La précarité, un phénomène genré (1/2) : causes et chiffres actuels dans l’Union européenne

Temps de lecture : 8 minutes

11.01.2023

Vitoria Acerbi

« Précaire » est un adjectif originaire du latin « precarius », qualifiant ce qui est instable, incertain, obtenu par une faveur ou par la prière[1]Cingolani, P. (2006). Introduction, La précarité. Presses Universitaires de France, P. 5..

D’origine latine, apparu et popularisé sous l’Empire Romain, le mot « précaire » est aujourd’hui loin d’être tombé en désuétude. Il qualifie la situation de nombreux Européens, et surtout de nombreuses Européennes, dont le parcours professionnel est fragile, souvent discontinu car sensible aux changements extérieurs. Cela génère des revenus plus variables, moins prévisibles, et par conséquent une situation économique et sociale plus précaire que celle des hommes[2]Milewski, F. (2005) La précarité des femmes sur le marché du travail. Lettre de l’OFCE. 263.

Ce texte se penche précisément sur cette problématique et explore comment et pourquoi la précarité atteint davantage les femmes que les hommes dans l’Union européenne (UE). Dans cette série, le premier article propose un état des lieux de la situation à partir des chiffres au niveau du continent ainsi qu’une analyse des causes de cette disparité axée sur le genre. Le deuxième article dresse un panorama des politiques de l’UE pour contrer ce problème, présentant un bilan de leurs forces et des points d’amélioration.

État des lieux sur la précarité au travail au sein de l’UE

Selon l’Institut européen pour l’égalité de genre, en 2016, 27% des femmes et 15% des hommes salarié∙e∙s entre 15 et 64 ans dans l’Union européenne avaient un travail « précaire[3]European Institute for Gender Equality. (2016) Research Note on Gender, skills and precarious work in the EU, p. 21-22. … Continue reading ». Par précaire, l’institut entend tout emploi caractérisé par : un salaire très bas, des horaires de travail faibles et/ou une faible sécurité d’emploi[4]European Institute for Gender Equality. (2016) Research Note on Gender, skills and precarious work in the EU, p. 21-22. … Continue reading. La différence observée de 12 points de pourcentage souligne le caractère genré du problème de la précarité.

L’un des premiers générateurs de précarité est le type d’insertion professionnelle, différencié par genre. L’emploi à temps plein au sein de l’UE est plus répandu chez les hommes (78,3%) que les femmes (66,5%) entre 20 et 64 ans, soit une différence de 12 points de pourcentage[5]Eurostat Data. (2020). Women’s employment in the EU: https://ec.europa.eu/eurostat/web/products-eurostat-news/-/EDN-20200306-1 Consulté le 28 mai 2022.. L’emploi à temps partiel, en revanche, est une réalité plus féminine (30%) que masculine (8%) parmi les personnes économiquement actives[6]Eurostat Data. (2020). Women’s employment in the EU: https://ec.europa.eu/eurostat/web/products-eurostat-news/-/EDN-20200306-1 Consulté le 28 mai 2022.. La division par genre du total de salarié∙e∙s employé∙e∙s à temps partiel donne des chiffres plus alarmants : en 2019, 73,8% des personnes travaillant à temps partiel dans l’UE étaient des femmes[7]Fiadzo, C., Dupont, C., Hadjivassiliou, K., et al. (2021), Precarious work from a gender and intersectionality perspective, and ways to combat it: executive summary, European Parliament … Continue reading

Les différentes modalités de travail créent des parcours divergents – continus ou discontinus – avec des revenus et des perspectives d’avancement intéressants ou limités. La paie moyenne par heure d’activité à temps plein est plus élevée que celle de l’activité à temps partiel. De plus, le travail à temps partiel entraîne, le plus souvent, un développement moindre de carrière. Cela est dû à l’importance de l’ancienneté dans l’octroi d’une promotion et au poids différencié de l’expérience en temps partiel et en temps plein pour cette comptabilité[8]Milewski, F. (2005) La précarité des femmes sur le marché du travail. Lettre de l’OFCE. 263.. Ces deux conditions aident à expliquer l’écart salarial entre les genres, toujours élevé dans l’UE : les femmes sont rémunérées en moyenne 13% moins que les hommes par heure travaillée[9]Eurostat Data (2020). Gender pay gap in Europe: facts and figures (infographic). … Continue reading.

