l’identité en crise, et contient parfois des gros mots[5]. La narration des YA suit la structure suivante : un.e jeune adolescent.e qui, dans son parcours, va rencontrer des moments de crises et des difficultés qui le.la poussera à aller au-delà des frontières afin de grandir et de découvrir sa vraie identité[6].
Le genre dystopique est quant à lui présent dans plusieurs catégories littéraires – ce genre s’étendant aussi à tout récit, littéraire ou audiovisuel – et a trouvé un franc succès ces dernières années du côté des livres YA. Quant au terme de dystopie, il est défini comme une utopie qui a échoué parce que celle-ci a été imposée par un petit groupe envers la majorité de la population, conduisant à des violences, des inégalités et des châtiments. Les fictions dystopiques montrent donc un monde qui se dégrade dû à l’oppression et au contrôle autoritaire du pouvoir sur ces citoyen.ne.s[7]. Néanmoins, les dystopies vont au-delà du fictif afin de critiquer la société actuelle en montrant une vision déformée et négative de ce que la société pourrait devenir si elle continuait sur sa lancée (sur les questions technologiques, écologiques, sociales, de genre, etc.).
Bien que de nombreuses trilogies et sagas littéraires fassent partie du genre dystopique YA, il ne sera question – dans cet article – que de celles ayant pour protagoniste une héroïne. En effet, la question qui est posée ici est d’analyser la façon dont les fictions dystopiques YA représentent leur héroïne dans une perspective de genre : brisent-elles les stéréotypes féminins ou réitèrent-elles les représentations traditionnelles des personnages féminins ? Autrement dit, les héroïnes contemporaines des dystopies sont-elles une révolution dans les représentations culturelles ou restent-elles enfermées dans des stéréotypes de genre ? Afin de répondre à cette question, deux trilogies et une saga – toutes écrites par des femmes – formeront le corpus d’analyse :  The Hunger Games[8], Divergent[9], et The Selection[10]. Tous ces univers placent leur intrigue dans un monde postapocalyptique, sur le territoire états-unien. Enfin, deux prémisses sont à mettre en évidence. Premièrement, et même si cet article intègre plusieurs exemples de dystopies YA, l’analyse portera essentiellement sur The Hunger Games. Ensuite, la littérature – à la base de ces univers – ainsi que ses adaptations cinématographiques seront prises en compte.

Les thématiques des dystopies
Avant de rentrer dans l’analyse genrée des dystopies YA, il est important de souligner les grandes thématiques abordées dans ce genre littéraire. Comme expliqué précédemment, les dystopies servent de commentaire social, politique, économique, technologique et/ou médiatique quant à la société actuelle. Elles dénoncent les problèmes de celle-ci et imaginent les conséquences néfastes sur les citoyen.ne.s, l’environnement et la politique si la société continue d’évoluer dans la même direction. On retrouve plusieurs thèmes récurrents dans ces histoires, plusieurs de ceux-ci étant utilisés au sein d’un même récit : la critique du capitalisme et de la surconsommation (The Parable of the Sower d’Octavia Butler[11]), la destruction de l’environnement (Empty de Suzanne Weyn), le contrôle et l’oppression du pouvoir (The Hunger Games de Suzanne Collins), le conformisme (Uglies de Scott Westerfeld[12]), la division par classes (Divergent de Veronica Roth, The Hunger Games), la survie (Maze Runner de James Dashner), la technologie (The Giver de Lois Lowry[13]), les standards de beauté féminine (The Selection de Kiera Cass, Uglies), la surexposition médiatique (The Hunger Games, The Selection), la violence comme divertissement (The Hunger Games), etc.
