19/06/2023
Hanna El Arrasse
TW : Violences sexistes et sexuelles
« Ni las mujeres ni la tierra somos territorios de conquista ! »
Ce slogan porté par le groupe féministe anarchiste bolivien Mujeres Creando témoigne du lien entre l’exploitation des ressources naturelles, et celle du corps des femmes, point de convergence des discriminations subies par les femmes autochtones.
L’Organisation des Nations Unies (ONU) définit les peuples autochtones comme des peuples ayant « en commun une continuité historique avec un territoire donné avant la colonisation et [qui] entretiennent un fort lien avec leurs terres» . Ces peuples disposent d’un système politique, économique et social propre, préservant leurs traditions et leur héritage culturel, linguistique, et terrestre.
Au Guatemala, l’Accord sur l’identité et les droits des peuples indigènes a été adopté en 1995, offrant une reconnaissance aux peuples autochtones très novatrice et quasiment sans égale sur le continent latino-américain. Cependant, cette acquisition de nouveaux droits a fait suite à de longues années de répression dont l’affaire Sepur Zarco est un exemple saillant. Cette communauté autochtone située à l’est du Guatemala, au sein du département d’Izabal, a été le terrain d’une grande violence durant la dictature qui s’est étendue de 1960 à 1966. Visant tout particulièrement les femmes du peuple autochtone et prenant la forme d’agressions sexuelles et de viols, cette affaire interroge sur la place des femmes dans les conflits armés, et tout particulièrement, des femmes issues de minorité ethnique.
Le Guatemala pris dans la lutte entre les deux blocs de la Guerre froide
À l’instar de nombreux États latino-américains, le Guatemala a connu de longues années de dictature, suivies d’un conflit civil entre le gouvernement militaire et ses opposants. Le Président Jacobo Arbenz Guzman, renversé lors d’un coup d’Etat en 1954, a conduit une politique anticapitaliste de lutte contre les inégalités, forte de mesures favorables aux peuples autochtones et de redistribution des terres.
Soutenu par la CIA et par les grands propriétaires fonciers, le coup d’État du colonel Carlos Castillo Armas visait à servir les intérêts des grands groupes économique, tels que la United Fruits Company, tout en luttant contre une supposée révolution communiste. Cette menace constituait la grande crainte des États-Unis en plein milieu de la Guerre froide. À cette époque, tous les gouvernements socialistes d’Amérique latine ont ainsi souffert du même sort, la Révolution cubaine et sa proximité avec le régime soviétique restant gravée dans les mémoires. Progressivement, de nombreuses guérillas ont émergé en opposition au régime dictatorial. Les peuples autochtones, particulièrement touchés par le renversement du gouvernement, se sont alliés aux groupes révolutionnaires et aux paysans, marquant le début d’une guerre civile qui dura 36 ans, de 1960 à 1996.
C’est un mélange d’enjeux identitaires et de préservation des terres qui a motivé l’engagement des peuples indigènes. Acteurs clés du conflit, ils en ont également été les premières victimes, représentant la majorité des 200 000 personnes tuées ou disparues pendant la guerre civile. L’ampleur des enlèvements comptabilisés interroge sur l’existence d’une culture de l’utilisation des disparitions forcées comme forme de répression. Amnesty International pointe l’outil de terreur que cette méthode peut représenter au sein d’une société, le sentiment d’insécurité et de peur qu’elle suscite ne touchant pas seulement les proches, mais également les différentes communautés et la société dans son ensemble. Cette méthode anti-insurrection a été particulièrement utilisée par les dictatures d’Amérique latine, notamment à l’occasion de l’opération Condor. En réponse, a ainsi été créée l’association argentine Las Abuelas de la Plaza de Mayo en 1977 par des mères et grand-mères à la recherche de leurs enfants et petit-enfants enlevé·es durant la dictature de Jorge Raphael Videla. Cette méthode est toujours utilisée aujourd’hui, et ce sont les activistes pour le climat, appartenant à des peuples autochtones, qui en sont souvent victimes, comme l’a rappelé António Guterres, Secrétaire général de l’ONU depuis 2017, lors de la Journée internationale des victimes de disparition forcée.