De plus, un autre facteur fondamental pour la stabilité et la qualité de l’emploi est la continuité de la participation au marché du travail. En 2018, un tiers des femmes salariées et seulement 1,3% des hommes salariés dans l’Union européenne avaient eu des interruptions de carrière pour la garde des enfants[10]Equinet, (2020). Women in Poverty: Breaking the Cycle. Moana Genevey (coord.) P.13.. Les femmes sont également plus susceptibles d’arrêter de travailler pour s’occuper d’autres personnes à charge, comme des parents âgés. Par conséquent, la durée moyenne de la vie de travail pour les femmes dans l’Union est de 33 ans, et celle des hommes de 38 ans[11]Eurostat Data (2020). Gender pay gap in Europe: facts and figures (infographic). … Continue reading

Pour ce qui est des typologies d’emploi, les femmes reçoivent plus souvent et passent plus de temps que les hommes dans des contrats à durée déterminée, basculant souvent après vers l’inactivité[12]Milewski, F. (2005) La précarité des femmes sur le marché du travail. Lettre de l’OFCE. 263.. Elles sont aussi plus nombreuses dans les modalités de travail indépendant (self-employment) et dans le travail non déclaré, ce qui les empêche de profiter à condition optimale (et égal par rapport aux hommes) des dispositifs de protection sociale liés à l’emploi, comme l’assurance santé, les indemnités pendant le chômage, les congés maladie et parentaux[13]Equinet, (2020). Women in Poverty: Breaking the Cycle. Moana Genevey (coord.) P.13.

Tout cela génère une autre différence genrée de la précarité économique et sociale : l’écart des revenus pendant la retraite. En 2019, les femmes âgées de plus de 65 ans recevaient en moyenne 29% moins que les hommes au sein de l’UE, ce qui les laisse aussi en plus forte proportion dans un risque de pauvreté, à savoir 17% du total des femmes retraitées contre 13,1% du total des hommes retraités[14]Eurostat Data (2019). Closing the gender pension gap? https://ec.europa.eu/eurostat/fr/web/products-eurostat-news/-/ddn-20210203-1 Consulté le 30 mai 2022.

Quelques facteurs explicatifs de la précarité comme phénomène différencié par genre

Les structures sociales conditionnent différemment l’insertion et la progression professionnelle des femmes et des hommes. Les points de départ sont inégaux, entraînant des possibilités différentes de trajectoire. Dans ce cadre, quelques éléments déterminent la probabilité plus forte que les femmes ont – en comparaison des hommes – d’expérimenter des conditions de précarité au travail et lors de leur retraite. 

Le premier élément est le partage inégal de temps sociaux, qui découle de la division genrée du travail : les femmes passent une proportion beaucoup plus importante de leur temps dans le travail non payé ni valorisé de ménage et soins à la maison que les hommes. Avant la pandémie, elles passaient en moyenne 15,8 heures de leur semaine dans ces tâches contre 6,8 heures passées par les hommes[15]Eurofound, (2020). Living, working and COVID-19, COVID-19 series, Publications Office of the European Union.. Pendant le confinement, l’écart a diminué mais la charge a augmenté : 18,4 heures par semaine pour elles contre 12,1 pour eux[16]Eurofound, (2020). Living, working and COVID-19, COVID-19 series, Publications Office of the European Union.. En termes de proportion, 80% des femmes s’occupent des tâches domestiques quotidiennement au sein de l’UE, contre seulement 34% des hommes[17]Equinet, (2020). Women in Poverty: Breaking the Cycle. Moana Genevey (coord.) P.13.. Quant aux soins d’enfants et d’autres personnes, 37,5% des femmes s’en chargent chaque jour, contre 24,7% d’hommes[18]Equinet, (2020). Women in Poverty: Breaking the Cycle. Moana Genevey (coord.) P.13.

La disponibilité moins importante des femmes pour le travail payé comme conséquence du temps consommé par le travail domestique non payé fait qu’un plus grand nombre de femmes que d’hommes se détache du marché du travail de manière temporaire ou permanente. Ces femmes sont donc contraintes à chercher des contrats à temps partiel ou des formes de travail indépendants. Ces modalités de travail causent des pertes non négligeables de revenus et de perspectives de développement de carrière. D’un côté, les employé∙e∙s à temps partiel ou indépendant∙e∙s ont un risque accru de perte d’emploi en comparaison aux employé∙e∙s à temps plein. De l’autre, les ruptures du parcours causent une fragile insertion et, parfois, rendent difficile la réinsertion professionnelle.

