Les violences sexuelles dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC) : ambiguïtés des focalisations humanitaires. Quelle place laissée aux victimes? 1/2

Temps de lecture : 8 minutes

15/02/2023

Tom Schneider

Depuis 20 ans, les populations des pays du Nord[1]La notion de Nord/Sud sera abordée à plusieurs reprises dans ce dossier. Si cette catégorisation peut paraitre englobante à première abord, il s’agit d’une simplification généralisée dans … Continue reading découvrent avec horreur les récits, les photographies et les travaux sur les violences sexuelles dans l’Est de la République Démocratique du Congo (RDC). Ces violences et abus, devenus depuis en arme de guerre, ont sans cesse été condamné×e×s par les politiques, les humanitaires et les personnalités influentes de la planète. Les violences sexuelles s’instaurent ici dans un contexte complexe, sur fond de rivalités et d’affrontements entre groupes armés – et armée régulière congolaise – dans un conflit qui semble sans fin.

Les organisations non gouvernementales (ONG) humanitaires et les grandes organisations internationales ont largement participé à dévoiler au monde entier l’atrocité de ces violences et ont formulé des réponses simples pour enrayer le phénomène : subventionner leurs actions et celles de leurs partenaires. Pourtant, la manière de parler et de traiter les violences sexuelles révèle des mécanismes de domination des organisations du Nord envers la population congolaise et précisément, les victimes de ces violences. Ainsi, quelles sont ces formes de domination et quelles places celles-ci laissent aux victimes ?

La première partie de ce dossier se focalise sur les mécanismes internes des ONG humanitaires mis en place pour identifier les femmes victimes de violences sexuelles en RDC. Ces mécanismes répondent à des attentes quantitatives fixées par les bailleurs des pays du Nord et peuvent faire émerger des logiques compétitives entre les organisations. La seconde partie de ce dossier analyse plus précisément la place laissée aux victimes dans ces mécanismes complexes où les intérêts des populations du Sud peuvent être délaissés. Cette organisation verticale véhicule ainsi des présupposés sur les violences sexuelles et des stéréotypes plus larges à l’égard des femmes congolaises.

Les violences sexuelles dans l’Est de la RDC : un intérêt certain des bailleurs internationaux

Le cas de la gestion des violences sexuelles par les ONG internationales dans l’Est de la RDC est significatif de la dérive de la compétition entre associations humanitaires sur le terrain vers des procédés frauduleux. Les premiers travaux sur les « revers de cette focalisation médiatique[2]Brabant, J. (2016). « Qu’on nous laisse combattre, et la guerre finira » avec les combattants du Kivu », La Découverte, Paris, p. 178. » et humanitaire ont été entrepris par la journaliste Marion Quillard et publiés en 2015 dans la Revue XXI. L’intérêt international qu’ont suscité les violences sexuelles dans l’Est a pour origine la publication en 2002 du rapport d’Humans Right Watch « La guerre dans la guerre[3]Humans Right Watch, 2002, La guerre dans la guerre. Violence sexuelle contre les femmes et les filles dans l’est du Congo.». Le rapport attire l’attention de la communauté mondiale et, en quelques mois, « les ONG et les agences de l’ONU fondent sur Bukavu, la colonisent[4]Ville de l’Est de la RDC, capitale de la région du Sud-Kivu, située sur la rive sud-ouest du lac Kivu. La ville a longtemps été prise comme vitrine des violences sexuelles comme « arme de … Continue reading ». La lumière mise sur le docteur Denis Mukwege et son hôpital de Panzi a relayé le problème des violences sexuelles à l’échelle mondiale, amenant la communauté internationale et les organismes des Nations unies à réagir.

Alors, l’envoyée spéciale de l’Organisation des Nations unies, Margot Wallström, qualifie la RDC de « capitale mondiale du viol[5]AFP, 28 avril 2010, La RDC : capitale mondiale du viol, Jeune Afrique. ». Dans ce contexte, la gestion humanitaire des violences sexuelles, en focalisant l’attention internationale, devient une priorité pour les bailleurs de fonds[6]Les bailleurs de fonds se comprennent dans ce dossier comme des organisations gouvernementales ou non, qui accordent des subventions financières à des ONG locales en vue d’exécuter un mandat, un … Continue reading. Communiquant auprès de leurs opinions publiques sur le financement humanitaire étatique, les bailleurs nationaux européens comme la France ou la Belgique recherchent des projets humanitaires qui sensibilisent les citoyen·ne·s en vue d’accroître leur popularité[7]Idée développée dans Perrot, M-D (dir.). (1994). Dérives humanitaires, Etats d’urgence et droit d’ingérence, Les nouveaux cahiers de l’Institut Universitaire d’Études du Développement, … Continue reading. Les violences sexuelles et les viols dans l’Est ont été beaucoup photographiés, racontés avec toute l’horreur qui les accompagne. Précisément parce qu’ils désignent « un recul de la civilisation[8]Encel, F.2(017). Mon dictionnaire géopolitique, Quadrigue, Presses Universitaires de France, Paris, p. 458. » selon l’essayiste et géopolitologue Frédéric Encel. Les viols et violences sexuelles en RDC polarisent ainsi l’attention humanitaire. Les dynamiques conflictuelles dans l’Est ont été réduites par la communauté internationale à l’extraction minière, à la gestion des réfugié·e·s et aux violences sexuelles.

