16.03.2022
Apolline Fabarez
Colonisé par l’Empire allemand en 1885 à la suite de la Conférence de Berlin, le Rwanda a ensuite été placé par la Société des Nations sous la tutelle de la Belgique. Le pays se divise entre deux communautés, les Tutsis et les Hutus qui ont été soutenues à tour de rôle par l’administration coloniale. Après l’indépendance en 1962, le pays est fragilisé par de nombreux affrontements et massacres de masse entre les deux ethnies, jusqu’en 1994 où la crise atteint son paroxysme. Le génocide rwandais a déchiré le pays, mais ce dernier s’est progressivement reconstruit après un long processus de réconciliation. Aujourd’hui, le pays des Mille Collines fait figure de modèle en Afrique. Il connaît une croissance économique forte, un recul de la pauvreté et est souvent cité comme exemple en ce qui concerne l’égalité des genres. Néanmoins, des inégalités demeurent. En quoi l’émancipation des femmes rwandaises après le génocide est-elle au cœur de défis structurels et d’un besoin de reconstruction ?
Le génocide : un tournant pour les femmes rwandaises
Le génocide n’a fait qu’exacerber les inégalités entre les femmes et les hommes. Durant cette période, les femmes ont été victimes de violences physiques, sexuelles et mentales et représentent les personnes les plus touchées par la pauvreté, notamment dans les campagnes. Une situation qui a considérablement affecté, d’une part, leur santé physique puisque l’on estime que le viol a touché entre 250 000 et 500 000 femmes aussi bien Tutsi qu’Hutu et plus de 66 % d’entre elles ont ensuite été testées positives au VIH. D’autre part, cela a aussi eu un effet sur leur santé mentale et leur bien-être, engendrant de lourds traumatismes.
Grâce à l’instauration d’une nouvelle constitution en 1962, les Rwandaises obtiennent leur indépendance ainsi que le droit de vote. En théorie, cette loi leur octroyait, au même titre que les hommes, une place en politique, les autorisant à se porter candidates lors de certaines élections. Mais dans la réalité, la loi n’a pas eu l’effet escompté. Aucune mesure n’a favorisé la prise de position et de pouvoir des femmes dans la société, bien qu’Agathe Uwiringiyimana, ancienne ministre de l’enseignement primaire et secondaire, soit devenue, en 1993, la première femme Première Ministre à s’engager pour l’égalité femmes-hommes avant d’être assassinée en 1994.
Avant 1993, les femmes avaient accès à des fonctions politiques, mais leur rôle se cantonnait bien souvent aux affaires sociales. Plus généralement, dans la société, elles jouaient un rôle traditionnel auquel elles étaient prédestinées notamment par l’éducation : celui de mère et d’épouse. Alors que les femmes n’étaient pas majoritaires au sein du pays, à la fin du génocide, le 17 juillet 1994, elles représentent désormais 70 % de la population. C’est alors le début d’un long processus de réconciliation et de reconstruction nationale dans lequel les femmes vont jouer un rôle prépondérant qu’elles tiennent encore aujourd’hui, permettant ainsi de stabiliser la société.
Longtemps exclues de la participation dans les organes décisionnels, la période post-génocide a permis aux femmes de prendre une place de plus en plus importante dans la société et de se voir accorder des responsabilités réservées jusqu’alors aux hommes. Seules à la tête de leur famille, des moyens légaux ont été mis en place pour intégrer les femmes dans plusieurs secteurs de la vie politique, économique et sociale. Les femmes se sont aussi mobilisées dans des associations pour s’entraider, adopter des orphelin·e·s ou encore réhabiliter les réfugié·e·s.
Par ailleurs, des programmes se sont progressivement mis en place, notamment l’initiative « Women in transition » (WIT) qui a permis d’apporter un soutien aux femmes dans leur quotidien et d’aider à réduire les tensions présentes à la fin du génocide, rétablissant ainsi un climat de confiance et d’unité au sein de la communauté rwandaise. Ce programme a également permis aux femmes des milieux ruraux de se former au leadership, et ainsi de se présenter à différentes élections locales.
De même, un programme intitulé Vision 2020 est lancé en 2000 par le président Paul Kagamé, et adopté par le gouvernement. Ce dernier avait pour objectif d’atteindre le statut de « pays à revenu intermédiaire » tout en accélérant la croissance économique. Ce programme a aussi permis d’adopter des lois en tenant compte de l’égalité des genres tout en cherchant à supprimer toutes formes de discriminations par l’intégration des questions de genre dans les politiques et les programmes de développement nationaux. Dans le même temps, l’objectif de la promotion de l’égalité des genres a été inscrit parmi les Objectifs du millénaire pour le développement par l’Organisation des Nations unies.
