08.04.2022
Koloina Andriamanondehibe
Il est aujourd’hui difficile de définir le féminisme avec exactitude. Il s’agit d’une notion trop « hétérogène et complexe », selon les termes de Jaime Loke, Ingrid Bachmann et Dustin Harp, à tel point que les auteurs n’osent s’aventurer à établir une définition universelle. Dans cet article, nous retenons celle, simplifiée, proposée par le Petit Robert : « Doctrine qui préconise l’égalité entre l’homme et la femme, et l’extension du rôle de la femme dans la société».
Dans les deux premières parties de ce dossier, nous avons passé en revue les différents événements ayant transformé les relations entre les hommes et les femmes à Madagascar. Comme dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, et porté par un certain héritage austronésien, le système matriarcal a réussi à se maintenir sur une longue période sur le territoire. Sa fin définitive, et la déchéance systémique de la femme malgache, sont marquées notamment par l’incursion française et l’évangélisation chrétienne ; l’Occident ayant apporté avec lui des valeurs de domination masculine. Après ce regard vers le passé, il est désormais inévitable de s’interroger sur le legs complexe du matriarcat et patriarcat, ainsi que sur les conséquences de la mondialisation du féminisme sur la lutte pour la condition féminine à Madagascar.
La mondialisation du féminisme : quelle place pour Madagascar ?
Le féminisme en tant que concept apparaît pour la première fois au XIXème siècle, avec l’avènement des Suffragettes en France et en Angleterre, puis du militantisme féministe antiesclavagiste aux États-Unis. Bien que la naissance de ce mouvement ait véritablement eu lieu en Occident, certaines valeurs revendiquées par ces féministes ne sont pas inconnues des femmes du reste du monde. Par exemple, nous avons vu en première partie de ce dossier que les premiers systèmes matriarcaux et matrilocaux se sont mis en place à Madagascar dès le Vème siècle, puis ont été considérablement réduits lors de la colonisation française.
Aujourd’hui, plusieurs courants de pensée occidentaux tentent de s’exporter dans le monde en véhiculant des valeurs et des modus operandi qui suscitent un rejet des nations qui entendent trouver ou retrouver leur identité après de douloureuses années sous influence étrangère. Ainsi, la peur de ce qu’on appelle un « féminisme colonial » est le principal obstacle vers l’acceptation de l’égalité de genre dans les sociétés non-occidentales. Paola Bacchetta désigne le féminisme colonial comme étant un mouvement perpétuant le colonialisme à travers ce qu’elle appelle le « déplacement et l’épistémicide des savoirs autochtones». Selon elle, cela se manifeste d’une part par une mobilisation externe, c’est-à-dire une position paternaliste et moralisatrice adoptée par certains groupes ou individus, principalement occidentaux, qui font fi des particularismes locaux. Cette critique envers la globalisation du féminisme et la dynamique donneur-receveur entre Nord et Sud, qui fait écho à ce que l’on observe dans les sphères économiques ou politiques, s’inscrit dans la lignée des controverses entourant le phénomène de « white-saviorism» en Afrique. D’autre part, la dévalorisation des savoirs autochtones peut également être favorisée par les acteurs locaux qui reproduisent les analyses de l’étranger, pourtant insensibles à leurs réalités et expériences.
A Madagascar en particulier, le terme « féminisme » commence à peine à se vulgariser mais reçoit déjà un accueil mitigé de l’opinion publique. Et pour cause, en dehors des cercles restreints d’initiés, une partie des Malgaches associent instinctivement le mot avec les démonstrations radicales étrangères, comme celles des FEMEN, connues pour manifester dévêtues ou encore d’autres groupes relevant du « sextrémismes». La culture et l’éducation malgaches accordent une importance particulière aux valeurs du « henatra » (la pudicité), le « hasina » (le sacré), le « fahendrena » (la sagesse, la circonspection), sans oublier les principes religieux prédominants. Mialisoa Randriamampianina résume ainsi le portrait de la féministe dans l’imaginaire des Malgaches : « hystérique, incomprise, aigrie et anarchiste», ce qui est aux antipodes de ce qui est moralement accepté dans la société.
