11.12.2020
Emma Montron
Au travers des médias, qu’ils soient israéliens ou étrangers, l’armée israélienne est présentée comme une entité progressiste, dans laquelle les femmes ont toute leur place et ce, depuis longtemps. Deux ans après la création de l’État hébreu en 1947, la loi sur le service de défense de 1949 rend le service militaire obligatoire pour les femmes. Leur nombre au sein de cette institution n’a cessé de croitre puisqu’il est passé de 435 femmes dans les unités de combat en 2005 contre 2 656 femmes combattantes en 2017. Cependant, cette vision qu’a notamment l’Occident concernant la place des femmes au sein de Tsahal est relativement éloignée de ce qui est analysé comme une « inclusion excluante ». Étudier l’institution militaire israélienne en appréhendant le genre comme « une façon première de signifier des rapports de pouvoir » pourra éclairer certains points concernant la réalité de cette intégration ainsi que les enjeux et les conséquences de cette dernière.
L’armée, lieu de fixation d’une dichotomie entre femmes et hommes
L’armée de Défense israélienne ou Tsahal, qui regroupe l’infanterie, l’aviation et la marine, fut créée en mai 1948, juste après la création de l’État hébreu. La persistance du conflit israélo-palestinien favorise la centralité d’une institution comme l’armée. Bien que la durée du service militaire diffère selon le genre, il est autant une norme pour les femmes que pour les hommes. Ces dernières peuvent d’ailleurs être exemptées en cas de mariage, de grossesse ou pour des convictions religieuses. Le service militaire est considéré comme un passage à l’âge adulte, une sorte de « rite d’institution, qui sanctionne et consacre les différences de genre. »
En effet, femmes et hommes n’ont pas la même expérience de leur service militaire et n’en retire pas les mêmes bénéfices. On aurait pu penser que la circonscription obligatoire des femmes permettrait de faire évoluer une perception traditionnelle d’assignation de rôles genrés. Toutefois en tant qu’organisation « sexuée à l’extrême », l’armée accentue la dichotomie existante entre femmes et hommes et la véhicule.
Ilaria Simonetti rappelle qu’une des missions de Tsahal, en dehors de la défense du territoire est « d’assurer un rôle éducatif et de socialisation auprès des jeunes recrues. L’armée israélienne tient jusqu’à ce jour un rôle central dans l’homogénéisation culturelle, la mise à niveau de l’instruction, l’intégration ethnique, l’apprentissage de l’hébreu et des valeurs de la nation. » Elle explique d’ailleurs que même si les Israélien.ne.s eux.elles-mêmes considèrent ce service militaire comme une expérience qui endurcit, l’armée le présente littéralement comme un rite de passage, un rite de citoyenneté. La centralité de cette institution renforce encore davantage cette idée aux yeux des individus. Les jeunes qui accomplissent ce service militaire ont généralement entre 18 et 21 ans, ce qui accentue la dimension initiatique et pédagogique. C’est à ce moment-là que la socialisation secondaire intervient. Elle correspond au moment où des sphères, autre que la sphère familiale, influencent et participent à la construction des perceptions, des représentations. L’esprit est davantage enclin à intégrer et s’approprier ce que l’institution valorisera.
Le service militaire est également présenté comme un vecteur d’intégration car il « permet aux immigrants et aux groupes minoritaires de se joindre au même rite de passage. » Plus largement, il s’agit d’une opportunité pour ceux.elles qui le désirent et qui n’y sont pas obligés, d’intégrer une nation par le bais d’une expérience extrêmement valorisée par les Israélien.ne.s eux.elles-mêmes. C’est d’ailleurs ce qui motive certaines jeunes femmes qui arrivent sur le sol hébreu après leur majorité. Les trois mois d’apprentissage intensif de l’hébreu permettent d’aller sur le terrain avec suffisamment de bases pour se débrouiller. Ce qui ressort de cette expérience, c’est l’idée que les membres de ces unités se considèrent davantage comme des « frères et sœurs d’armes » que des individus de sexe opposé. Il faut cependant garder à l’esprit que l’expérience du service militaire pour un.e individu natif.ve d’Israel est différente de celle d’un.e non-natif.ve. Les jeunes femmes, non-natif.ve.s d’Israël, qui s’engagent pendant trois ans aux cotés des recrues masculines ne représentent que 5%. Qu’en est-il du reste des soldates israéliennes ?