Enfin, l’engagement du Rwanda pour promouvoir l’égalité des genres s’est aussi traduit par la signature et la ratification de traités internationaux tels que la Charte Internationale des Droits Humains et la Convention sur l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard de la femme.
La place des femmes dans l’espace public aujourd’hui
Aujourd’hui, la femme rwandaise est aussi bien un symbole de modernité, par la place essentielle qui lui est octroyée dans la société, que de tradition, dans sa transmission de valeurs et d’héritage culturelle. Après avoir été touché par le génocide, le pays a dû se reconstruire. Ce fut possible grâce à la volonté et la détermination des femmes. Nombreuses sont celles qui ont perdu leur époux ou leurs enfants et qui ont dû tout mettre en œuvre pour assurer l’avenir du Rwanda. Aujourd’hui, 50% des plantations du pays sont dirigées par des femmes. C’est un secteur crucial pour le pays puisqu’il rapporte en moyenne 89 millions d’euros chaque année. Néanmoins, lorsque le droit coutumier s’applique, en dépit du droit écrit, il désavantage toujours la femme et son indépendance notamment en termes de droit à l’héritage et à la propriété foncière.
L’évolution du monde politique conduit à une modification de la structure de la société. Les femmes ne sont plus considérées seulement comme des mères ou des épouses, mais en tant qu’individus à part entière. Un changement crucial leur a permis d’arriver au pouvoir plus aisément. À la fois par nécessité pour reconstruire le pays, mais aussi par une volonté politique ferme. Depuis 2003, l’article 9 de la Constitution rwandaise exige qu’au moins 30% des postes dans les instances de l’État soient tenus par des femmes. L’instauration de ce système de quota permet de favoriser la présence des femmes dans les institutions politiques, et demeure aujourd’hui essentiel dans le maintien de la parité. Depuis cette même année, la constitution de la République du Rwanda inscrit l’égalité entre les femmes et les hommes dans ses textes. De plus, la chambre des députés est présidée par une femme et l’Assemblée en compte une majorité puisque sur les 80 sièges du Parlement, elles en occupent 51. Malgré cela, les hommes gardent une place importante dans la prise de décision.
Des organes nationaux ont été mis en place pour la protection des droits des femmes et la lutte contre la discrimination basée sur le genre. On retrouve ainsi le Ministère du genre et de la promotion de la famille qui a pour but de promouvoir l’égalité femmes-hommes et l’intégration des femmes dans le processus de développement et le Conseil National des Femmes, créé en 1996 avec pour mission l’intégration et la participation des femmes dans toutes les instances administratives. Ce conseil permet de consulter les femmes sur des questions d’intérêt général ou encore de les sensibiliser à la revendication de leurs droits. Enfin, un Observatoire National du Genre a été créé en 2009. Ce dernier a pour mission de contrôler l’égalité femmes-hommes dans tous les secteurs et à tous les niveaux, aussi bien dans le secteur public que privé.
Les traditions : un frein à l’émancipation des femmes
L’importance de la figure féminine transparaît dans la culture rwandaise, et principalement autour de la sexualité. Ancrée depuis de nombreuses années, cette culture est à l’origine d’un mythe répandu au Rwanda selon lequel le lac Kivu serait né de l’éjaculation d’une reine rwandaise. Une légende qui est à l’origine de pratiques sexuelles typiques et axées sur le plaisir féminin. Cependant, l’une d’elles, le gukuna, une mutilation génitale d’après l’Organisation mondiale de la santé est perçue par certaines militantes féministes africaines comme une injonction faite aux femmes à laquelle elles doivent se plier pour entrer dans une norme ancestrale dont on peut remettre en question les biens fondés. Mais d’autres perçoivent cette pratique comme émancipatrice puisqu’elle est directement liée au plaisir féminin et permet de le décupler, contrairement aux autres mutilations génitales comme l’excision. Le gukuna est également condamnée par l’église catholique au Rwanda, qui la considère comme un acte impur, au même titre que d’autres pratiques traditionnelles rwandaises liées à la sexualité, qu’elle tente d’empêcher. Défendant la politique en faveur de la famille, l’église s’oppose également à la contraception, et ce malgré la propagation des maladies sexuellement transmissibles, comme le Sida, depuis le génocide.
