La place des femmes dans la société nord-coréenne

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13/03/2025

Léa Norbert

La Corée du Nord se proclame être un « paradis pour les femmes » grâce à l’égalité des genres rendue constitutionnelle en 1972 dans l’article 62 qui proclame que « les femmes ont droit à un statut social égal et aux mêmes droits que les hommes[1]Constitution de la République populaire démocratique de Corée de 1972, article 62 (traduction personnelle) : “ Women are accorded an equal status and rights with men.” ». Pourtant, la République populaire démocratique de Corée est loin de ce que l’on pourrait qualifier de paradis – encore moins pour les femmes. Quelle place réelle accorde-t-on aux femmes dans la société coréenne ? 

Le statut de la femme en Corée du Nord : l’égalité voulue par Kim Il-sung est-elle réelle?

Le fondateur de la Corée du Nord souhaitait une « nouvelle ère pour les femmes » et l’égalité entre les deux genres. L’idéologie nord-coréenne, le juche (qui se définit par l’autosuffisance), a réussi à définir le rôle et le statut de la femme dans la société. Dans les documents officiels du gouvernement, les femmes sont décrites comme l’égale des hommes – c’est d’ailleurs inscrit dans la Constitution de 1972 et des lois sont même mises en place pour protéger et aider les (futures) mères. Ce même article constitutionnalise que l’Etat fera tout pour que les femmes puissent jouer un rôle à part entière dans la société[2]Constitution de la République populaire démocratique de Corée de 1972, article 62 (traduction personnelle) :  “ […] The State shall afford special protection to mothers and children by … Continue reading.

Toutefois, le statut des femmes en Corée s’avère bien plus complexe que ce qui est décrit dans les documents officiels. Le regard de la société sur ses femmes a beaucoup évolué: après avoir pris part à la reconstruction du pays au lendemain de la guerre de Corée (1950-1953), elles passent du statut d’héroïnes ouvrières jusqu’en 1980, au statut de mère principalement, entre 1880 et 1990, avant de devenir les leaders du marché économique pendant les années 1990 marquées par la grande famine[3]Juliette Morillot et Dorian Malovic, La Corée du Nord en 100 questions : l’obsession nucléaire, Tallandier, 2024, p. 325 – 328.. Les femmes ont donc pu s’adapter aux changements inhérents à la société coréenne.

Pourtant, au fur et à mesure que la société évolue, la Corée du Nord n’a pas besoin des femmes de la même manière qu’auparavant et l’égalité n’est pas de mise malgré les affirmations de la propagande des leaders et les propos tenus dans cet article du Choseon Yoseong : « Partout où le Grand Leader [Kim Il-sung] est allé, il s’est profondément préoccupé de la manière de soulager les femmes du lourd fardeau qui pèse sur elles. Il s’occupe des femmes avec beaucoup d’amour et de miséricorde[4]Kyungja Jung et Bronwen Dalton, « Rhetoric Versus Reality for the Women of North Korea: Mothers of the Revolution », Asian Survey, 2006, vol. 46, no 5, p. 741‑760..

L’égalité est pourtant mise à mal par une réduction de l’identité de la femme à son rôle de mère et de patriote. Même dans le dernier rôle de contribution à la richesse nationale, il est difficile de parler d’égalité socio-économique. Si l’on considère les sources de pouvoir comme le font les études de Gerhard Lenski, nous constatons que trois types de pouvoir influencent la société:  le pouvoir de propriété (l’économie), le pouvoir de la position et le pouvoir de la force[5]Gerhard Lenski, Power and privilege: A Theory of Social Stratifica, McGraw-Hill Book  Co., 1966..

S’il est possible pour les femmes nord-coréennes d’obtenir un semblant d’indépendance économique, elles n’ont pas le droit à la même équité de salaire. Cette logique s’inscrit dans la volonté de garder l’homme, le mari, comme la source de revenu principal dans un foyer classique en favorisant les hommes dans des emplois qui rémunèrent plus[6]Kyung Ae Park, « Women and Revolution in North Korea », Pacific Affairs, 1992, vol. 65, no 4, p. 527‑545.. A titre d’exemple, un professeur d’université gagne deux fois plus qu’un professeur en école primaire : les femmes constituent 80% des professeurs en primaire mais seulement 15% des professeurs à l’université[7]Chae-Jin Lee, « Economic Aspects of Life in North Korea », Journey to North Korea Personal Perception, 1983, p. 45..

Le statut de femme-mère: les diktats du patriarcat qui régissent la vie maritale et familiale des femmes réduisent leurs perspectives économiques et sociales.

En Corée du Nord, être une femme signifie être une mère. C’est dans l’essence même de la définition des rôles de la femme, définie comme productrice et éleveuse d’enfants[8]Kyungja Jung et Bronwen Dalton, « Rhetoric Versus Reality for the Women of North Korea: Mothers of the Revolution », op. cit.. Ne pas être mère est difficilement envisageable dans cette société qui accorde autant d’importance à la descendance. S’il a été suggéré par Kim Il-sung que chaque femme ne devrait pas avoir plus de 3 enfants dans un discours en 1974, les garçons sont malgré tout largement préférés – il est considéré qu’ils pourront subvenir aux besoins de leurs parents lorsqu’ils seront âgés mais surtout ils pourront continuer la lignée familiale. Ainsi, l’incapacité à avoir un garçon pour une femme était un motif de divorce acceptable dans les années 1980[9]Ibid..