Certains de ces thèmes ont un lien évident avec les questions de genre (et par alliance, l’intersectionnalité[14]) : l’oppression du pouvoir souvent patriarcal, les standards de beauté réduisant le corps féminin à un objet de regard, la surexposition médiatique poussant à la performance de genre[15], la destruction de la nature par la technologie appelant dans certains cas à un essentialisme du féminin, et enfin l’inégalité des classes sociales qui permet de développer des personnages intersectionnels. Ce rapport entre les thématiques et les questions de genre est souligné dans les dystopies YA mettant en scène une héroïne comme protagoniste[16]. Il est donc intéressant d’analyser la façon dont ces récits incorporent les questions de genre au travers de leur héroïne afin de savoir s’ils remettent en question ou renforcent les stéréotypes traditionnels des personnages féminins de fiction.
Remise en question des représentations traditionnelles de genre par les héroïnes…
Les dystopies YA comme Divergent, The Hunger Games et The Selection basent leur évolution narrative sur le concept du « voyage du héros » au travers d’un protagoniste féminin. Le concept du « hero’s journey » est développé par Joseph Campbell en 1949 afin de montrer l’universalité de l’évolution narrative du héros de fiction ; cette notion étant principalement associée à un protagoniste masculin solitaire traditionnellement blanc qui deviendra un guerrier au travers de son voyage narratif[17]. D’après Maureen Murdock, les autrices s’emparent d’un processus narratif « masculin » afin de l’appliquer à des héroïnes, redéfinissant ce concept en termes de genre : une narration centrée sur un voyage thérapeutique vers la féminité plutôt qu’un voyage vers la bravoure et le courage (vu comme des attributs dit masculins)[18]. Le voyage de l’héroïne permet à cette dernière de se réconcilier avec sa féminité tout en gardant sa part de masculinité ; l’héroïne apprend donc à se connaître elle-même et développe sa vraie identité au travers d’un voyage semé de conflits et d’actions[19]. L’héroïne commence par rejeter sa féminité pour un soi masculin, mais découvre – au travers de toute une série d’épreuves – comment renouer avec sa féminité sans perdre son côté plus masculin, ce qui permet au personnage féminin de rejeter les règles sociétales oppressantes pour en créer de nouvelles.
Un autre élément de remise en question des représentations de personnages féminins concerne l’incorporation de traits masculins dans la personnalité des héroïnes, remettant en cause la binarité genrée. À noter que, si ces traits genrés sont naturalisés avec le temps, il faut les comprendre comme une construction sociale genrée qui a servi à créer une dualité inégalitaire entre hommes et femmes. On retrouve dans leurs traits dit « masculins » : une confiance et une assurance de soi, une autonomie, un comportement actif et dynamique envers les épreuves à traverser, une force physique et psychologique, une agilité avec les armes, l’utilisation de la violence pour survivre, une voix qui est écoutée, un rôle non domestique, etc.[20]. L’héroïne de The Hunger Games, Katniss, est présentée comme une chasseresse, aptitude héritée de son père, et n’a pas suivi sa mère dans les tâches ménagères ; c’est elle qui ramène l’argent et la nourriture à la maison depuis le décès de son père, devenant donc la breadwinner[21] de la famille (un rôle typiquement masculin) ; elle est très agile avec un arc et des flèches ; et enfin, c’est elle qui décide de s’engager dans les Jeux afin de sauver sa petite sœur, prenant en main son destin et protégeant sa famille par la même occasion. Son corps est fort, endurant et rapide ; elle fait preuve de sang-froid et évite de passer par ses émotions avant d’agir ; enfin, elle fait figure d’autorité au sein de sa famille[22]. Dans l’arène, son seul but est de survivre, faisant usage de la violence afin de sauver sa peau ; elle devient le symbole de la rébellion en agissant contre le pouvoir du Capitole ; et à la fin de ses premiers Jeux, son choix lui permet de sauver Peeta et elle-même, devenant ainsi les premiers à gagner les Jeux à deux (créant donc une nouvelle règle).
