07/12/2023
Apolline Legras
Le 20 septembre dernier, le Parlement indien a adopté un projet de loi historique, proposé depuis 1996, réservant aux femmes un tiers des sièges de la chambre basse et des assemblées d’État. L’introduction de ce système de quota permet de faire doubler le nombre de législatrices dans la plus grande démocratie du monde. L’objectif est d’assurer une représentation plus équitable des genres. En effet, les femmes représentent plus de 48% des 1,4 milliard d’habitant·es de l’Inde, mais seulement 15,1% du Parlement, alors que la moyenne internationale, qui reste très faible, est de 26%. Ces chiffres reflètent la sous-représentation des femmes dans la vie publique indienne.
Toutefois, le droit constitutionnel indien garanti l’accès inclusif et équitable à la participation politique. Il en va de même du droit international, qui par le biais de l’Article 2 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, proclame la pleine jouissance de tous les droits et de toutes les libertés, sans discrimination fondée sur le genre.
La sous-représentation des femmes en politique s’explique par la réalité des facteurs sociaux, fondés sur le genre et entravant leur plein engagement, à la fois en tant que participante mais aussi en tant que représentante. La sous-représentation des femmes renferme un double volet. D’une part, elle est descriptive en raison du faible nombre de femmes présentes dans les institutions politiques indiennes, qui n’est pas proportionnel au nombre de femmes présentes dans la société. D’autre part, la sous-représentation est substantielle car les idées et les vécus des femmes doivent être portés par des femmes et pouvoir être entendus par les institutions politiques, afin de garantir la satisfaction des besoins et des intérêts de ces dernières. Les deux volets de la sous-représentation ont notamment été mis en avant par la sociologue Helga Hernes afin souligner l’intérêt que l’usage des quotas dans la vie politique peut avoir.
Dès lors, il serait pertinent de se demander comment les femmes indiennes essaient de promouvoir leur représentation dans la sphère politique ?
Pour cela, elles ont essayé de déconstruire le statut, ancré dans les stéréotypes de genre, que la société indienne leur avait assigné, tout en mettant en œuvre différentes stratégies d’accès à la sphère politique.
L’Ancrage des stéréotypes de genre dans la construction du statut des femmes, au sein de la société indienne
La préférence pour les naissances de garçons s’explique par des raisons juridiques et culturelles. Si les garçons sont en mesure de perpétuer le nom du père et d’hériter du patrimoine familial, tel n’est pas le cas des filles. En outre, les parents ont pour obligation de payer les frais de mariage, ainsi que la dot de leur fille, ce qui représentent des dépenses majeures pour les ménages indiens. En conséquence, les infanticides étaient très répandus avant l’arrivée de l’échographie en 1979 et la légalisation de l’IVG en 1991. De fait, l’élimination des filles a changé de nature, elle était auparavant postnatale et est désormais prénatale. Si l’avortement sélectif, fondé sur le sexe de l’enfant, a été prohibé en 1994, de nombreuses cliniques privées ne respectent pas cette interdiction.
De plus, la faible position sociale des femmes constitue un frein à leur scolarisation. Le taux d’activité professionnel des femmes n’atteint que 29% et la plupart des activités qu’elles exercent sont peu qualifiées, leur rémunération est très faible et renvoient à des secteurs économiques informels. Il est donc nécessaire que le gouvernement mette en place des politiques volontaristes pour soutenir le parcours éducatif des femmes et leur permettre ainsi d’accéder à l’ensemble des domaines d’activités du pays, y compris à la sphère politique.
En outre, les femmes sont considérées, au sein de la société indienne, avant tout comme des membres d’une communauté donnée, plutôt que comme des individus. Durant les années 30, l’exclusion des questions de genre en politique découle de cette représentation. En effet, la question des droits des femmes était en permanence associée à celle des droits des communautés. Les femmes étaient ainsi présumées discriminées en fonction de leur communauté et non en fonction de leur genre. Il n’était pas alors question du droit des femmes, mais d’une opposition entre le droits de « nos femmes versus leurs femmes » d’après l’ancien Ministre des transports Jaffar Sharief. Or, la citoyenneté renvoie à une catégorie genrée car les femmes sont traitées inégalement par certains Etats en raison de leur genre.
Par ailleurs, il existe une intrication entre la représentation des genres et les expressions du nationalisme développé après l’Indépendance au travers de la question des mariages entre individus de différentes nationalités. Dans le cas indien, les mariages entre citoyen·es indien·es et citoyen·es pakistanais·es, sont particulièrement stigmatisés. En effet, au niveau national, aussi bien indien que pakistanais, un pays « perd une femme », ce qui est associé à une humiliation et à une trahison de la part de la femme qui se marie, tandis que le pays rival « gagne une femme », au travers d’une compétition sexuelle pour contrôler les femmes de l’autre pays. Les femmes indiennes et pakistanaises sont donc considérées, dans cette situation, comme des objets et non comme des sujets. En outre, la compétition entre les hommes indiens et les hommes pakistanais renvoie notamment au fait que les enfants d’un couple binational auront la nationalité du père.