Pourtant, l’étude de ces thèmes omniprésents nie une partie d’une situation si complexe, si profonde que les seules focalisations humanitaires peuvent paraître réductrices. Quoi qu’il en soit, depuis une quinzaine d’années, les millions[9]Entre 2010 et 2015, l’ONU a engagé environ 75 millions de dollars dans la réponse humanitaire aux victimes de violences sexuelles selon Marion Quillard en 2015. d’aides humanitaires déferlent dans l’Est de la RDC pour tenter de pallier le problème des violences sexuelles. Mais la gestion et les dynamiques de ces millions qui les accompagnent est un exemple frappant des pratiques des ONG et de leurs effets pervers.

Les pratiques des ONG : surévaluation et identification problématique des victimes

Grâce à de nombreux témoignages et entretiens avec des victimes et communautés locales, Marion Quillard a pu identifier le processus d’identification des victimes par les ONG. Le titre de son article « Que celles qui ont été violées lèvent la main »[10]Quillard, M. (2015). « Que celles qui ont été violées lèvent la main. », Revue XXI., volontiers provocateur, nous en donne un aperçu : les ONG (à l’instar de l’ONG allemande Malteser) ou relais locaux, se rendaient dans les communautés et villages de l’Est pour un travail d’identification des victimes. Les employé·e·s, après avoir réuni le village sur la petite place centrale, demandaient aux femmes violées de « lever la main » avant de rapporter leur identité et leurs nombres dans des rapports. Ces identifications n’ont donné lieu à aucune discussion poussée afin d’avérer la véracité des propos. Enrica Picco, chercheuse dans le domaine de l’aide humanitaire et spécialiste de la RDC, déclare lors d’un entretien que « le Département pour le développement international (DFID) en Angleterre, a participé à créer la machine des violences sexuelles en mentant sur le nombre de femmes identifiées pour obtenir de l’aide et des financements[11]Citation lors d’un entretien avec Enrica Picco, 6 mai 2021. ». C’est également le cas de Caritas Matadi qui a « gonflé le chiffre des victimes pour justifier ses activités et créer un effet d’appel pour garantir la pérennité des financements[12]Lagrange, M-A. (2010). « Un humanitaire à deux vitesses » dans Vircoulon, T (dir.). Les coulisses de l’aide internationale en République Démocratique du Congo, L’Harmattan, Essai … Continue reading ». Valentin Migabo Nshurani, étudiant universitaire congolais, avance que la difficulté d’accès de certaines zones amène à un gonflement des chiffres et à des surestimations : « la situation est encore plus prononcée dans les milieux dont l’accès physique est difficile. Communauté d’intérêt oblige, les autorités locales valident les données en sachant qu’elles ne sont pas réalistes en contrepartie d’un pot-de-vin ou avec l’idée de faire pression et pousser les donateurs à agir promptement[13]Migabo Nshurani, V. (2019). « L’aide humanitaire au gré des prédateurs en RDC », PhiLab : réseau canadien de recherche partenariale sur la philanthropie. ».

Pour les ONG, ces surestimations répondent aux besoins de financements : le bailleur financera l’ONG qui aura identifié le plus de cas[14]Migabo Nshurani, V. (2019). « L’aide humanitaire au gré des prédateurs en RDC », PhiLab : réseau canadien de recherche partenariale sur la philanthropie.. Un « concours[15]Brabant, J. (2016). « « Qu’on nous laisse combattre, et la guerre finira » avec les combattants du Kivu », La Découverte, Paris. » au plus grand nombre de victimes identifiées, selon l’expression de la journaliste Justine Brabant, s’engage alors entre les ONG. C’est que dans les centaines d’organisations associatives présentes, seule une faible proportion aura accès aux fonds internationaux et la compétition s’engage ainsi directement sur le terrain. Pour les ONG retenues, les fonds sont généralement investis pour leur permettre d’identifier plus de femmes violées et ainsi de suite. Le cercle vicieux de la recherche de financement est enclenché.

