Kenya : des abus et violations des droits humains fondamentaux à l’égard des personnes LGBTQI+

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15/01/2023

Emma Roquel

Le 4 janvier 2023, le militant activist Edwin Chiloba œuvrant pour la défense des droits des personnes LGBTQI+ a été retrouvé mort près de la ville d’Eldoret, au Kenya [1]TV5 Monde. (Janvier 2023). Kenya : meurtre d’un militant des droits LGBTQ, les 5 suspects en détention. … Continue reading. Cependant, ce meurtre est loin d’être un acte isolé [2]TV5 Monde. (Janvier 2023). Kenya : meurtre d’un militant des droits LGBTQ, les 5 suspects en détention. … Continue reading. De par son héritage culturel et colonial encore très ancré dans l’ordre légal du pays [3]Amera International. (May 2021). Kenya LGBTI Resources. https://www.amerainternational.org/kenya-lgbti-resources/, la société kényane reste conservatrice et homophobe. De plus, le rôle considérable que joue la religion à travers le Kenya influence considérablement les comportements et attitudes des individu·e·s à l’égard de la communauté LGBTQI+ [4]DROZ, Y, et N. GEZ, Y. Les formes chrétiennes du religieux au Kenya. Chapitre 10, p. 301-324. https://books.openedition.org/africae/2077?lang=fr. Ceci se traduit par de fortes discriminations et violences à leur encontre. Les personnes LGBTQI+ sont la cible de violences sexuelles, d’abus physiques et verbaux, ainsi que d’exclusion sociale [5]Human Dignity Trust. (2022). Report on Kenya. https://www.humandignitytrust.org/country-profile/kenya/ au sein du pays. En quoi le meurtre d’Edwin Chiloba est-il révélateur de la LGBTphobie omniprésente à travers les différentes sphères de la société kényane ?

Des lois LGBTphobes archaïques : le poids de l’héritage colonial

Ancienne colonie britannique, le Kenya choisit, à l’heure de son indépendance en 1963, de conserver le code pénal régnant sous l’ère coloniale [6]Amera International. (May 2021). Kenya LGBTI Resources. https://www.amerainternational.org/kenya-lgbti-resources/. Ce code pénal dépassé, datant de 1930, comporte de multiples lois qui portent atteinte à l’intégrité physique et au respect des droits des personnes LGBTQI+. Certaines lois proscrivent l’activité sexuelle entre deux personnes du même sexe ainsi que la pratique de la sodomie [7]Amera International. (May 2021). Kenya LGBTI Resources. https://www.amerainternational.org/kenya-lgbti-resources/. Ces infractions sont toutes les deux passibles d’une peine maximale de 14 ans d’emprisonnement [8]Human Dignity Trust. (2022). Report on Kenya. https://www.humandignitytrust.org/country-profile/kenya/. De plus, ces lois anti-sodomie entraînent des abus qui peuvent aller jusqu’à la torture au sens de la Convention contre la torture par les forces de l’ordre et/ou le personnel médical par des examens médicaux pour vérifier s’il y a eu pénétration anale [9]Human Rights Watch. (May 2019). Kenya: Court Upholds Archaic Anti-Homosexuality Laws. https://www.hrw.org/news/2019/05/24/kenya-court-upholds-archaic-anti-homosexuality-laws, ce qui constitue une violation de l’intégrité physique des individu·e·s.

D’autre part, bien que le code pénal n’interdise pas expressément les actes homosexuels entre femmes – seuls les rapports sexuels masculins sont mentionnés -, l’interprétation de la loi et notamment celle de l’expression « contre l’ordre de la nature » peut s’avérer être une véritable menace pour les femmes lesbiennes et bisexuelles [10]Amera International. (May 2021). Kenya LGBTI Resources. https://www.amerainternational.org/kenya-lgbti-resources/. Elles sont également sujettes à de fortes stigmatisations et souffrent de discriminations et de violences [11]Equitas. (2022). Georgina Adhiambo : Défenseuse passionnée des droits des femmes lesbiennes, bisexuelles et queers en zone rurale au Kenya. … Continue reading.