Sepur Zarco : zone de non-droit pour les femmes autochtones
Sepur Zarco est une illustration de la persécution envers des peuples autochtones, à laquelle s’ajoute une dimension fondamentale : celle des différentes formes de répression utilisées à l’égard des femmes et des hommes.
Au sein du département d’Izabal, région ou se trouve Sepur Zarco, vivaient de nombreuses communautés autochtones, majoritairement mayas, ayant fui la violence de la dictature. Lors de la guerre civile, les militaires y installèrent une base afin de contrôler la présence d’opposants au gouvernement dans la région. Face aux dirigeants Q’eqchi, en quête de droits sur leurs terres, les militaires décidèrent de torturer et d’assassiner tous les hommes, de piller leurs maisons et de violer leur femme. Certaines d’entre elles sont parvenues à fuir dans les montagnes, au péril de la vie de leurs enfants, tandis que d’autres, 71 en tout, ont été réduites en esclavage à Sepur Zarco. Ces dernières ont ainsi passé six années, de 1982 à 1988, à travailler pour ces militaires, tout en subissant des violences sexuelles et physiques régulières. Victime d’une double peine, ces femmes ont été rejetées de leur communauté alors même qu’elles étaient sous la contrainte, comme le témoigne Maria Ba Caal : « Nous étions obligées d’y aller à tour de rôle… Ils disaient que si nous ne faisons pas ce qu’ils nous ordonnaient, ils nous tueraient».
Le corps des femmes, nouveau terrain de lutte masculine pour le pouvoir politique
Ces terribles faits sont en réalité la reproduction d’une dynamique coloniale. La prise de pouvoir au sein des empires coloniaux est passée par une domination sexuelle, aux côtés de l’appropriation des territoires. En effet, bien que très peu évoqué dans les récits historiques, l’utilisation des agressions sexuelles et des viols durant la colonisation était une pratique très courante : il s’agit d’une domination politique par la possession des corps des femmes des ennemis. Telle que l’explique Gilles Boëtsch, directeur de recherche au sein de l’unité mixte internationale Environnement, Santé, Société du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), « Prendre la femme de « l’Autre », c’est marquer des points sur lui, le délégitimer ». Cependant, ces crimes ne se sont pas limités au contexte des empires coloniaux, et ont progressivement investi toutes les situations de domination : « Le tourisme sexuel – très majoritairement masculin – à destination des anciennes colonies (Sénégal, Thaïlande, Haïti…) est le prolongement de la violence sexuelle exercée autrefois par les colonisateurs sur les indigènes ».
Les conflits armés sont également dominés par l’utilisation de ces pratiques, en témoigne la qualification, par le Conseil de Sécurité de l’ONU, du viol et autres formes de violences sexuelles utilisées dans le contexte des conflits armés, comme constitutif d’un crime de guerre, un crime contre l’humanité ou un élément constitutif d’un crime de génocide . Tel que le pointe Raphaëlle Branche, historienne et maitresse de conférences à l’Université Paris I, « Dans le cadre de la guerre, le viol est utilisé hors du registre sexuel comme une arme de domination ». Cependant, la sphère militaire et diplomatique étant encore largement dominée par le masculin, il n’est pas possible de nier l’influence patriarcale de cette pratique. Le corps des femmes, personnification de la nation tout entière, est devenu un terrain d’affrontements entre les hommes.
Les femmes autochtones vivent ainsi une double discrimination en raison de leur genre et de leur ethnie ou race. Double discrimination dont le cas Sepur Zarco est un parfait exemple, en témoigne la différence de traitement accordée aux femmes et aux hommes autochtones par les militaires guatémaltèques. Cette intersectionnalité est encore très peu prise en compte par le droit alors même que les violences envers les femmes et les peuples autochtones n’ont pas disparus du paysage latino-américain. La mondialisation s’étant traduite par une volonté des États et des entreprises d’utiliser les territoires disponibles à des fins économiques, les peuples ont progressivement dû s’armer pour protéger leurs terres ancestrales sacrées. Récemment, malgré les alertes de la Commission interaméricaine des droits de l’Homme, le Brésil a réalisé son projet de construction du barrage Belo Monte sans consulter préalablement les peuples autochtones présents dans la région, exigence des textes nationaux.