La répartition genrée des tâches au sein de l’armée
La différenciation des tâches entre femmes et hommes dans un même domaine ou au sein d’une même institution est un élément visible, notamment au sein de l’armée israélienne. La dichotomie observée entre les tâches confiées aux femmes et celles confiées aux hommes correspond à une autre dichotomie : celle entre tâches administratives et actions directes sur le terrain. La plupart des femmes ne sont pas à des postes de combat : « Alors que 92% des emplois de l’IDF sont ouverts aux femmes, seuls 3% des femmes occupent de telles positions. » De manière plus concrète, si l’on se concentre sur la profession de secrétaire, profession majoritairement féminine, le constat au sein de l’armée vient illustrer cette répartition genrée. Jusqu’au milieu des années 1990, il existait une stricte division du travail ; « au moins 40 % d’entre elles étaient affectées à des emplois de bureau et de soutien ».
Les chercheuses Orna Sasson-Levy et Edna Lomsky-Feder précisaient dans un article que « 71% des postes de secrétaires étaient encore occupés par des femmes en 2009 », tout en ajoutant qu’elles étaient « absentes du véritable noyau dur ; infanterie, chars, unités de reconnaissance. » Une expression semble bien caractériser cette situation, celle « d’étrangère du dedans ». Il ne suffit pas d’intégrer l’armée pour bénéficier des mêmes devoirs, et en particulier des mêmes droits. La conscription obligatoire permet aux femmes d’intégrer l’institution mais elles seront néanmoins marginalisées. Elles se verront reléguées aux emplois traditionnellement perçus, même à l’extérieur, comme féminin. Le fait d’incarner la masculinité par excellence exacerbe la différenciation genrée qui existe déjà au sein de la société et que l’on retrouve également dans l’armée. Cette dernière n’est pas « la seule institution qui force à la socialisation des rôles de genre. »
La mixité est également un point à considérer dans cette analyse. Un article de novembre 2019 mentionnait les « quelques 1000 femmes » qui avaient intégrées les unités combattantes de Tsahal, en parlant d’un nombre record. Ces soldates ont donc intégré des unités mixtes mais il n’en a pas toujours été ainsi. Le 8 septembre 1949 est crée le Hen(abréviation de Heil Nashim, en hébreu « corps féminin »)), une unité à part qui a pour mission d’entrainer et d’instruire les recrues féminines, en prêtant attention à leurs besoins spécifiques. Il faut attendre 2001 et la pression d’associations féministes pour que le Hen soit supprimé et que les femmes intègrent le même parcours que les autres soldats au sein de Tsahal. Encore aujourd’hui, leur intégration en tant qu’égales des hommes est sujette à des controverses et des procédures complexes. En janvier 2020, un officier témoignait à propos du programme-pilote censé « déterminer l’aptitude des recrues femmes à servir dans les unités de blindés ». Il déclarait que les données de leurs performances avaient été modifiées de manière que les résultats leur soient défavorables. On accepte donc que des femmes soient instructrices dans les unités de tank au cours des exercices mais pas qu’elles fassent partie des équipes sur le terrain. Force est de constater que chaque avancée en faveur des femmes résulte d’âpres négociations, de batailles juridiques comme l’affaire « Alice Miller » que nous évoquerons ensuite, et ce encore aujourd’hui. Il s’agit uniquement d’accéder à des droits, des privilèges jusque-là réservés à une partie de la société : les hommes.
La valeur de l’intégration au sein de l’armée diffère avec le genre
Le service militaire peut être présenté de différentes manières et ainsi avoir des significations diverses. Si l’on part de l’idée que l’armée a besoin de main d’œuvre notamment pour surveiller les frontières, les femmes ont donc été amenées à participer à un effort national par besoin : « Une décision, pour le gouvernement, en apparence presque naturelle, si l’on considère le manque d’hommes disponibles pour défendre ses frontières, et étant donné la participation active, depuis le début du XXe siècle, de femmes aux groupes militaires sionistes comme Bar-Giora, Hashomer, Gedud Ha’avoda, Hj. » Dans cette perspective, l’intégration des femmes serait moins « le produit d’une bataille d’émancipation pour l’égalité des droits entre les genres » qu’une nécessité de gonfler les rangs sur le plan numérique.
Ce n’est pas un hasard si les perspectives d’évolutions et de carrière pour les femmes différent largement de celles des hommes : les femmes doivent explicitement formuler la demande pour servir dans une unité combattante, car prestigieuse, alors qu’un homme pourra y être affecté sans aucune discussion. Ceci n’est qu’un exemple du traitement différencié et nous avons déjà évoqué la répartition genrée des tâches entre hommes et femmes au sein de l’armée. Cependant, cette observation diffère de l’image qui est présentée dans les médias dans lesquels la féminisation de Tsahal est largement mise en avant.