De plus, l’écriture de la nouvelle Constitution rédigée en 2010 dont certains articles sont à portée discriminatoire et LGBTphobe rèvèle encore la forte influence de l’héritage colonial. Au regard du mariage entre deux personnes du même sexe, l’article 45(2) de la Constitution est discriminatoire puisqu’il est illégal [12]EqualDex. (2022). LGBT Rights in Kenya. https://www.equaldex.com/region/kenya. Tout comme l’article 165 qui interdit les comportement sexuels entre hommes, punissables d’une peine de cinq ans d’emprisonnement [13]Amera International. (May 2021). Kenya LGBTI Resources. https://www.amerainternational.org/kenya-lgbti-resources/. Par conséquent, le droit à l’égalité prévu par l’article 27(4) de la Constitution n’inclut pas l’orientation sexuelle ni l’identité de genre [14]Human Dignity Trust. (2022). Report on Kenya. https://www.humandignitytrust.org/country-profile/kenya/. Parallèlement, il n’existe encore à ce jour aucun mécanisme mégal pour changer de sexe, il est donc impossible d’être reconnu·e légalement après un changement d’identité [15]EqualDex. (2022). LGBT Rights in Kenya. https://www.equaldex.com/region/kenya.

Au-delà de l’ordre légal du pays, la Kenya Film Classification Board, une organisation sous l’égide de l’Etat, censure certains films perçus comme « inappropriés » car ils tenteraient, selon l’organisme, de normaliser les relations entre personnes de même sexe [16]Human Rights Watch. (June 2022). Progress and Setbacks on LGBT Rights in Africa – An Overview of the Last Year. … Continue reading. Le documentaire « I am Samuel », par exemple, a été prohibé des écrans car il encourageait le mariage entre deux personnes du même sexe [17]Freedom House. (2022). Report on Kenya. https://freedomhouse.org/country/kenya/freedom-net/2022.

Ainsi, les lois nationales en vigueur légitiment la LGBTphobie et provoquent l’exclusion sociale ainsi que la privation des droits humains fondamentaux des personnes LGBTQI+ au Kenya.

Des mœurs sociales et religieuses conservatrices et LGBTphobes instaurant un climat de discrimination et de violence

Souvent considérée comme un concept importé par l’Occident [18]Ref World. (2009). Kenya : situation des femmes et des hommes homosexuels, y compris les lois touchant l’homosexualité, la protection offerte par l’Etat et l’existence de services … Continue reading, la majorité de la population kényane désapprouve l’homosexualité. D’après le Pew Rsearch Center, en 2019, 83% des Kényan·e·s n’acceptaient pas l’homosexualité et 85,74% ne toléreraient pas d’avoir des voisin·e·s homosexuel·le·s [19]EqualDex. (2022). LGBT Rights in Kenya. https://www.equaldex.com/region/kenya. Ces comportements homophobes sont d’autant plus renforcés par l’influence de la religion. Selon le recensement de 2019, le Kenya compte 85,5% de chrétiens et 11ù de musulmans [20]DROZ, Y, et N. GEZ, Y. Les formes chrétiennes du religieux au Kenya. Chapitre 10, p. 301-324. https://books.openedition.org/africae/2077?lang=fr. L’homosexualité est perçue comme étant « anti-chrétienne [21]Ref World. (2009). Kenya : situation des femmes et des hommes homosexuels, y compris les lois touchant l’homosexualité, la protection offerte par l’Etat et l’existence de services … Continue reading » et contraire aux valeurs que véhicule la Bible.

Les personnes LGBTQI+ subissent alors de fortes pressions familiales pour se conformer aux normes sociales et religieuses du pays, qui peuvent se traduire par des détentions arbitraires en thérapie de conversion [22]Open Diplomacy. (July 2021). ‘I was afraid I was going to die’: Kenyan survivor of ‘conversion therapy’. … Continue reading. Ces pratiques ne sont ni mentionnées, ni proscrites sous la loi kényane. Il existe alors une véritable ambiguïté juridique [23]EqualDex. (2022). LGBT Rights in Kenya. https://www.equaldex.com/region/kenya sur leur existence. Cepdenant, on parle « business lucratif [24]Open Diplomacy. (July 2021). ‘I was afraid I was going to die’: Kenyan survivor of ‘conversion therapy’. … Continue reading ». Les services proposés par les établissements afin de « traiter l’homosexualité » coûtent environ une vingtaine de dollars par jour, une somme énorme pour un pays où près d’un tiers de la population vit avec moins de 1,90 dollars par jour [25]Open Diplomacy. (July 2021). In East African countries gay conversion therapy a business model. … Continue reading. Ces thérapies forcées, qui comprennent des maltraitances, des violences et des tortures, sont mises en œuvre par des hôpitaux publics et/ou des organismes religieux [26]Galck+. (2022). Shame is not a cure: so-called conversion ‘therapy’ practices in Kenya. comme Fountain of Hope [27]Centre de réhabilitation chrétien à Nairobi..