Le cri des femmes de Sepur Zarco contre l’impunité devant la justice guatémaltèque
Le 2 mars 2016, la Cour Suprême du Guatemala rendait une décision sans précédent pour 15 des 71 femmes de Sepur Zarco, et plus largement, pour les victimes de violences sexuelles dans les conflits armés.
À la manière de nombreuses autres sociétés ayant vécues des années de dictature, l’impunité a semblé progressivement s’installer. Un groupe de femmes a cependant choisi la voie judiciaire afin d’outrepasser l’inaction étatique, et plus largement, de mettre fin au silence touchant les violences faites aux femmes racisées dans le cadre des conflits armés. Réunies sous l’appellation Las Abuelas de Sepur Zarco, 15 des 71 femmes ayant vécus ces horribles traitements se sont réunies afin de poursuivre en justice les responsables de leurs agressions, ainsi que des disparitions forcées des hommes de leur communauté. Avec le soutien d’organisations locales pour les droits des femmes et d’ONU Femmes, elles ont obtenu, le 2 mars 2016, la condamnation par la Cour Suprême du Guatemala de Esteelmer Francisco Reyes Giron, ancien lieutenant-colonel, et de Heribetro Valdez Asig, ancien auxiliaire miliaire. Ces deux hommes ont été reconnus coupables de crimes contre l’humanité, de disparitions forcées, et d’assassinats, et condamnés à respectivement 120 et 240 ans de prison. Jamais auparavant le Guatemala n’avait qualifié les viols commis par l’armée pendant un conflit de crime de guerre. Plus qu’une avancée pour les femmes autochtones du pays, cette décision historique a représenté une évolution majeure de la jurisprudence à l’échelle internationale, la Cour suprême du Guatemala ayant été la première cour au monde à reconnaître que des actes commis sous une dictature militaire pouvaient être constitutifs de crimes de guerre.
L’enjeu mémoriel est essentiel à la lutte contre l’impunité et la répétition de pratiques, tout particulièrement en matière de crimes. Le silence entourant les crimes sexuels perpétrés envers les femmes dans les contextes des conflits armés conduit à la pérennisation de ces comportements. Plus généralement, les crimes de guerre commis durant les dictatures ont souvent fait l’objet de lois d’amnistie dans certains États, les sociétés souhaitant tourner la page des moments sombres de leur histoire. À cet égard, il est possible de mentionner la Ley de Obediencia Debida, adopté par le gouvernement argentin en 1987, qui a permis d’amnistier tous les militaires argentins des crimes commis entre 1976 et 1983.
Aucune loi de ce genre n’a été adoptée au Guatemala. Pourtant, ce n’est qu’en 2016 que les récits des violences en temps de guerres ont finalement eu un réel écho au sein de la communauté guatémaltèque, marquant un tournant historique et juridique. Au-delà des nombreuses réparations pécuniaires que ces femmes ont obtenues, c’est la reconnaissance et la réparation symbolique qui étaient leur réel cheval de bataille.
Une progressive prise de pouvoir des femmes issues de minorités ethniques
L’affaire Sepur Zarco a représenté un précédent juridique, mais également historique, et social, entrainant l’émergence de nombreuses prises de positions féminines et féministes.