Au-delà de la mise à néant de la binarité genrée, Suzanne Collins utilise dans The Hunger Games la notion de performativité de genre, développée par Judith Butler. Son héroïne se construit une personnalité, un discours et une apparence féminine afin de correspondre aux attentes du Capitole ; mais cette présentation n’est en rien la vraie identité de la protagoniste[23]. En effet, les moments où « Katniss apparaît comme véritablement ‘féminine’ sont ceux où elle joue le rôle qui est attendu d’elle[24] », l’héroïne jouant donc de son genre non pour son propre plaisir mais afin de survivre (ce jeu lui permettant d’avoir des vivres dans l’arène). Katniss démontre que le genre est une performance, balayant l’idée traditionnelle que le genre est naturel et non acquis. Cette performance démontre la construction du genre mais aussi la critique des normes de féminité traditionnelles, en montrant ce que la société attend d’une femme (la performance de genre de Katniss) ainsi que les vrais traits qu’une femme peut avoir (la vraie personnalité de l’héroïne : plus masculine, active, forte et résiliente).

Dans la continuité de la subversion de genre, les héroïnes de Divergent, The Hunger Games et The Selection rejettent les standards de beauté féminine concernant la tenue de leur corps ou les vêtements portés. Dans l’optique de la performativité de genre, les héroïnes de The Hunger Games et The Selection – Katniss et America – « rejettent la mascarade féminine[25] » au sein de leur propre identité, en ne se soumettant aux normes corporelles que lorsqu’elles performent leur féminité face aux caméras. Par cette opposition active face à la féminité traditionnelle, les deux héroïnes dénaturalisent les standards de beauté en montrant la construction de ceux-ci, tout en déconstruisant en même temps les genres masculin et féminin (une femme pouvant par exemple avoir des vêtements dits « masculins » sans pour autant être un homme). De plus, le corps de Katniss à la fin de la trilogie montre une nouvelle représentation du corps féminin : une surface qui n’est pas lisse, marquée par le temps, les blessures, les brûlures et les traumatismes[26].
Un autre trait important de la remise en question des normes genrées tient dans le pouvoir d’agency[27] des héroïnes. En effet, lorsqu’elles se rebellent contre les normes sociétales (via leurs actions, leurs gestes ou leurs discours), elles posent des actions de leur propre chef afin de questionner l’autorité. L’autrice de Divergent, Veronica Roth, va plus loin en faisant de son héroïne Tris un individu « divergent », sortant donc des cinq catégories sociales imposées par la société dans laquelle elle vit. L’héroïne n’est donc pas seulement rebelle par ses actions, mais aussi au travers de la personne qu’elle est. Les trois héroïnes utilisent plusieurs mécanismes actifs afin de remettre en question les règles sociétales et le pouvoir autoritaire, cassant donc avec le stéréotype du comportement passif attendus des femmes et prenant du pouvoir via leurs actions (comportements normalement apposés aux personnages masculins).

Une autre grande fracture avec la représentation stéréotypée des personnages féminins se trouve dans l’absence de regard sexualisant sur Tris et Katniss. Les femmes font souvent l’objet du « male gaze », un terme développé par Laura Mulvey afin d’expliquer comment le corps des personnages féminins sont définis comme des objets de désir sexuel[28]. Toutefois, les héroïnes de Divergent et The Hunger Games sont exemptes de cette sexualisation, dans le regard de la société fictive, et dans une certaine mesure de celui du public réel. Elles ne représentent donc pas un sex symbol pour leur société[29]. Plutôt, elles sont un symbole de résistance face au pouvoir établi : un danger pour le gouvernement et un espoir pour la population.
Enfin, un trait important apporté à l’héroïne de The Hunger Games, contrairement à Divergent et The Selection, concerne le renvoi au second plan des relations amoureuses et de la maternité. Pour Katniss, l’essentiel est de survivre : « elle préfère courir après les animaux plutôt que les garçons[30] ». Traditionnellement, alors que l’instinct de survie est lié aux personnages masculins (relié à la figure de l’animal), les personnages féminins sont associés à la maternité (attachée à l’image de « Mère-Nature »). Katniss contrevient donc au récit traditionnel de la représentation féminine qui se centre sur la relation amoureuse et l’envie de maternité de la protagoniste. Contrairement à la saga Twilight ou à la trilogie Divergent, Katniss ne pense pas à l’amour, ce dernier n’étant utilisé par l’héroïne que comme une tactique afin d’avoir les faveurs des spectateur.rice.s des Jeux et de survivre. Au travers de ces différents exemples de rejet des représentations féminines traditionnelles, Katniss – tout comme les deux autres héroïnes, Tris et America – « offre[nt] une image de force et d’indépendance associée au féminin, ce qui permet de défier le statu quo des représentations [de genre] offertes par la science-fiction[31] ».
