La culture du viol en Amérique latine
22.10.2020
Laura DELCAMP
La culture du viol, qui se définit par un ensemble de comportements qui favorisent, minimisent et normalisent le viol, est présente dans toutes les couches de la société, et renforce l’idée selon laquelle la femme serait la propriété de l’homme. Au cinéma, la culture du viol est souvent représentée à travers plusieurs idées reçues : l’image de la femme faible mais séductrice, celle de l’homme viril qui soumet grâce à son charme ou son argent, ou encore le « non » d’un rapport sexuel qui se transforme en « oui » lorsque l’homme insiste. Ces idées reçues entrent dans l’imaginaire collectif du public et participent à tolérer les violences faites aux femmes. Cette série d’articles a pour objectif de démontrer la place accordée à la culture du viol dans le cinéma en fonction des régions du monde.
Dans cet article, seront analysés les productions cinématographiques réalisées en Amérique latine, région connue pour son machisme souvent structurel au sein des sociétés qui la composent. À travers les différents films et surtout les « telenovelas » – séries télévisuelles extrêmement regardées par la population -, l’idée de la domination masculine est largement diffusée. Au contraire, les productions réalisées par des femmes n’entretiennent pas cette culture de rabaissement de la femme, ce qui prouve qu’il y a une véritable problématique liée au genre dans le cinéma en Amérique latine. Les archétypes du féminin et du masculin ont ainsi été remis en question par les jeunes cinéastes en Argentine d’abord, pays doté d’une cinématographie importante, ainsi qu’au Brésil, au Mexique et au Chili.
Le machisme en Amérique latine, une composante importante dans les films
En 2015, à la suite de nombreux féminicides commis en Argentine, un groupe de militantes ont décidé de créer le mouvement « Ni Una Menos » (Pas Une de Moins) pour protester dans les rues contre les violences faites aux femmes. Ces violences sont nombreuses et touchent des milliers de femmes et de filles chaque année ; la prégnance de la culture machiste semble être une des pistes pour expliquer le nombre conséquent d’agressions et de viols commis envers les femmes en raison de leur genre. Le machisme, défini comme « l’obsession masculine pour la prédominance et la virilité, s’exprimant en possessivité envers la femme et en actes de vantardise et d’agression vis-à-vis d’autres hommes », est présent partout dans le monde.
Toutefois, il semble particulièrement structurel en Amérique du Sud. Par exemple, 14 des 25 pays comptant le plus grand nombre de féminicides se trouvent en Amérique latine. De nombreux films en Amérique centrale et en Amérique du Sud abordent le thème du machisme, soit en le dénonçant, soit, au contraire, en promouvant la place dominante qui est faite aux hommes. C’est le cas dans le film cubain Hasta cierto punto (Jusqu’à un certain point), sorti en 1983 et réalisé par Tomas Gutierrez Alea. Le personnage principal, écrivain, doit écrire un film sur le machisme mais se retrouve finalement dans une relation extra-conjugale qui le place lui-même en tant que « macho ». La femme dont il tombe amoureux, indépendante au début du film, se retrouve soumise à cet homme, et cette soumission féminine est une image prépondérante dans la culture du viol au cinéma. Mara Viveros Vigoya, spécialisée dans les études de genre, a analysé ce film et conclut ainsi : « Le film de Gutiérrez Alea dépeint le machisme comme une survivance du passé et comme une tentative de préserver des prérogatives masculines ayant perdu toute légitimité dans le nouveau contexte politique. En ce sens, le machisme devient aux yeux du spectateur ou de la spectatrice une conduite négative qu’aucun homme ne devrait ni ne voudrait assumer. » Le machisme, bien qu’encore très présent dans les attitudes de certains hommes et dans certaines facettes des sociétés, devient alors peu à peu un trait de caractère dénoncé et méprisé.