L’association Mamá Marquí, créée en 1990 et composée de femmes Q’eqchi exilées, lutte pour la préservation et l’accès à la terre pour les peuples autochtones. Les initiatives de préservation des droits des peuples indigènes ont durant longtemps été conduites par les hommes de ces communautés. Les femmes de cette association ont, elles, pris possession de l’espace militant. Le système juridique étatique, ainsi que l’organisation au sein des communautés autochtones sont délétères pour les femmes indigènes, en raison d’une faiblesse de prise en charge des victimes de violences. Se mêlent des dynamiques racistes et patriarcales qui pousse à s’interroger le besoin de la mise en place d’une justice davantage intersectionnelle. Cette intersectionnalité est le cœur du combat du Movimiento de Mujeres Indigenas Tz’ununija’ (MMITZ), association aux revendications à la fois écologistes, féministes et anticapitalistes. Consciente du paradoxe dans lequel se trouvent les femmes autochtones, à la fois désireuses de protéger leurs terres et traditions, et de se défaire de l’héritage patriarcal, MMITZ réalise un parallèle entre leurs atteintes, et celles visant la Terre-mère. En ce sens, Juana Sales Morales, présidente de l’association, affirme que « Outrager la Terre-mère, c’est comme abuser sexuellement d’une femme. Parce qu’on ne lui demande pas la permission. On pénètre dans ses entrailles, et on détruit tout ce qu’il y a à l’intérieur ».
C’est en temps de paix mais également en temps de guerre, que les discriminations subies par les femmes autochtones doivent faire l’objet d’une particulière attention. Sasha Koulaeva, experte en droits de l’Homme et société civile, et maîtresse de conférences à Sciences Po, fait ainsi remarquer que « la guerre aggrave les structures patriarcales existantes… La violence domestique, le viol et la traite des êtres humains – ces problèmes ne disparaissent pas avec la guerre, ils augmentent ». La solution semble alors être l’inclusion des femmes dans les processus humanitaires et diplomatiques. Au-delà du monde militant, c’est le monde politique et militaire que les femmes, et particulièrement, celles issues de minorités ethniques, doivent investir. En 2007 et en 2011, Rigoberta Menchu, figure indigène emblématique au Guatemala, s’est présentée aux élections présidentielles guatémaltèques. Fondatrice du parti WINAQ réunissant plusieurs mouvements mayas du pays, et membre du comité de rédaction de la Déclaration des droits des peuples autochtones de 2007 de l’ONU, elle est la première femme autochtone à s’être présentée à une élection présidentielle au Guatemala. Ce sont les horreurs vécues par ses proches et les membres de sa communauté durant la guerre qui l’ont poussé à s’engager.
Une autre dimension doit nécessairement être prise en compte, celle de la particulière pauvreté à laquelle les femmes autochtones sont exposées. L’ONU a reconnu cette précarité dans son Rapport sur la situation des droits de l’Homme et des libertés fondamentales des populations autochtones de 2005. Elle représente une des grandes préoccupations des instances internationales. En ce sens, Juan León Alvaro, représentant permanent du Guatemala auprès de l’Organisation des États Américains (OEA) s’est prononcé en faveur de l’adoption d’un article sur la responsabilité des États à garantir un respect des droits des femmes autochtones, lors de la Reunión de negociación sobre derechos de pueblos indígenas con avances en atención del problema de la mujer indígena, du 25 mars 2006.
Entre sexisme et racisme, les femmes autochtones vivent une double discrimination non négligeable, s’illustrant tout particulièrement dans le contexte des conflits armés. Sepur Zarco, comme de nombreuses autres affaires de violences sexuelles en temps de conflits visant des femmes issues de minorité ethnique, dévoile l’héritage patriarcal et colonial de nos sociétés. De la réparation pécuniaire aux peines de prisons pour les auteurs de ces crimes, il semble qu’un long chemin reste à parcourir, celui de la reconnaissance d’un dysfonctionnement systémique. L’intégration d’une grille de lecture intersectionnelle s’impose afin de faire face aux limites de nos systèmes politico-juridiques. Le cas Sepur Zarco offre l’espoir d’une victoire des femmes au sein même d’un système qui est à l’origine de leur oppression, et pousse à réfléchir à la convergence des luttes.
Pour citer cet article : Hanna El Arrasse (2023). L’accès à la justice pour les victimes de violences sexuelles : Cas de Sepur Zarco. Institut du Genre en Géopolitique. https://igg-geo.org/?p=12691
Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’autrice.
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