… Mais persistance d’autres stéréotypes de genre
Malgré un dépassement des rôles traditionnels genrés concernant plusieurs aspects du comportement, du corps et de la personnalité des trois héroïnes, ces dystopies YA tombent toutefois dans certains pièges qui renforcent les stéréotypes féminins au lieu de les combattre.
Premièrement, pour revenir au concept du « voyage de l’héroïne », bien que ces héroïnes soient émancipées, fortes et automnes au début de leur parcours, elles finissent toute dans une relation amoureuse hétérosexuelle, parfois même avec des enfants. Cette fin contrevient à leur personnalité de départ, qui faisait d’elles des exemples de féminisme et de redéfinition du genre. S’il est vrai qu’elles déconstruisent les stéréotypes genrés en combattant le pouvoir autoritaire au travers de traits masculins, il est aussi important de souligner leur évolution narrative. Dans The Hunger Games, alors que Katniss réussit à détourner les règles du Capitole et à destituer deux tyrans (le Président Snow et la présidente de la résistance) au travers de sa personnalité genrée hybride, l’épilogue de la trilogie la voit mariée à Peeta, regardant grandir leurs enfants dans un nouveau monde. Ce retour à un portrait traditionnel féminin et hétérosexuel rend vain l’évolution de l’héroïne, donnant un « destin assez convenu à une héroïne hors du commun[32] ».
Dans une visée plus intersectionnelle, les trois héroïnes sont prises dans un triangle amoureux hétérosexuel, renforçant une autre grande tradition littéraire, non seulement dans les stéréotypes de personnages féminins mais aussi dans ceux de l’orientation sexuelle. Enfin, les questions de racisme sont invisibilisées, exemplifiant le contexte post-racial[33] dans lequel s’ancre la société états-unienne actuelle. Toutes les héroïnes analysées sont caucasiennes dans les adaptations cinématographiques, étant le résultat d’un white-washing pour les besoins du film ou simplement de leur description dans la littérature[34].

Un deuxième exemple de la persistance des stéréotypes de genre se trouve dans la valeur maternelle implicite portée par l’héroïne de The Hunger Games. Comme décrit précédemment, Katniss est une jeune femme forte, automne et tenace qui fait survivre sa famille. Mais cette ténacité est toujours liée à un instinct maternel : elle se montre forte parce que sa famille est en danger ; ce qui renforce le stéréotype féminin du care[35]. La protagoniste protège toujours les plus faibles, ses actions de rébellion suivant ses moments de soin à autrui : lorsqu’elle se porte volontaire aux Jeux à la place de sa sœur, lorsqu’elle entonne un chant et un signe contre le pouvoir à la mort de Rue, lorsqu’elle se joue du Capitole afin qu’elle et Peeta puissent sortir ensemble des Jeux, etc. Tous ces exemples d’actes de rébellion sont motivés par son instinct maternel envers autrui, celui-ci étant un stéréotype typiquement féminin et qui pousse l’héroïne vers l’essentialisation du féminin définit par l’éthique du soin (le care).
L’agency[36] des héroïnes est aussi édulcoré à cause de l’influence de leur entourage. Elles évoluent dans un contexte au sein duquel des personnages secondaires (souvent masculins) impactent leurs décisions, le degré d’agency n’étant donc pas total. Dans The Hunger Games, les hommes qui entourent Katniss – bien qu’ils le fassent pour préserver sa vie – lui dictent sa façon de s’habiller, de parler et de se comporter ; les hommes la forçant à accentuer et jouer de sa féminité[37]. Parmi les exemples, on retrouve l’idée d’Haymitch et Peeta de faire de ce dernier et Katniss un couple, ainsi que les belles robes de Cinna, les coiffures, le maquillage et l’épilation de son équipe beauté, etc employés en vue de la féminisation et de la désirabilité du corps de Katniss. Même si ces éléments font partie de la performance de genre de l’héroïne, ce choix n’est pas totalement le sien, réitérant le stéréotype qu’une femme ne peut jamais avoir une liberté totale sur ses choix. Katniss, tout comme America, sont donc enfermées dans un système patriarcal qui influence leurs décisions et leurs actions de révolte[38].