Les femmes qui ne sont pas chargées du travail de soin de manière importante ne progressent pas non plus professionnellement sur un pied d’égalité avec les hommes : il existe un effet différencié sur le salaire et les promotions lorsque les femmes et les hommes ont des enfants, en raison de la perception et de l’attente externe. C’est la « pénalité de la maternité » et le « bonus de la paternité[19]Wei-hsin Yu, Yuko Hara; Motherhood Penalties and Fatherhood Premiums: Effects of Parenthood on Earnings Growth Within and Across Firms. Demography 1 February 2021; 58 (1): 247–272. doi: … Continue reading ». Les mères qui continuent de travailler à plein temps gagnent moins et ont des promotions plus lentes, car considérées par leurs pairs et managers comme moins enclines à prendre des responsabilités, moins engagées dans le travail et moins compétentes[20]Stephen, B. Shelley, C. (2010). Normative Discrimination and the Motherhood Penalty. Gender & Society.; 24(5):616-646. doi:10.1177/0891243210383142. L’inverse est vrai pour les hommes qui gagnent plus et sont considérés comme plus responsables, méritant donc des postes plus avancés une fois devenus pères. C’est une des raisons, avec la discontinuité de carrière et d’autres discriminations, qui explique pourquoi l’écart salarial entre les genres s’accroît avec l’âge. 

Toutes ces circonstances – de moindre disponibilité de temps pour le travail payé à cause de la charge de soins, d’emploi instable, temporaire, mal payé, de fluctuation entre activité et inactivité professionnelle – sont encore plus courantes pour les foyers monoparentaux, 85% desquels, dans l’UE, sont constitués par des femmes seules avec leurs enfants[21]European Institute for Gender Equality. (2021) Research Note on Gender equality and the socio-economic impact of the COVID-19 pandemic. Publications Office of the European Union, P.22.. C’est précisément ce groupe démographique – les parents isolés – qui sont sous le risque de pauvreté et d’exclusion sociale dans l’union, soit 40,3 %[22]European Institute for Gender Equality. (2021) Research Note on Gender equality and the socio-economic impact of the COVID-19 pandemic. Publications Office of the European Union, p 33.

En outre, la ségrégation des occupations rend la précarité plus répandue parmi les femmes qu’entre les hommes. Perçues comme plus orientées vers autrui, elles sont surreprésentées dans les métiers d’éducation (les femmes constituaient 67% des effectifs en 2015 au sein de l’UE), de santé humaine (77%) et des services à la personne (80%), comme la restauration, le nettoyage, l’action sociale[23]European Commission. (2015) Opinion on how to overcome occupational segregation Advisory Committee on Equal Opportunities for Women and Men.. P. 2.. Ces secteurs offrent des salaires et des perspectives de développement professionnel moins importantes, plus souvent des types d’emploi précaire – sous-emploi, travail non déclaré – et des conditions de travail plus contraignantes – impossibilité de flexibilité horaire ou de télétravail[24]Equinet, (2020). Women in Poverty: Breaking the Cycle. Moana Genevey (coord.) P.13.

En revanche, perçus comme ayant une intelligence plus logique pour la résolution de problèmes, les hommes s’orientent en plus forte proportion vers la science et l’ingénierie. En 2017, ils constituaient 59% des effectifs dans ces deux secteurs dans l’UE, et 83% dans les industries de haute et moyenne technologie[25]Eurostat Data (2019). Women in science and technology. https://ec.europa.eu/eurostat/web/products-eurostat-news/-/EDN-20190211-1 Consulté le 02 juin 2022.. En 2020, 83% des employé⋅e⋅s dans les technologies d’information et de communication au sein de l’Union étaient également des hommes[26]Eurostat Data (2021). More than 4 out of 5 ICT-educated workers are men. https://ec.europa.eu/eurostat/web/products-eurostat-news/-/ddn-20210916-1 Consulté le 02 juin 2022.. Ces secteurs offrent plus souvent des contrats stables et bien payés, des conditions de travail plus flexibles et permettant un équilibre entre vie professionnelle et vie privée[27]World Economic Forum, (2016) The future of jobs: employment, skills and workforce strategy for the Fourth Industrial Revolution, World Economic Forum,.

Le genre est un des axes expliquant l’expérience asymétrique de la précarité 

Au regard des éléments précédemment mentionnés, il est plus probable que l’expérience féminine, au contraire de la masculine, soit teintée de précarité tant durant la vie professionnelle active que la retraite. Toutefois, le genre n’est pas la seule variable à prendre en compte en analysant la distribution sociale de la précarité. D’autres facteurs comme l’âge, l’origine ethnique, la migration ou encore le handicap jouent un rôle important dans la probabilité plus ou moins grande qu’aura un⋅e individu⋅e à être touché∙e par la précarité. Par conséquent, l’approche intersectionnelle permet une compréhension plus complète du sujet. En ce sens, l’évolution des contextes économiques, de crises et transformations du capitalisme, des inégalités mondiales, et les choix politiques de régulation du travail dans les diverses sociétés déterminent aussi une présence plus fréquente de la précarité sociale et économique parmi certains groupes que d’autres. 