L’importance des « telenovelas » en Amérique latine
Les telenovelas sont des feuilletons télévisés produits principalement par les pays d’Amérique latine, et constituent un genre spécifique à cette région. Elles ont été diffusées pour la première fois en 1951 et sont présentes dans tous les pays, six jours par semaine, avec parfois plus de 40 millions de téléspectateurs pour les telenovelas les plus populaires. Ce genre, même s’il sort du cadre cinématographique, est très prisé par les hommes et les femmes. Il aborde différents thèmes et problèmes sociaux contemporains comme l’homosexualité, les grossesses non désirées, ou encore le racisme.
Ces séries dépeignent également les relations familiales et conjugales, et sont basées sur des topos, parfois stéréotypés, qui en font leur succès. Sinhá Moça (diffusée au Brésil en 1986), Da Cor Do Pecado (diffusée au Brésil en 2004), Destino (diffusée au Mexique en 2013) … sont des telenovelas qui ont pour point commun de parler d’amour impossible et de montrer la femme comme objet de désir. Le sexisme inhérent à ces feuilletons s’explique en raison des personnes qui incarnent ces histoires à l’écran, des hommes latino-américains qui adoptent une attitude misogyne dans leur société.
De plus, il est important de souligner l’importance de la très forte influence des telenovelas auprès des jeunes générations qui les regardent, en ce qu’elles sont le pouvoir de façonner les mentalités sur les rapports au genre et les rapports de genre des populations latino-américaines. Ilan Stavans, auteur d’essais sur les telenovelas et lui-même fils d’un acteur de ces séries l’explique très justement : « S’il y a bien un changement qui peut apparaître dans le monde hispanique, c’est à travers les telenovelas. Si les telenovelas changent, je pense que la société va changer. Si les telenovelas ne changent pas, le changement dans la société sera plus lent ».
Pourtant, les telenovelas incarnent aujourd’hui un genre dépassé, voire désuet, en témoigne la baisse des audiences au profit de plateformes ayant du contenu plus « moderne » et mieux élaboré, comme c’est le cas de Netflix. Ce recul de l’intérêt pour les telenovelas démontre une évolution des attentes du public, qui réclame désormais des scénarios plus travaillés, dépourvus de stéréotypes, et qui placent au cœur de leur scénario des femmes dont le bonheur et la réussite ne dépendent pas d’un homme. Mais en dépit de l’évolution de certains feuilletons, abordant notamment le thème de la transidentité comme avec la tenevola colombienne Los Reyes (Les Rois, diffusée en 2005), les mises en scène demeurent encore axées sur la sensualité féminine et placent la femme comme objet sexuel aux yeux de l’homme.
Le regard féminin dans les productions cinématographiques : les réalisatrices, « productrices de leurs propres histoires »
Moins connus et pourtant très importants dans la culture cinématographique en Amérique Latine, les films réalisés par des femmes sont souvent accueillis avec un grand succès et renversent les stéréotypes sexistes que l’on peut trouver dans certains films. « Il est intéressant de souligner de quelle façon la plupart des films écrits par des femmes, dont les récits diffèrent quant aux thèmes abordés, aux références historiques, aux personnages et aux scénarios proposés, coïncident sur des problématiques essentielles : une remise en question du mythe de la femme/mère, une représentation de la réalité par le biais du regard des enfants et le sujet de l’abus sexuel sur des enfants », analyse María Lourdes Cortés Pacheco, autrice et historienne du cinéma. Elle prend l’exemple du film franco-mexicain La Yuma (2009), réalisé par Florence Jaugey, où Yuma, une jeune fille, parvient à sortir de la pauvreté grâce à la boxe, et sauve même ses frères et sœurs de cette situation.