Enfin, en critiquant les standards de beauté féminins, les protagonistes Katniss et America réaffirment ceux-ci. Premièrement, l’héroïne de The Selection réessentialise la féminité en critiquant les normes (réaffirmant ce qu’est « être féminine », même si elle le critique)[39]. Deuxièmement, le refus explicite du personnage de Katniss de transformer sa personnalité selon les normes traditionnelles de féminité (sauf lorsqu’elle performe) oblitère la présence de son trait de personnalité typiquement féminin, celui du care[40]. Même si elle semble rejeter la féminité, elle reproduit un trait féminin sans le reconnaitre comme tel, essentialisant le care comme une valeurs inhérente aux personnages féminins.
Par ces représentations, les États-Unis exportent à l’international une vision très spécifique et déformée de la féminité : blanche, hétérosexuelle, revenant au rôle de mère grâce à la valeur internalisée du care, pas complètement émancipée et qui ne peut échapper complètement aux stéréotypes de genre. Comme souligné précédemment, ces dystopies ont un énorme succès aux États-Unis et dans le monde entier, consolidant le statut de soft power de ces premiers. Ceux-ci ont une influence culturelle sur les autres sociétés au travers de leurs représentations, y compris sur les questions de genre. Ils influencent la manière dont les autres pays perçoivent la « féminité américaine idéale » mais aussi la féminité à atteindre pour que celle-ci soit reconnue à l’international. Cela mène au détriment des normes de genre d’autres cultures, qui en temps normal permettent une multiplicité de la féminité. Enfin, cette représentation ne tient pas compte de la diversité des femmes aux États-Unis, ce qui annihile la construction positive d’autres types de féminité et mène à une universalisation du féminin qui ne prend pas en compte la réalité du terrain. Cette dissonance entre représentation et réalité induit un questionnement de soi et une perte de confiance pour toute femme ne correspondant pas à cette féminité type.
Conclusion : les dystopies YA, un pas vers l’empowerment féminin
Les héroïnes des dystopies YA ont donc de nombreuses qualités quant à la remise en question des représentations genrées : l’incorporation de traits masculins et féminins, la redéfinition du concept du « voyage du héros », la construction sociale des genres, la performance construite du féminin, leur capacité d’agir, et le rejet d’un regard sexualisant. Pourtant, elles retombent dans certains stéréotypes de genre tels que le mariage hétérosexuel, la valeur du soin et de la protection d’autrui, leur émancipation partielle, et la réaffirmation des standards de beauté féminins. Dire de ces héroïnes qu’elles sont des figures d’empowerment féminins accomplies n’est pas correct. Plutôt, ce sont des figures féminines défiant les traditions de genre présentent dans la littérature, mais qui ont encore du chemin à parcourir. Ces héroïnes sont des personnages alternatifs démontrant le progrès sociétal actuel et offrant de nouvelles possibilités pour les femmes de demain[41].
Cette étude est à contextualiser dans les représentations féminines au sein des dystopies YA, mais il serait intéressant d’analyser d’autres représentations féminines dans la culture populaire, notamment les héroïnes Marvel et DC Comics, ou celles des séries TV « féministes » (comme Fleabag, The Handmaid’s Tale, Girls, etc.[42]). Une attention étendue à ces figures féminines permettrait de voir si ces représentations (vues dans les dystopies YA) persistent ou ne sont qu’un cas isolé dans la pop culture. Une autre piste serait de s’intéresser aux héros masculins afin d’étudier si la représentation de la masculinité a changé ou si elle est toujours, elle aussi, stéréotypée.