Mais il est aujourd’hui devenu difficile de divorcer dans le pays : un divorce par accord mutuel est interdit depuis 1956 et la seule solution pour obtenir un divorce est  que l’époux·se soit qualifié·e de « mauvais élément » pour la société nord-coréenne[10]Kim Won-hong, Women of North Korea: A closer look at everyday life, Ministère de l’Unification, 108 p.. Mais hormis cela, peu de divorces sont accordés. Les procédures légales sont onéreuses et les tribunaux acceptent difficilement ce genre de jugements. Il est également très mal vu pour une femme d’être divorcée, elle sera beaucoup moins facilement employable.

Des études ont montré que suite à la grande famine des années 1990, beaucoup de femmes nord-coréennes avaient plus de difficultés à avoir des enfants à cause de la malnutrition, responsable de fausses couches et de mort-né·es[11]Ibid., p. 33.. Mais les femmes qui réussissent à avoir des enfants vivent avec une épée de Damoclès au-dessus de leur tête : tout·e enfant qui est jugé·e comme éduqué·e non correctement, qui n’a pas été élevé·e avec les valeurs du juche ou n’est pas assez fidèle au grand dirigeant, est considéré comme la responsabilité de la mère. Dans une société qui punit autant la famille des malfrats, cela peut être dangereux. La Corée du Nord fonctionne avec le système de culpabilité par association et c’est pour cela qu’assez peu de Nord-coréen·nes tentent de s’échapper du pays, ne voulant pas risquer la vie des membres de leur famille qui seraient emprisonné·es dans un camp de travail[12]HUMAN RIGHTS WATCH, « [N] », in World report 2015, 1re éd., Bristol University Press, 2015, pp. 394‑413..

Si la société nord-coréenne n’a pas une vision particulièrement conservatrice de la sexualité (notamment par rapport à Kim Jong-il et ses « groupes de plaisir[13]Sunny Lee, « “Pleasure squad” defector sheds light on life of Kim Jong Il », The National, 28/01/2010»), l’abstinence reste encouragée avant le mariage. Mais toutes les femmes n’ont pas cette possibilité. S’il n’y a pas de reconnaissance officielle d’abus sexuels en Corée du Nord, ils sont courants. Cela s’explique par une logique simple : la valeur de la pureté est prédominante dans cette société donc il est difficile de dénoncer ces actes. Ceux-ci sont communs dans les actes de torture, les violences sexuelles étant presque systématiques pour les femmes abusées par les gardes dans les camps politiques mais également lorsqu’elles fuient leur pays[14]HUMAN RIGHTS WATCH, « [N] », op. cit.. De la même manière, lorsqu’une femme est arrêtée et interrogée, il n’est pas rare qu’elle subisse des violences sexuelles par les officiels du gouvernement[15]Ibid..

Les femmes nord-coréennes qui fuient en Chine sont pour la plupart mariées de force avec des hommes chinois ou vendues dans du trafic sexuel. Cette réalité, partagée dans de nombreux témoignages[16]Yeonmi Park, Je voulais juste vivre, Kero, 2016., est également synonyme de survie pour la grande majorité de ces femmes. Avoir une relation sexuelle constitue une monnaie d’échange pour avoir accès à certains privilèges (comme par exemple l’accès au parti) ou alors comme moyen de pression et de chantage – des témoignages relatent l’emploi de violences sexuelles par les autorités comme moyen de paiement d’une amende[17]Kyu-chang Lee, Sookyung Kim, Ji Sun Yee, Eun Mee Jeong, et Yejoon Rim, White Paper on Human Rights in North Korea 2020, Korea Institute for National Unification, 2020..

De la même manière, si le gouvernement nord-coréen ne tolère pas (officiellement) le trafic d’êtres humains, celui-ci a augmenté de manière significative depuis la famine des années 1990. Les femmes sont kidnappées, battues et attirées par des intermédiaires, dans la grande majorité des cas en Chine, où elles sont vendues et forcées de se prostituer[18]Kyungja Jung et Bronwen Dalton, « Rhetoric Versus Reality for the Women of North Korea: Mothers of the Revolution », op. cit.. Cependant, cette triste réalité permet bien souvent à des femmes de s’échapper de leur pays. Et ces pratiques ne sont pas nouvelles : déjà pendant la colonisation japonaise (1910 – 1945), de nombreuses coréennes ont été enlevées pour servir de “femmes de réconfort”, c’est-à-dire de prostituées pour l’armée japonaise[19]Yamashita Yeong-ae et Sarah Kovner, « Nationalism in Korean Women’s Studies: Addressing the Nationalist Discourses Surrounding the “Comfort Women” Issue », U.S.-Japan Women’s Journal. … Continue reading.