L’armée est un cadre dans lequel les hommes sont amenés à faire carrière et ils sont avantagés rien qu’avec la différence de durée du service. En plus de cela, les femmes exécutent leur service militaire depuis 1949, mais il a fallu attendre 1995 et l’affaire « Alice Miller contre le Ministère de la Défense » pour que celles-ci puissent accéder à l’école de pilotage. Un article datant de janvier 2018 mentionne la promotion de soldates à des postes jusque-là jamais occupés par des femmes : une femme devient commandante d’escadrille et une autre est promue lieutenant-colonelle. Ces informations confirment que la féminisation de l’armée, et particulièrement pour les postes les plus prestigieux, diffère de celle mise en avant dans les médias.
En plus d’accentuer la différentiation qui existe déjà au sein de la société israélienne, la valeur du service militaire diffère d’un sexe à l’autre. Un homme qui accomplit son service militaire, passe un rite « institutionnel » qui fait de lui un homme ainsi qu’un bon citoyen. Il en va différemment pour les femmes. Ces dernières sont considérées comme de bonnes citoyennes en accomplissant leur devoir via la maternité. Cela est particulièrement prégnant en Israël où l’on incite les femmes à enfanter comme signe de participation à un effort national, étant donné la situation conflictuelle permanente de l’État. Si l’on en croit la chercheuse Ilaria Simonetti, « plusieurs études ont montré que malgré la présence féminine, l’armée reste en Israël le lieu de la masculinité, de la promotion des hommes, de l’exclusion des femmes, de la reproduction et du renforcement de la division entre les genres. Au cœur de ce scénario, on trouve un discours national qui valorise les hommes comme héros et les femmes comme des reproductrices de la Nation qu’il faut protéger. »
Il n’est pas rare de ramener les femmes à leur rôle de mères lorsqu’il est question qu’elles soient actrices de la violence et non victimes. On peut remarquer ce procédé avec la façon dont les médias ont traité les soldates américaines, au cœur du scandale de la prison d’Abu Ghraib. Plutôt que de reconnaitre une femme coupable de violence, on lui trouve des excuses, des circonstances atténuantes et surtout on la réduit à ses rôles d’épouse et de mère.
On retrouve cette idée d’instinct de protection envers les femmes dans la pensée du colonel Patrick Destremau, directeur de l’institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) et de l’enseignement militaire supérieur (EMS). Celui-ci précise que moins que le courage qui est autant présent chez les hommes que les femmes, il observe chez les soldats masculins un « réflexe instinctif de protection » envers les femmes : « une des premières armées dans lesquelles ce constat a été fait est, de mémoire, l’armée israélienne qui avait des femmes en grand nombre dans ses unités de combat. Pour décider ensuite de ne plus mettre des femmes en première ligne. » En plus de refléter la pensée de ceux qui entrainent les recrues au sein de l’armée, il semble qu’une femme est avant tout considérée comme victime de la violence plutôt qu’actrice. L’essentialisation du corps féminin est encore très ancrée, et particulièrement au sein de l’armée.
Conclusion
Cette analyse a permis de mettre en évidence un décalage entre la réalité présentée par les médias et celle proposée par des universitaires et analysée par le prisme du genre. De par l’importance qui lui est conférée et sa proximité avec le pouvoir politique, cette institution possède un véritable pouvoir d’influence sur les soldat.e.s qu’elle forme et par conséquent sur une part importante de la société. Des progrès ont été accomplis en faveur des recrues féminines non sans mal et sans longueur. L’intégration des femmes sur le papier est loin de refléter la réalité, comme nous avons pu le voir. Aujourd’hui encore, certaines se battent pour accéder à des bastions réservés à leurs homologues masculins. Le 27 novembre dernier paraissait un article mentionnant quatre jeunes israéliennes exigeant devant la Haute de Cour de Justice de pouvoir se porter candidate pour intégrer les commandos d’élite, exclusivement masculin. Bien que les médias relatent chaque nouvelle promotion féminine comme une avancée pour les soldates israéliennes, leur réalité se traduit par le fait d’être encore des « étrangères du dedans».
Pour citer cet article : Emma MONTRON, “Quelle est la réalité de l’intégration des femmes dans l’armée israélienne ? », 11.12.2020, Institut du Genre en Géopolitique.
Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’autrice.
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