Sources
[1] Dans leur parution en français, les dystopies YA citées dans l’article sont les suivantes : Hunger Games, Divergente, La Sélection.
[2] Le terme empowerment, ici utilisé pour parler des femmes, peut être traduit en français par « émancipation ». Il se définit comme un processus dans lequel les femmes ont une capacité d’action pour agir sur leur propre trajectoire de vie, leur corps et leur sexualité afin d’être indépendantes des normes patriarcales discriminant le genre féminin.
[3] L’épreuve, dans la publication en français de la trilogie.
[4] Sylvie Vartian, « Guerrières, chasseresses et corps éprouvé dans la science-fiction adolescente actuelle : le cas des Hunger Games de Suzanne Collins », Recherches féministes, vol.27, no.1, 2014, pp.114.
[5] Imogen Russell Williams, « What are YA books? And who is reading them? », The Guardian, 31 juillet 2015, https://www.theguardian.com/books/booksblog/2014/jul/31/ya-books-reads-young-adult-teen-new-adult-books.
[6] Ibid.
[7] Jen Maffessanti, « Why We’re Drawn to Dystopian Fiction », Foundation for Economic Education, 23 juin 2020, https://fee.org/articles/why-were-drawn-to-dystopian-fiction/.
[8] The Hunger Games est une trilogie écrite par Suzanne Collins entre 2008 et 2010. Elle raconte l’histoire de Katniss Everdeen, une jeune fille vivant dans un monde postapocalyptique composés de 12 districts et d’un Capitole, et qui doit se battre dans une arène remplie de jeunes adolescent.e.s afin de survivre. Elle devient malgré elle le symbole de la résistance au Capitole et aux Jeux qui voit s’affronter chaque années une poignée d’adolescent.e.s afin de garder le contrôle sur tout le pays.
[9] Divergent est une trilogie écrite par Veronica Roth entre 2011 et 2013. Les trois livres racontent l’histoire de Tris Prior, une jeune adolescente qui doit choisir, via une série de tests, laquelle des 5 factions composant le pays sera son futur. Mais lorsque son test revient, elle découvre qu’elle est divergente et commence une aventure la menant à la révolte.
[10] The Selection est une saga, composée de 5 livres, écrite par Kiera Cass entre 2012 et 2016. Elle raconte l’histoire d’une jeune femme, America Singer, qui participe malgré elle à The Selection : une compétition qui vise à élire la nouvelle partenaire de l’héritier au trône. Pourtant, elle en aime un autre.
[11] En ce qui concerne son titre français : La Parabole du Semeur.
[12] Son titre français est le même que celui en anglais : Uglies.
[13] Le Passeur dans sa traduction française.
[14] L’intersectionnalité est un terme développé par l’avocate et féministe Kimberlé Crenshaw qui définit l’expérience et l’identité de tout individu à l’intersection de plusieurs catégories sociales (genre, race, classe, orientation sexuelle, handicap, etc.). L’expérience d’une personne ne peut donc pas être comprise à partir d’une catégorie sociale, mais plutôt en les prenant toutes en compte afin de comprendre au mieux les inégalités qui les touche. Voir l’article de Crenshaw pour plus d’information : Kimberlé Williams Crenshaw, « Cartographies des marges : Intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers Du Genre, n°39, 2005, pp.51-82.
[15] La performance de genre est un concept développé par Judith Butler qui peut être compris comme l’action par un individu de jouer/performer un certain genre via son corps, ses actions, son discours et/ou ses vêtements, afin de correspondre (ou non) aux normes genrées de la société. Voir le livre de Butler pour plus d’information : Judith Butler, Trouble dans le genre : Pour un féminisme de la subversion, Paris: La Découverte, 2005, p.283.
[16] Kelly Oliver, « Ambiguity, Ambivalence and Extravagance in the Hunger Games », Humanities (Basel), vol.3, no.4, 2014, pp.675.
[17] Sarah O’Shea et Cathy Stone, « The hero’s journey: stories of women returning to education », The International Journal of the First Year in Higher Education, vol.5, n°1, 2014, pp.82-83.