Cependant, c’est la problématique du genre comme élément générateur d’asymétries dans l’expérience de la précarité dans l’UE qui nous intéresse ici, C’est à partir de cet angle que nous analyserons dans l’article suivant de ce dossier les chemins pris pour que « précaire » soit de moins en moins utilisé pour qualifier le travail et la situation socioéconomique des Européen∙ne∙s. Le prochain texte se penchera donc sur ce qui est fait au niveau de l’UE pour pallier ce déséquilibre genré dans la précarité, ainsi que les réussites et limites de ces politiques.

 

Pour citer cette production : Vitoria Acerbi, « La précarité, un phénomène genré (1/2) : causes et chiffres actuels dans l’Union européenne », Institut du Genre en Géopolitique, 11/01/2023. 

Les propos contenus dans cet écrit n’engagent que l’autrice.

References

References
1 Cingolani, P. (2006). Introduction, La précarité. Presses Universitaires de France, P. 5.
2, 8, 12 Milewski, F. (2005) La précarité des femmes sur le marché du travail. Lettre de l’OFCE. 263.
3, 4 European Institute for Gender Equality. (2016) Research Note on Gender, skills and precarious work in the EU, p. 21-22. https://eige.europa.eu/resources/ti_pubpdf_mh0217250enn_pdfweb_20170503163908.pdf
5, 6 Eurostat Data. (2020). Women’s employment in the EU: https://ec.europa.eu/eurostat/web/products-eurostat-news/-/EDN-20200306-1 Consulté le 28 mai 2022.
7 Fiadzo, C., Dupont, C., Hadjivassiliou, K., et al. (2021), Precarious work from a gender and intersectionality perspective, and ways to combat it: executive summary, European Parliament Directorate-General for Internal Policies of the Union, https://data.europa.eu/doi/10.2861/177178 Consulté le 28 mai 2022.
9, 11 Eurostat Data (2020). Gender pay gap in Europe: facts and figures (infographic). https://www.europarl.europa.eu/news/en/headlines/society/20200227STO73519/gender-pay-gap-in-europe-facts-and-figures-infographic Consulté le 30 mai 2022.
10, 13, 17, 18, 24 Equinet, (2020). Women in Poverty: Breaking the Cycle. Moana Genevey (coord.) P.13.
14 Eurostat Data (2019). Closing the gender pension gap? https://ec.europa.eu/eurostat/fr/web/products-eurostat-news/-/ddn-20210203-1 Consulté le 30 mai 2022.
15, 16 Eurofound, (2020). Living, working and COVID-19, COVID-19 series, Publications Office of the European Union.
19 Wei-hsin Yu, Yuko Hara; Motherhood Penalties and Fatherhood Premiums: Effects of Parenthood on Earnings Growth Within and Across Firms. Demography 1 February 2021; 58 (1): 247–272. doi: https://doi.org/10.1215/00703370-8917608
20 Stephen, B. Shelley, C. (2010). Normative Discrimination and the Motherhood Penalty. Gender & Society.; 24(5):616-646. doi:10.1177/0891243210383142
21 European Institute for Gender Equality. (2021) Research Note on Gender equality and the socio-economic impact of the COVID-19 pandemic. Publications Office of the European Union, P.22.
22 European Institute for Gender Equality. (2021) Research Note on Gender equality and the socio-economic impact of the COVID-19 pandemic. Publications Office of the European Union, p 33.
23 European Commission. (2015) Opinion on how to overcome occupational segregation Advisory Committee on Equal Opportunities for Women and Men.. P. 2.
25 Eurostat Data (2019). Women in science and technology. https://ec.europa.eu/eurostat/web/products-eurostat-news/-/EDN-20190211-1 Consulté le 02 juin 2022.
26 Eurostat Data (2021). More than 4 out of 5 ICT-educated workers are men. https://ec.europa.eu/eurostat/web/products-eurostat-news/-/ddn-20210916-1 Consulté le 02 juin 2022.
27 World Economic Forum, (2016) The future of jobs: employment, skills and workforce strategy for the Fourth Industrial Revolution, World Economic Forum,