L’intérêt récent des ONG pour les violences sexuelles dans l’Est et la multitude d’ONG qui tentent d’obtenir des financements internationaux, créent des déséquilibres. Cette focalisation paraît se désintéresser des autres domaines d’actions de la société congolaise de l’Est. Cet état de fait est souligné par les Congolais·e·s eux·elles-mêmes. Par exemple, si de nombreuses ONG interviennent à Bukavu en appui aux femmes victimes de violences sexuelles, « nous n’avons pas d’ONG qui interviennent en faveur de la jeunesse, et pourtant cette dernière est abandonnée par l’Etat congolais : l’accès à l’internet à Bukavu est un casse-tête pour les jeunes et les bibliothèques officielles sont quasiment inexistantes[16]Mushagalusa Mushabisa, O. (2012). « L’afflux des organisations non gouvernementales et leur impact sur la vie sociale dans la ville de Bukavu en RDC », Université officielle de Bukavu, … Continue reading ». L’écrivain et universitaire Olivier Mushagalusa Mushabisa souligne également l’absence d’ONG qui traitent le diabète, bien que cette maladie soit très répandue à Bukavu.

Cette surenchère paraît s’éloigner de la réalité du terrain, n’en déplaise aux sensationnalistes des pays du Nord. Marion Quillard révèle que sur les « 350 cas de fistules opérés à Panzi, un seul était la conséquence avérée d’un viol[17]Aussi : « nombreuses sont celles opérées pour une opération de la fistule obstétricale, une déchirure de la paroi du vagin, qui peut subvenir lors d’un accouchement difficile ; L’hôpital a … Continue reading ». Les femmes soignées à l’hôpital souffrent pour la plupart de complications à la suite d’accouchements douloureux dans de mauvaises conditions. De plus, le viol érigé en arme de guerre a fait grand bruit dans les pays du Nord, relayé sans cesse par des journalistes et des politiques[18]Brabant, J. (2016). « « Qu’on nous laisse combattre, et la guerre finira » avec les combattants du Kivu », La Découverte, Paris, et les appels et tribunes entre 2016 et 2020 co-signés par … Continue reading. Pourtant, comme le rappelle Marion Quillard et Justine Brabant, la majorité des femmes violées l’ont été par des civils, des voisins, des inconnus, un proche. Attribuer aux groupes armés ces violences sexuelles, c’est projeter sur eux l’image que l’on s’en fait. Ces violences sexuelles identifiées sont en réalité plus systématiques et s’inscrivent dans des « comportements sans rapport avec la guerre[19]Brabant, J. (2016). « « Qu’on nous laisse combattre, et la guerre finira » avec les combattants du Kivu », La Découverte, Paris. ».

Ces identifications rapides ont amené également de nombreuses femmes à mentir[20]Quillard, M. (2015). « Que celles qui ont été violées lèvent la main. », Revue XXI.. De plus, nombre d’entre elles ont été comptées à plusieurs reprises par une ONG ou par plusieurs d’entre elles[21]Quillard, M. (2015). « Que celles qui ont été violées lèvent la main. », Revue XXI.. Les ONG, dans leur logique compétitive, ne souhaitaient pas divulguer le nom des victimes inscrites sur leur liste, amenant à de nombreux doublons. Comme le souligne Aude Franklin de l’EHESS, parler de fraudes dans ce cas, renvoie à « appliquer une vision occidentale sur le problème[22]Entretien réalisé avec Aude Franklin, doctorante à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et chercheuse à l’Institut français de recherche en Afrique (IFRA), ses travaux … Continue reading ». En réalité, l’aide apportée, même minime, représente une manne à saisir dans un territoire pauvre et reculé et l’une des seules chances d’amélioration du quotidien. Comme le rappelle François Bouchet-Saulnier, l’ancien directeur de Médecins sans frontières (MSF), « si les victimes nous mentent, c’est pour survivre. C’est de la stratégie d’adaptation[23]Quillard, M. (2015). « Que celles qui ont été violées lèvent la main. », Revue XXI. ». Une formule populaire dans l’Est[24]Citée dans Deiros Bronte, T. (2020). Les violences sexuelles au Congo : le stéréotype de « l’arme de guerre » et ses dangereuses conséquences, Institut espagnol des études stratégiques. résume cette nécessité : « No viols, No jobs[25]Traduire : « Pas de viols, Pas de travail ». ».

Si bien des procédés des ONG humanitaires méritent d’être questionnés, c’est bien car lesdites organisations, en jouissant d’une main mise sur la gestion des victimes, tendent à simplifier la complexité des faits pour garantir des financements des bailleurs internationaux. La seconde partie de ce dossier questionnera ainsi la place accordée aux victimes dans les processus humanitaires.