C’est là que se trouve la fracture : une minorité intellectuelle, engagée pour la cause du genre et sous couvert du féminisme, plaide pour un droit des femmes plus effectif dans la société malgache. Cependant, à cet élan de décisions, normes et politiques publiques découlant de ces initiatives s’opposent la confusion, voire la récusation, par une base conservatrice dominante. En témoigne l’inattendu imbroglio qui a entouré l’adoption de la loi relative à la lutte contre les violences basées sur le genre à Madagascar en 2019. Présenté par le Ministère de la Justice et celui de la Population, en collaboration avec la société civile et la Gendarmerie Nationale, le texte a été initialement rejeté par l’Assemblée Nationale. Pour cause, une mauvaise compréhension des notions abordées ont poussé les parlementaires, mais aussi les chefs religieux influents, à y voir une ouverture au mariage inter-sexe. France Info rapporte d’ailleurs qu’un des articles initiaux prévoyant la punition de « tout acte de pénétration sexuelle (…) commis sur le conjoint», le député de l’opposition Fidèle Razara Pierre s’est exprimé ainsi : « Pourquoi a-t-on utilisé le mot le conjoint au masculin et non pas la conjointe au féminin (…) Cette loi reconnaît-elle déjà la possibilité de n’avoir que des conjoints dans une union ? ». Après quoi, le gouvernement a procédé à une série de modifications pour se défaire de toute connotation jugée trop progressiste, afin de faire adopter le projet de loi.
Reconnaître et valoriser la diversité de l’expérience féminine : la clé vers l’inclusivité
Dans les précédents articles de ce dossier, nous avons engagé la discussion sur Madagascar en tant que nation, en traitant principalement du cheminement historique, politique et culturel partagé par l’ensemble de la population, qui a marqué la fin d’un véritable matriarcat. Bien que cette démarche aille dans le sens de l’unité nationale tant revendiquée aujourd’hui, nous ne pouvons ignorer la diversité identitaire présente sur les quelques 587 042 kilomètres carrés de l’île. A l’instar des populations africaines et asiatiques, la culture malgache accorde une grande importance au tribalisme et à l’ethnicité. Il existe actuellement près de 18 ethnies et presque tout autant de types de dynamiques sociales. La chronologie décrivant l’arrivée des modèles matrilinéaires avec l’immigration austronésienne-bantoue, et leur chute suite à la colonisation française, n’est pas linéaire ; il nous faut également reconnaître l’expérience de certains groupes, bien que leur étude approfondie ne saurait être l’objet de cet article. On peut évoquer, entre autres, l’expérience des ethnies du Nord-Ouest de l’île, fortement marquées par l’immigration arabe. Installés dans la région de Mahajanga dès le VIIème siècle, les Arabes musulmans y ont importé un système patriarcal, devançant ainsi d’autres sociétés féodales malgaches de quelques siècles.
Les conséquences de cette diversité d’héritages, couplées à d’autres facteurs comme l’environnement, le niveau d’éducation et la disponibilité des ressources, ont fait que certains enjeux ont été privilégiés selon la région. L’étude sur la Violence contre les femmes à Madagascar du HCDH fait état du poids des traditions dans l’effectivité des droits de la femme dans certaines communautés, et rapporte qu’en dépit des législations en vigueur, le droit coutumier encore très présent encourage les discriminations à l’égard des femmes. Par exemple, une fille malgache sur trois commence sa vie génésique avant ses 18 ans. Toutefois, il existe des disparités : la prévalence des grossesses forcées et/ou précoces est plus élevée dans certaines collectivités de l’Ouest, où 10% des mères sont âgées de moins de 19 ans, contre à peine 2,3% dans la capitale.
Outre le facteur ethnique, le mode de vie des femmes à Madagascar est également conditionné par leur milieu. Actuellement, près de 80% de la population vit en milieu rural, mais on constate un important écart de développement entre les femmes de la ville et celles de la campagne. Par exemple, moins de 2% des femmes vivant en ville ne savent pas lire, contre 29% des femmes en milieu rural. Les femmes rurales sont également plus fécondes que les autres, puisqu’elles donnent naissance en moyenne à 5,7 enfants au cours de leur vie. De manière générale, les personnes vivant hors des centres urbains se trouvent plus désavantagées en matière d’accès à l’éducation, à la santé ou à l’emploi. Cela rajoute ainsi une charge supplémentaire sur les femmes rurales, qui rencontrent alors des obstacles systémiques en tant que femmes, auxquels s’ajoutent ceux que connaissent les populations des campagnes.
C’est ici qu’entre en jeu la notion d’intersectionnalité, que les mouvements pour les droits et intérêts de la femme à Madagascar gagnent à mettre en avant. Introduit par l’Américaine Kimberley Crenshaw au début des années 1990, le concept d’intersectionnalité désigne l’analyse du cumul des discriminations ou des dominations que peut subir un individu au sein d’une société donnée. Il serait faux de prétendre que l’égalité des chances entre hommes et femmes est déjà effective à Madagascar, mais aussi de considérer que toutes les femmes malgaches sont égales entre elles. La reconnaissance de cette pluralité d’expériences permet d’attribuer aux femmes concernées une certaine agencéité. D’après Diana T. Meyers, l’agencéité est une théorie selon laquelle les femmes dans une société patriarcale doivent être en mesure d’exprimer leurs besoins et leurs problèmes via la critique des institutions sociales et politiques. Point intéressant avancé par cette auteure : cette agencéité ne peut être accomplie que lorsque les acteurs n’outrepassent pas leur point de vue social de sorte à laisser les femmes concernées développer et prendre en main leur résistance. Autrement dit, un groupe ne doit pas chercher à s’approprier des revendications qui ne lui sont pas endogène, au détriment de l’espace d’expression de la communauté principalement concernée.