Il en est de même pour l’avortement, longtemps interdit, puis légalisé en 2012 dans le cas d’un viol, un inceste, un mariage forcé, ou si la grossesse représente un danger pour la santé de la femme ou de l’enfant. Bien qu’en théorie cela représente un réel progrès, dans les faits, l’avortement reste stigmatisé et n’est que peu pratiqué à cause des procédures qu’il faut mener pour pouvoir y accéder. Il faut d’abord obtenir un avis positif de deux médecins, ce qui peut s’avérer compliqué. Puis, se rendre devant un juge pour que ce dernier donne son autorisation afin d’intervenir. Parfois trop lourd à supporter pour les femmes victimes de violences sexuelles, s’engager dans une telle procédure reste une expérience douloureuse, sans compter que cela peut durer plusieurs mois avant d’y avoir recours.
S’il est pratiqué illégalement par un agent de santé non qualifié, l’avortement constitue un crime. Toutes les personnes y ayant recours et la pratiquant illégalement peuvent donc être punies et condamnées à la prison à perpétuité. En 2013, on estimait que le nombre d’avortements illégaux au Rwanda s’élevait à 60 000 par an. L’année suivante, 227 femmes étaient emprisonnées pour avoir eu recours à un avortement illégal. En 2015, l’ONG « Initiative des Grands Lacs pour les droits de l’Homme et le développement » estime qu’une femme détenue sur quatre était en prison pour avoir eu recours illégalement à l’avortement.
Un nouveau pas a été fait par le Président rwandais, Paul Kagamé, en octobre 2019 : 50 femmes emprisonnées à perpétuité pour avoir avorté illégalement ont été libérées. Une démarche qui survient dans le but premier de désengorger les prisons du pays. L’action a tout de même été soulignée par les organisations défendant les droits humains. Elle constitue une avancée majeure pour l’émancipation des femmes. Le droit à disposer de son corps est plus que jamais essentiel, et constitue un élément fondamental du combat qu’elles mènent.
De même, la plupart des femmes au Rwanda disposent de revenus modestes, c’est la raison pour laquelle, dès lors qu’une femme est enceinte, certaines inquiétudes surgissent. Elles ne sont pas toutes en mesure d’accoucher dans un centre de santé. En 2009, 75% d’entre elles accouchaient à domicile, les obligeant parfois à payer une amende dans certains endroits du pays. À cela s’ajoute également le coût des mutuelles parfois très élevé, mais aussi les pressions et discriminations qu’elles peuvent subir au travail.
D’un point de vue juridique, dans la lutte contre les discriminations de genre et de sexe, une nouvelle convention (n°183) de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) sur la protection de la maternité a été adoptée en 2000 afin de promouvoir l’égalité, la santé et la sécurité des femmes. Elle prévoit quatorze semaines de congé de maternité rémunéré, et vise à protéger la santé des mères et des enfants, mais aussi à lutter contre les discriminations liées à la grossesse : il est donc interdit de licencier une femme pour ce motif, que ce soit avant ou après la naissance de l’enfant. Cette convention n’a jamais été ratifiée au Rwanda, alors qu’il s’avère primordial de mettre en place des mesures visant à protéger les femmes et garantir leur sécurité financière.
Par ailleurs, depuis 2009, la loi portant sur la règlementation du travail stipule que les femmes ont le droit à un congé maternité de douze semaines durant lesquelles les six premières semaines sont rémunérées à 100%. Mais si une femme désire prendre les six semaines de congé supplémentaires qui lui sont octroyées, elle ne touche plus que 20% de son salaire, payés par l’employeur. Cela conduit les femmes à devoir retourner travailler par peur de perdre leur source principale de revenus, voire leur emploi. Une situation qui pourrait pourtant être évitée.
Conclusion
Souvent victimes et parfois bourreaux, les femmes ont joué un rôle considérable dans la reconstruction et la réconciliation du Rwanda. Elles détiennent aujourd’hui un rôle essentiel : elles ont progressivement acquis une place plus importante dans la société, et se sont affranchies des normes sur le plan législatif. Dans les parties les plus peuplées du pays, l’évolution a été beaucoup plus flagrante, notamment dans le domaine politique où les femmes sont à présent majoritaires. Certaines disparités perdurent tout de même entre les villes et les campagnes, où la structure sociale demeure traditionnelle et patriarcale.