Bien que la culture du viol soit imprégnée dans beaucoup de composantes du cinéma, des réalisatrices prouvent que le machisme n’est pas toujours prédominant dans les relations hommes-femmes. Le stéréotype de la femme qui s’accomplit seulement en tant que mère est par exemple remis en cause dans le film Princesas rojas (2013) de Laura Astorga. Ces femmes ont également participé à démystifier la féminité ou la famille nucléaire, qui sont pourtant des notions essentielles aux traditions sud-américaines. La réalisatrice mexicaine María Novaro va même au-delà dans ses films, en proposant des protagonistes féminins qui ne sont pas des victimes – ce qui est pourtant un stéréotype que l’on retrouve souvent dans la culture du viol dans le cinéma – mais des actrices de leur propre destin, comme dans Danzón (1991) ou Sin Dejar Huella (2000). Comme le dit María Lourdes Cortés Pacheco, les réalisatrices comme les personnages féminins qu’elles mettent en scène, sont « productrices de leurs propre histoire ». Le regard que ces femmes ont pu apporter sur les œuvres qu’elles ont produites est donc fondamental, même si elles sont encore malheureusement très peu présentes dans les métiers du cinéma.
Conclusion
Le rôle de l’homme, le « macho » à qui tout est dû, qui domine la société, et celui de la femme, qui ne s’accomplit qu’en tant que mère et épouse, et qui est soumise à l’homme, sont très définis en Amérique Latine, ce qui amène à des violences basées sur le genre très exacerbées. Dans le cinéma, les réalisateurs et réalisatrices essayent de briser les stéréotypes et de montrer d’autres images de la culture latino-américaine. Le genre mélodrame par exemple, très présent dans les films et les telenovelas, et qui promeut parfois la culture du viol, a été remis en cause au fil des années, surtout dans la dimension patriarcale qu’il pouvait avoir (Madeinusa de Claudia Llosa, film péruvien sorti en 2006, ou encore El Niño Pez de Lucía Puenzo, sorti en 2009). Selon Juana Suarez, spécialiste du cinéma et de la littérature latino-américaine, « ce corpus d’œuvres récentes de cinéastes latino-américaines comporte une critique féministe importante et rénovée envers le regard masculin (qui n’a pas été propagé que par les hommes), regard qui fonctionne comme une attaque voyeuriste et consommatrice du corps féminin ».
Le regard que ces femmes ont pu apporter dans leurs œuvres a été primordial car il montre un autre ordre social, et renouvelle une narration filmique trop masculine et biaisée. Au-delà des telenovelas, qui peinent à se renouveler et à apporter une vision plus moderne des sociétés d’aujourd’hui, de nombreux cinéastes essayent de remettre en cause la culture machiste grâce à des intrigues mettant en scène des femmes qui ne sont pas réduites à leur rôle de mère ou d’épouse. Des films comme A Vida Invísivel de Eurídice Gusmão, sorti en 2019 de Karim Aïnouz ou encore Aquarius (2016) de Kleber Mendonça Filho, primés par le Festival de Cannes, parlent de l’émancipation féminine à différentes époques et évoquent donc de sujets très contemporains, qui peuvent renvoyer au mouvement « Ni Una Menos », par exemple.
Le prochain article portera sur la culture du viol dans le cinéma en Asie, où Bollywood, l’industrie du cinéma indien, prédominante dans cette région du monde, produit des films qui contribuent à perpétuer la culture du viol. Alors que les violences faites aux femmes, notamment les viols et les crimes d’honneur, sont nombreuses dans les pays asiatiques, les films auraient tendance à exacerber le sexisme et la misogynie. Des pays comme la Thaïlande, où 4 000 cas de viols ont été dénombrés entre 2008-2013, essayent d’en finir avec la culture du viol en mettant en place des lois qui limite les représentations de violences sexuelles faites aux femmes à la télévision. Pourtant, comment expliquer que des pays où les violences basées sur le genre sont nombreuses, continuent de diffuser des stéréotypes et une vision erronée du féminin et du masculin ?
Les propos de cet écrit n’engagent que l’autrice.
Pour citer cet article : Laura DELCAMP, “La culture du viol dans le cinéma en Amérique latine”, 22.10.2020, Institut du Genre en Géopolitique.