Les personnes LGBTQI+ sont également victimes de harcèlement, de violences, de menaces de mort constante et de crimes de haine, perpétrés par la population elle-même mais aussi par la police [28]Human Dignity Trust. (2022). Report on Kenya. https://www.humandignitytrust.org/country-profile/kenya/. D’après le réseau NYARWEK, en 2017, il y a eu près de 54 cas de harcèlements (y compris en ligne), 61 cas de violences physiques et/ou sexuelles ainsi que 3 meurtres [29]ARCUS Foundation. (2017). Data Collection and Reporting on Violence Perpetrated Against LGBTQI Persons in Botswana, Kenya, Malawi, South Africa and Uganda..

Ainsi, les mœurs LGBTphobes de la société kényane entraînent de graves dérives en termes de comportements discriminatoires et de violations des droits humains à l’encontre des personnes LGBTQI+. Aux vues de l’absence de protection légale, la communauté LGBTQI+ est confrontée à de grandes discriminations en matière d’emploi et de logement [30]EqualDex. (2022). LGBT Rights in Kenya. https://www.equaldex.com/region/kenya. De plus, la LGBTphobie s’invite dès l’enfance, au sein même des écoles, où certain·e·s élèves sont expulsé·e·s [31]Amera International. (May 2021). Kenya LGBTI Resources. https://www.amerainternational.org/kenya-lgbti-resources/ à cause de leur identification et/ou appartenance à la communauté LGBTQI+, l’objectif étant de censurer l’expression de genre de ces personnes. 

Face à l’immobilisme politique, un fort activisme pour le respect des droits LGBTQI+ porté par la société civile kényane

Depuis son passé colonial, l’ordre légal kényan a très peu évolué en matière de droits LGBTQI+. Son système reste figé et inerte, certains reculs sont même à déplorer : en 2019 notamment, la Haute Cour du Kenya a confirmé les lois criminalisant les actes homosexuels entre adultes consentants les reléguant  à des citoyens de « seconde zone [32]Human Rights Watch. (May 2019). Kenya: Court Upholds Archaic Anti-Homosexuality Laws. https://www.hrw.org/news/2019/05/24/kenya-court-upholds-archaic-anti-homosexuality-laws ». L’absence de lois progressistes illustre la volonté du gouvernement de ne pas décriminaliser l’homosexualité de son code pénal et de renforcer la marginalisation sociale des personnes LGBTQI+ [33]Freedom House. (2022). Report on Kenya. https://freedomhouse.org/country/kenya/freedom-net/2022.

Néanmoins, malgré la LGBTphobie flagrante de l’Etat et de ses individu·efs, la société civile kényane joue un rôle décisif en matière de défense des droits LGBTQI+ [34]Human Rights Watch. (2011). Kenya : Déclaration de la société civile sur le Kenya et la Cour pénale internationale. … Continue reading. En 2019, la Haute Cour du Kenya a confirmé les lois sur la sodomie, affirmant qu’elles n’étaient pas discriminatoires car elles s’appliquaient à tout le monde, quelle que soit l’orientation sexuelle [35]Human Rights Watch. (May 2019). Kenya: Court Upholds Archaic Anti-Homosexuality Laws. https://www.hrw.org/news/2019/05/24/kenya-court-upholds-archaic-anti-homosexuality-laws. Les militant·efs ont aussitôt fait appel pour s’opposer à cette décision.

Au Kenya, la société civile s’est unie autour d’ONGs pour combattre la LGBTphobie qui conduit notamment aux meurtres de militant·e·s pour la cause LGBTQI+. En 2021, la police kényane a subi de lourdes pressions par la société civile afin qu’elle enquête correctement sur le meurtre brutal d’une lesbienne non binaire à Karatina, au nord de Nairobi [36]Human Rights Watch. (June 2022). Progress and Setbacks on LGBT Rights in Africa – An Overview of the Last Year. … Continue reading. De nombreuses ONGs et associations comme le Forum féministe LGBTQ, les associations JINSiANGU défendant les droits des minorités sexuelles et HAPA soutenant les personnes souffrantes du Sida [37]TV5 Monde. (Janvier 2023). Kenya : meurtre d’un militant des droits LGBTQ, les 5 suspects en détention. … Continue reading, œuvrent pour le respect des droits des personnes LGBTQI+ et dénoncent par conséquent les actes LGBTphobes dont fait preuve le gouvernement kényan. Par exemple, le Forum féministe LGBTQ organise régulièrement des manifestations [38]HAPA Kenya. Official website. https://hapakenya.org/, et les ONGs JINSiANGU et HAPA interviennent fréquemment dans les écoles et/ou hôpitaux ainsi qu’avec certains départements de la police notamment lors des enquêtes sur les crimes de haine LGBTQI+ [39]JINSiANGU. Official website. https://jinsiangu.org/. Leur rôle ainsi que leurs actions sont donc par définition indispensables pour espérer un changement et/ou une évolution des mœurs du pays. 