[18] Tatiana Golban et Narin Fidan, « The Monomythic Journey of a New Heroine in the Hunger Games », Humanitas – Uluslararası Sosyal Bilimler Dergisi, vol.6, no.12, 2018, pp.96-98.
[19] Ibid.
[20] Nancy Taber, Vera Woloshyn et Laura Lane, « ‘She’s More Like a Guy’ and ‘He’s More Like a Teddy Bear’: Girls’ Perception of Violence and Gender in the Hunger Games », Journal of Youth Studies, vol.16, no.8, 2013, pp.1024-1025.
[21] L’utilisation de la notion anglo-saxonne du terme « breadwinner » permet d’éviter le terme francophone « homme gagne-pain » qui est connoté de façon genrée (masculin, alors que l’on parle ici de l’héroïne).
[22] Op. cit., Sylvie Vartian, « Guerrières, chasseresses et corps éprouvé dans la science-fiction adolescente actuelle: le cas des Hunger Games de Suzanne Collins », pp.120-121.
[23] Ibid., pp.115-119.
[24] Ibid.
[25] Heather Brown, « Postfeminist Re-Essentialism in the Hunger Games and the Selection Trilogies », Women’s Studies, vol.48, no.7, 2019, pp.735.
[26] Op. cit., Sylvie Vartian, « Guerrières, chasseresses et corps éprouvé dans la science-fiction adolescente actuelle: le cas des Hunger Games de Suzanne Collins », pp.121-124.
[27] La notion d’agency peut être traduite comme la capacité d’agir de son propre chef.
[28] Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Visual and Other Pleasures, Londres : Palgrave Macmillan, 1989, pp.14-26.
[29] Op. cit., Kelly Oliver, « Ambiguity, Ambivalence and Extravagance in the Hunger Games », pp.677-680.
[30] Ibid., pp.677.
[31] Op. cit., Sylvie Vartian, « Guerrières, chasseresses et corps éprouvé dans la science-fiction adolescente actuelle: le cas des Hunger Games de Suzanne Collins », pp.125.
[32] Ibid.
[33] Le concept de contexte post-racial définit la société américaine actuelle qui relègue les questions de racisme à une autre période de son histoire, ignorant le racisme actuel en le rendant latent et invisible.
Emiel Martens et Débora Póvoa, « How to get away with colour: colour-blindness and the myth of a postracial America in American television series », Alphaville: Journal of Film and Screen Media, n°13, 2017, pp.119.
[34] Maria Christine, « Ignored Themes in Young Adult Dystopian Fiction », The Arched Dorway, 8 septembre 2015, http://archeddoorway.com/2015/09/08/ignored-themes-in-young-adult-dystopian-fiction/.
[35] Op. cit., Sylvie Vartian, « Guerrières, chasseresses et corps éprouvé dans la science-fiction adolescente actuelle: le cas des Hunger Games de Suzanne Collins », pp.121.
[36] Pour rappel, l’agency est la capacité d’agir de son propre chef.
[37] Lykke Guanio-Uluru, « Female Focalizers and Masculine Ideals: Gender as Performance in Twilight and the Hunger Games », Children’s Literature in Education, vol.47, no.3, 2016, pp.212-215.
[38] Op. cit., Heather Brown, « Postfeminist Re-Essentialism in the Hunger Games and the Selection Trilogies », pp.735-737.
[39] Ibid.
[40] Ibid.
[41] Op. cit., Sylvie Vartian, « Guerrières, chasseresses et corps éprouvé dans la science-fiction adolescente actuelle: le cas des Hunger Games de Suzanne Collins », pp.113-128.
[42] Dont les titres en français sont les suivants : Fleabag, La Servante Ecarlate et Girls.
Pour citer cet article : Lysiane Colin, « La représentation des héroïnes dans les dystopies Young Adult : entre empowerment des femmes, stéréotypes de genre et soft power des États-Unis », 01.01.2021, Institut du Genre en Géopolitique.