La perspective optimiste du féminisme malgache
Il est indéniable que l’intégration complète du genre dans les sphères de la politique, de l’économie et de la société à Madagascar a encore un long chemin à faire. De nombreux enjeux subsistent, qu’ils soient le fruit de l’obsolescence des coutumes ancestrales dans la société moderne, ou du legs du violent épisode colonial. Cependant, il faut se défaire de certains préjugés féministes vis-à-vis des pays en développement pour laisser les femmes malgaches définir leurs propres priorités. En effet, les fortes inégalités présentes dans la société à Madagascar n’empêchent pas le pays de présenter de meilleures statistiques par rapport à la moyenne des pays du Sud, voire des pays industrialisés dans certains cas. Reconnaître et admettre ces atouts permet alors de se détacher d’une dynamique à sens unique avec le Nord, tout en œuvrant pour l’amélioration de la condition féminine.
L’Indice de Développement de Genre (IDG) malgache, qui mesure l’écart entre l’IDH des femmes et celui des hommes, est suffisamment remarquable pour que l’on s’y intéresse. Madagascar fait bonne figure en Afrique subsaharienne avec un score de 0.946 et une performance féminine supérieure à celle des hommes dans certaines catégories, comme l’espérance de vie à la naissance (68,3 ans contre 65,1) ou la durée moyenne de scolarisation (6,4 ans contre 5,8). Bien évidemment, cet indicateur ne prend en compte qu’un nombre limité de facteurs, à savoir l’espérance de vie, le revenu et la scolarisation, et ne s’attarde pas sur d’autres considérations, telles que les violences auxquelles les femmes malgaches sont fortement exposées. Malgré ces chiffres encourageants, mais négligés, on a tendance à verser dans une stéréotypie des pays du Sud, nourrie par de nombreuses ONG internationales occidentales. Il s’agit là d’un point d’ancrage potentiel du féminisme malgache, et l’opportunité pour les militantes et militants de faire rayonner l’expérience non-blanche et renier le discours paternaliste systématique de l’extérieur.
Cela peut sembler anecdotique, mais il est intéressant de relever qu’il existe des droits, revendiqués par les femmes ailleurs, qui sont déjà acquis à Madagascar – voire qui n’ont jamais été remis en question. C’est le cas de l’allaitement au sein en public, qui provoque de vifs débats dans les sociétés industrielles, mais qui est une pratique courante à Madagascar.
En somme, le féminisme à Madagascar est ici analysé dans son sens le plus strict, autrement dit le combat pour le développement du droit des femmes afin d’atteindre l’égalité de genre. Malgré cela, c’est une étiquette qui continue de faire peur à une partie de l’opinion, provoquant au passage des débats dont le fond est souvent tapissé d’incompréhension et d’idées fausses. Les mouvements pour les droits des femmes doivent-ils alors se dissocier de cette appellation, même s’ils répondent à cette définition, de peur de placer inutilement des barrières avec la communauté ? Quoi qu’il en soit, force est de constater que de plus en plus d’organisations malgaches cherchent à se réapproprier le féminisme et à le décliner en plusieurs sous-genres pour inclure un nombre grandissant d’identités.
Cet article clos ce dossier consacré à la déconstruction de l’antagonisme ambiant entre société malgache et valeurs féministes. Les rapports sociaux entre les hommes et les femmes n’ont cessé d’évoluer depuis des siècles, permettant aujourd’hui à Madagascar de se prévaloir d’un double héritage matriarcal et patriarcal. A l’image des autres revendications concernant les droits humains, le féminisme est actuellement un enjeu identitaire où les forces conservatrices et réformistes ne cessent de se heurter, au détriment de l’idéal de société égalitaire. Une discorde de façade pourtant, dont la clé de l’entente consiste, pour les deux fronts, à plonger dans l’histoire et la réalité véritables du pays.
Pour citer cette production : Koloina Andriamanondehibe, « Déconstruire l’antagonisme entre féminisme et société à Madagascar 3/3 : (Ré)concilier féminisme et société, le nouveau défi militant à Madagascar », 08.04.2022., Institut du Genre en Géopolitique.
Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’actrice.