Une LGBTphobie problématique au Kenya

Ainsi, à travers le meurtre de l’activiste militant Edwin Chiloba est démontré la LGBTphobie régnante au sein du pays, notamment liée à son héritage colonial et l’influence de la religion. Quant au gouvernement kényan, à la fois conservateur et LGBTphobe, il fait obstacle à tout progrès concernant les personnes LGBTQI+. De facto, une évolution du droit notamment par une révision inclusive de la Constitution à l’égard de la communauté LGBTQI+ peine à se dessiner malgré le rôle actif de la société civile.

Pour citer cette production : Emma Roquel, « Kenya : des abus et violations des droits humains fondamentaux à l’égard des personnes LGBTQI+ », Institut du Genre en Géopolitique, 15/01/2023, https://igg-geo.org/?p=10651.

Les propos contenus dans cet écrit n’engagent que l’autrice.

References

References
1, 2, 37 TV5 Monde. (Janvier 2023). Kenya : meurtre d’un militant des droits LGBTQ, les 5 suspects en détention. https://information.tv5monde.com/afrique/kenya-meurtre-d-un-militant-des-droits-lgbtq-484161
3, 6, 7, 10, 13, 31 Amera International. (May 2021). Kenya LGBTI Resources. https://www.amerainternational.org/kenya-lgbti-resources/
4, 20 DROZ, Y, et N. GEZ, Y. Les formes chrétiennes du religieux au Kenya. Chapitre 10, p. 301-324. https://books.openedition.org/africae/2077?lang=fr
5, 8, 14, 28 Human Dignity Trust. (2022). Report on Kenya. https://www.humandignitytrust.org/country-profile/kenya/
9, 32, 35 Human Rights Watch. (May 2019). Kenya: Court Upholds Archaic Anti-Homosexuality Laws. https://www.hrw.org/news/2019/05/24/kenya-court-upholds-archaic-anti-homosexuality-laws
11 Equitas. (2022). Georgina Adhiambo : Défenseuse passionnée des droits des femmes lesbiennes, bisexuelles et queers en zone rurale au Kenya. https://equitas.org/fr/georgina-adhiambo-defenseuse-passionee-des-droits-lesbienne-bisexuel-et-dans-la-zone-rurale-du-kenya/
12, 15, 19, 23, 30 EqualDex. (2022). LGBT Rights in Kenya. https://www.equaldex.com/region/kenya
16, 36 Human Rights Watch. (June 2022). Progress and Setbacks on LGBT Rights in Africa – An Overview of the Last Year. https://www.hrw.org/news/2022/06/22/progress-and-setbacks-lgbt-rights-africa-overview-last-year
17, 33 Freedom House. (2022). Report on Kenya. https://freedomhouse.org/country/kenya/freedom-net/2022
18, 21 Ref World. (2009). Kenya : situation des femmes et des hommes homosexuels, y compris les lois touchant l’homosexualité, la protection offerte par l’Etat et l’existence de services de soutien (2007-2009). https://www.refworld.org/docid/4b20eff428.html
22, 24 Open Diplomacy. (July 2021). ‘I was afraid I was going to die’: Kenyan survivor of ‘conversion therapy’. https://www.opendemocracy.net/en/5050/conversion-therapy-africa-lgbtiq-survivors/
25 Open Diplomacy. (July 2021). In East African countries gay conversion therapy a business model. https://www.zammagazine.com/investigations/1403-in-east-african-countries-gay-conversion-therapy-is-a-business-model
26 Galck+. (2022). Shame is not a cure: so-called conversion ‘therapy’ practices in Kenya.
27 Centre de réhabilitation chrétien à Nairobi.
29 ARCUS Foundation. (2017). Data Collection and Reporting on Violence Perpetrated Against LGBTQI Persons in Botswana, Kenya, Malawi, South Africa and Uganda.
34 Human Rights Watch. (2011). Kenya : Déclaration de la société civile sur le Kenya et la Cour pénale internationale. https://www.hrw.org/fr/news/2011/01/25/kenya-declaration-de-la-societe-civile-sur-le-kenya-et-la-cour-penale-internationale
38 HAPA Kenya. Official website. https://hapakenya.org/
39 JINSiANGU. Official website. https://jinsiangu.org/