D’un point de vue juridique, la question du droit des femmes a longtemps été réglée par les droits religieux, personnel et coutumier. Ainsi, les droits des femmes n’étaient pas abordés sous l’angle des droits individuels, cette distinction a une importance considérable dans le traitement des femmes en Inde, comme le souligne l’écrivaine indienne Susie Tharu pour qui « le droit public, établi par le biais de la législation, a été conçu pour encourager et protéger la liberté des individus dans l’espace public, tandis que le droit personnel était fait pour limiter le degré de la liberté » .
Cependant, les accords internationaux ont joué un rôle majeur dans l’ouverture de la sphère politique aux femmes, à l’image de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes, adoptée lors Conférence de Mexico de 1979, qui ouvre la voie à la discrimination positive. La Convention a, notamment, favorisé l’adoption en Inde, du 73e amendement de la Constitution, en 1992, qui permet de réserver 33% des sièges des Panchayat aux femmes et qui a pu être voté sans qu’aucun parti ne le conteste.
Toutefois, en dépit des législations progressistes adoptées par certains gouvernements, les inégalités femmes-hommes persistent. En effet, il y a un écart conséquent entre les droits formels des femmes et les inégalités réelles que ces dernières subissent. Par exemple, si la dot est interdite depuis 1961, la pratique de cette dernière continue d’exister d’un point de vue coutumier. Il ne suffit donc pas d’adopter une loi pour qu’elle soit mise en œuvre, comme l’illustre, aussi, la loi sur les quotas de femmes au sein des Panchayat, précédemment évoquée. Ainsi, de nombreuses femmes membres de l’organe gouvernemental ont été écartées du processus de décision au profit des hommes de leur entourage, comme l’explique ce témoignage : « Je ne fais que signer et il [le mari – ancien Sarpanch] fait tout. Personne ne vient me voir, c’est moi qui signe. Je ne vais jamais au bureau du Panchayat. C’est lui qui y va. Je n’ai aucun pouvoir de décision ; je ne suis pas formée. Je comprends les décisions, mais je ne les prends pas. ».
La question de l’intention du législateur doit aussi être posée. En effet, une loi peut sembler féministe, mais elle peut avoir un objectif qui n’est pas celui de la promotion des droits des femmes, à l’image de la première loi pour le divorce de 1869, qui avait pour visée première de permettre aux mariages célébrés en Angleterre d’être dissous en Inde.
Malgré le début dans les années 1960 de la participation des femmes en politique, la domination masculine a peu évolué. Elle s’est perpétuée en s’appuyant sur des contraintes idéologiques et psychologiques. De fait, l’idéologie de genre et les modèles culturels génèrent de nombreuses difficultés de représentation pour les femmes, dans le monde politique. Ainsi, le poids des constructions sociales entraine un manque de confiance des femmes, qui n’osent pas se porter candidate.
En outre, lorsque les femmes accèdent à la sphère politique, elles sont en grande majorité affectées à des fonctions relatives aux questions de « politiques douces », à l’image de l’éducation ou encore de la santé. Les domaines de politiques « durs », à l’instar de la sécurité, sont quant à eux généralement réservés aux hommes. Bien que certaines femmes politiques indiennes aient dirigé des portefeuilles prestigieux, comme la ministre des Mines et du Charbon (2002-2003) Uma Bharati, cette tendance relève de l’exception. De plus, si 75% des femmes politiques indiennes ont déclarées être intéressées par les questions liées aux femmes, la majorité d’entre elles ne souhaitent pas s’y cantonner et refusent toute forme de division genrée du travail politique. Ce constat amène à questionner les stratégies que les femmes ont mis en œuvre pour parvenir à accéder à la sphère politique.
Les stratégies d’accès à la participation effective des femmes en politique
La revendication de la participation politique des femmes, en tant qu’implication active dans la vie politique, a été portée par les mouvements féministes indiens. Le féminisme indien est pluriel, en raison notamment du système de caste dont les catégories sociales sont fortement hiérarchisées, existant dans le pays. Chacune d’entre elles souhaite effectivement participer à la vie politique et se sentir représentée. Ainsi, le féminisme dalit, représentant les femmes les plus pauvres et marginalisées, côtoie par exemple le féminisme adivasis, qui renvoie à un féminisme indigène, critiquant l’influence excessive des idées et des pratiques occidentales, associées à un défaut d’authenticité et de pertinence dans le cas indien. Le féminisme dalit se veut quant à lui décentralisé et local, s’opposant aussi à un féminisme élitaire urbain. Par ailleurs, avant 1947, l’idée d’unité des femmes était perçue comme indispensable à l’indépendance de la nation et a conduit à l’exclusion des revendications des travailleuses du sexe, ainsi que des revendications queer, au nom de la « respectabilité » du mouvement, représentant la société indienne.