Pour citer cette production: Tom Schneider, “Les violences sexuelles dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC) : ambiguïtés des focalisations humanitaires. Quelle place laissée aux victimes ? 1/2”, 15/02/2023, Institut du Genre en Géopolitique, https://igg-geo.org/?p=11303.

Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’auteur.ice.

References

References
1 La notion de Nord/Sud sera abordée à plusieurs reprises dans ce dossier. Si cette catégorisation peut paraitre englobante à première abord, il s’agit d’une simplification généralisée dans la recherche géopolitique et la littérature humanitaire qui oppose les pays européens (du Nord) qui produisent précisément l’action humanitaire en accueillant les sièges des ONG internationales, les bailleurs de fonds et régulent les financements humanitaires. En opposition aux populations du Sud (ici congolaises) qui accueillent l’action humanitaire car elles voient sur leurs territoires se déployer les actions et projets humanitaires.
2 Brabant, J. (2016). « Qu’on nous laisse combattre, et la guerre finira » avec les combattants du Kivu », La Découverte, Paris, p. 178.
3 Humans Right Watch, 2002, La guerre dans la guerre. Violence sexuelle contre les femmes et les filles dans l’est du Congo.
4 Ville de l’Est de la RDC, capitale de la région du Sud-Kivu, située sur la rive sud-ouest du lac Kivu. La ville a longtemps été prise comme vitrine des violences sexuelles comme « arme de guerre » dans la région. Dans Quillard, M. (2015). « Que celles qui ont été violées lèvent la main. », Revue XXI.
5 AFP, 28 avril 2010, La RDC : capitale mondiale du viol, Jeune Afrique.
6 Les bailleurs de fonds se comprennent dans ce dossier comme des organisations gouvernementales ou non, qui accordent des subventions financières à des ONG locales en vue d’exécuter un mandat, un projet et leurs frais spécifiques.
7 Idée développée dans Perrot, M-D (dir.). (1994). Dérives humanitaires, Etats d’urgence et droit d’ingérence, Les nouveaux cahiers de l’Institut Universitaire d’Études du Développement, Presses universitaires de France-paris, Enjeux, Paris.
8 Encel, F.2(017). Mon dictionnaire géopolitique, Quadrigue, Presses Universitaires de France, Paris, p. 458.
9 Entre 2010 et 2015, l’ONU a engagé environ 75 millions de dollars dans la réponse humanitaire aux victimes de violences sexuelles selon Marion Quillard en 2015.
10, 20, 21, 23 Quillard, M. (2015). « Que celles qui ont été violées lèvent la main. », Revue XXI.
11 Citation lors d’un entretien avec Enrica Picco, 6 mai 2021.
12 Lagrange, M-A. (2010). « Un humanitaire à deux vitesses » dans Vircoulon, T (dir.). Les coulisses de l’aide internationale en République Démocratique du Congo, L’Harmattan, Essai (broché), Paris, p. 91.
13 Migabo Nshurani, V. (2019). « L’aide humanitaire au gré des prédateurs en RDC », PhiLab : réseau canadien de recherche partenariale sur la philanthropie.
14 Migabo Nshurani, V. (2019). « L’aide humanitaire au gré des prédateurs en RDC », PhiLab : réseau canadien de recherche partenariale sur la philanthropie.
15, 19 Brabant, J. (2016). « « Qu’on nous laisse combattre, et la guerre finira » avec les combattants du Kivu », La Découverte, Paris.
16 Mushagalusa Mushabisa, O. (2012). « L’afflux des organisations non gouvernementales et leur impact sur la vie sociale dans la ville de Bukavu en RDC », Université officielle de Bukavu, Relations internationales.
17 Aussi : « nombreuses sont celles opérées pour une opération de la fistule obstétricale, une déchirure de la paroi du vagin, qui peut subvenir lors d’un accouchement difficile ; L’hôpital a en réalité reçu 19 176 femmes victimes de violences sexuelles, loin des 40 000 annoncées par les médias du monde entier ».
18 Brabant, J. (2016). « « Qu’on nous laisse combattre, et la guerre finira » avec les combattants du Kivu », La Découverte, Paris, et les appels et tribunes entre 2016 et 2020 co-signés par de nombreuses personnalités médiatiques.
22 Entretien réalisé avec Aude Franklin, doctorante à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et chercheuse à l’Institut français de recherche en Afrique (IFRA), ses travaux concernent l’exil dans la région des Grands Lacs, 09 avril 2021.
24 Citée dans Deiros Bronte, T. (2020). Les violences sexuelles au Congo : le stéréotype de « l’arme de guerre » et ses dangereuses conséquences, Institut espagnol des études stratégiques.
25 Traduire : « Pas de viols, Pas de travail ».