De plus, le terme même de « féminisme » n’est pas employé par de nombreuses militantes indiennes qui considèrent que ce concept est, en raison de son origine occidentale, incapable de se saisir des besoins de la lutte des femmes en Inde. Les militantes indiennes articulent, de fait, l’idée de domination masculine avec celle de l’impérialisme, afin de démontrer comment ces deux paradigmes ont contribué à leur construction mutuelle. Cependant, la recherche d’indépendance idéologique, vis-à-vis de l’Occident, ne signifie pas que le militantisme indien n’est pas engagé dans de nombreux réseaux transnationaux de défense des droits des femmes.
Toutefois, la cause des femmes a pu être instrumentalisée, notamment par la droite conservatrice hindoue, par exemple lors des manifestations féministes de 2012 contre le viol. En effet, le mouvement conservateur hindou a demandé, sous couvert de lutte contre les violences sexuelles et en considérant que le viol est un crime portant atteinte à l’honneur de la société indienne, à ce que des mesures sécuritaires et stigmatisantes soient prises à l’encontre des non-nationaux présents sur le territoire. Cependant, les mouvements égalitaristes et féministes ont tenté de recentrer le débat public autour de la dénonciation de l’impunité des auteurs de viol, par le biais d’une demande de réforme du système judiciaire.
Concernant les droits politiques des femmes, a mobilisation citoyenne s’est aussi incarnée au travers d’ONG militantes, qui ont été particulièrement présentes dans la sphère publique au cours des années 1970. Néanmoins, l’émergence du salariat durant les années 1980, rendue possible en raison de financements institutionnels importants, a entrainé la professionnalisation de nombreuses ONG. Or, l’introduction d’une rationalité gestionnaire, partenaire de la professionnalisation, a exposé les ONG féministes au risque d’une dépolitisation de leurs engagements. Ainsi, d’après une enquête réalisée entre 2013 et 2017, par la chercheuse française en science politique Virginie Dutoya, si la plupart des salariées d’ONG enquêtées se définissent comme « féministes », leur degré d’investissement diffère et tend à être minimal pour la majorité d’entre elles. Cependant, certaines ONG privilégient, au sein de leur processus de recrutement, les femmes ayant une expérience de terrain et des connaissances pratiques des enjeux liés au droit des femmes.
D’autre part, les profils des femmes accédant à des fonctions politiques ont changé au fil du temps. D’après la directrice française de recherche au CNRS en science politique, Stéphanie Tawa Lama, durant les années 1950, trois profils étaient majoritaires. En premier lieu, celui de « l’héritière » dont l’un des proches avait eu, avant elle, un rôle politique, à l’image de Vasundhara Raje qui est la fille d’une ancienne députée. En deuxième lieu, se trouve le profil des femme issues d’anciennes familles princières, s’appuyant sur une forme de légitimité prédémocratique, à l’instar de la première femme ministre du cabinet de 1947 à 1957, la princesse de Kapurthala Rajkumari Amrit Kaur. Enfin, le profil des « héroïnes », qui se sont démarquées par de hauts faits est aussi important, il renvoie notamment aux femmes qui ont participé au Mouvement pour l’indépendance. Il existe, en outre, des profils mixtes, l’ancienne Première Ministre, Indira Gandhi en est l’archétype. Ils renvoient à des femmes dont les proches parents ont participé au Mouvement pour l’indépendance, qui en sont les héritières politiques mais qui peuvent aussi se réclamer de leur militantisme personnel.
Les années 2000 sont caractérisées par l’apparition de nouveaux profils à l’image de celui de Mayawati Kumari, ministre en chef de l’Uttar Pradesh en 1995 et 1997, puis de 2002 à 2003, qui est une ex-intouchable, célibataire, institutrice et qui n’est l’héritière de personne.
Toutefois, l’arrivée au pouvoir des femmes n’est pas allée de pair avec la mise en place d’une politique féministe. En effet, les femmes ministres n’ont pas semblé porter d’attention particulière aux problèmes des femmes, en dehors de ceux qui faisaient déjà partie des lieux communs du discours politique avant leur prise de fonction. Cela s’explique, notamment par l’attrait de nombreuses femmes politiques indiennes pour le concept d’égalité formelle, fondé sur le traitement juridique similaire des hommes et des femmes, au nom duquel Renuka Ray, qui faisait partie des quinze femmes membres de l’Assemblée Constituante de 1947, a rejeté l’idée d’un nombre de sièges réservés aux femmes au Parlement.
En somme, si l’égalité entre les genres renvoie à une valeur fondamentale de la démocratie, et si la représentation des femmes dans la politique indienne tend à progresser, elle se heurte toujours à deux difficultés majeures. D’une part, le faible nombre de femmes parvenant à accéder à la sphère politique et d’autre part, la difficulté pour ces femmes d’afficher des positions féministes assumées.