Une place importante dans l’idéal socialiste économique

Même si leur rôle dans l’économie du pays est différent de celui des hommes, il est tout de même important de souligner que la valeur ajoutée du travail des femmes représentait 80% de l’économie dans les années 2000[20]Juliette Morillot et Dorian Malovic, La Corée du Nord en 100 questions, Tallandier, 2016, p. 266‑268..

L’idéal socialiste veut l’égalité femmes-hommes, et s’il était jugé « non patriotique » de ne pas travailler jusque dans les années 1970, elles sont autorisées à rester à la maison au fur et à mesure que la situation économique du pays s’améliore. Mais les choses changent dans les années 1990 : le pays est frappé par une famine terrible qui a fait environ 1,5 à 2 millions de morts[21]Juliette Morillot et Dorian Malovic, La Corée du Nord en 100 questions : l’obsession nucléaire, op. cit., p. 104.. Les hommes sont alors obligés de se présenter à leur travail mais n’ont rien à faire, la production étant à l’arrêt. De leur côté, les femmes sont enfin libres du contrôle de l’Etat et se lancent dans le commerce pour sauver et nourrir leur famille, maintenant que leurs maris ne peuvent plus assurer leur rôle de soutien de famille[22]Ibid., pp. 255‑247..

Toutefois, même si ce sont les femmes qui ont permis de redresser le pays dans une certaine mesure, elles n’ont pas pour autant accès à des postes à haute responsabilité ou aux hautes sphères du régime. Très peu de femmes ont occupé des positions de pouvoir. On compte seulement cinq femmes qui ont atteint le plus haut niveau dans la structure du pouvoir nord-coréen. Il s’agit de Pak Chong-ae, ministre de l’agriculture entre 1961 et 1963, Kim Bok-sin, ancienne vice-présidente du Parti du travail en Corée à la fin des années 1950, Kim Yo-jong, sœur du leader actuel et en charge du département propagande et agitation du Parti du travail de Corée, Choe Son-hui, actuelle Ministre des affaires étrangères et Kim Kyong-hui, sœur de Kim Jong-il, ancienne directrice du département international du comité central du Parti du travail de Corée[23]Kyung Ae Park, « Women and Revolution in North Korea », op. cit.. De la même manière, les femmes sont sous-représentées dans le corps militaire de l’armée coréenne qui ne comprend aucune figure féminine proéminente en son sein. Si elles étaient considérées comme des héroïnes de l’indépendance pendant la révolution, elles n’ont donc jamais été en position de contrôle[24]Ibid..

Une sous-représentation dans les hautes sphères du pouvoir malgré une potentielle succession féminine

Officiellement, Kim Jong-un, le leader actuel de la Corée du Nord, n’a pas de fils. Si des rumeurs courent sur deux autres enfants supposés, Kim Ju-ae est la seule qui a été présentée au monde. Elle devrait, en principe, lui succéder et a notamment été appelée « bun » ce qui est uniquement réservé aux membres de la famille Kim susceptibles d’arriver au pouvoir. Elle qui a été présentée aux côtés de son père lors d’essais de missiles balistiques, représente le futur du peuple coréen, protégé par l’arme nucléaire[25]Juliette Morillot et Dorian Malovic, La Corée du Nord en 100 questions : l’obsession nucléaire, op. cit., pp. 349‑352.).Mais une concurrente potentielle existe, et c’est là aussi une … Continue reading. Elle travaille notamment de façon régulière avec Choe Son-hui, qui est la ministre des affaires étrangères depuis 2022. Cependant, dans cette société patriarcale, la question de la succession reste incertaine : pourrait-elle supporter un dirigeant féminin susceptible de faire évoluer la position des femmes dans la société nord-coréenne ? Kim Jong Un va-t-il préférer choisir un successeur masculin, qu’il s’agisse de son fils (qu’il révèlera dans les prochaines années) ou un autre membre de sa famille ? Les réponses à ces interrogations pourraient avoir des conséquences fondamentales pour le quotidien des femmes de la société nord-coréenne.

Femmes en Corée du Nord : entre promesse utopique et réalité ambivalente

L’analyse de la situation des femmes en Corée du Nord révèle ainsi une contradiction frappante entre l’idéologie officielle et la réalité quotidienne. Alors que l’État proclame un modèle d’égalité et présente ses politiques comme un pas vers l’émancipation féminine, l’expérience des femmes révèle la persistance de rôles traditionnels et d’inégalités profondément enracinées. La figure féminine, d’abord valorisée pour sa contribution à la reconstruction nationale et à l’économie, se trouve confinée dans un rôle essentiellement maternel, conséquence d’un système patriarcal et confucéen où l’héritage du discours propagandiste masque mal les dysfonctionnements structurels. Ce décalage, qui oscille entre la promesse d’un « paradis pour les femmes » et la dure réalité d’une oppression silencieuse, interroge sur l’avenir d’une véritable émancipation et sur les limites d’une égalité proclamée mais fragmentée dans les faits.

Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’autrice.

Pour citer cet article: Léa Norbert, « La place des femmes dans la société nord-coréenne », 14/03/2025, Institut du genre en géopolitique. https://igg-geo.org/2025/03/14/la-place-des-femmes-dans-la-societe-nord-coreenne/

References

References
1 Constitution de la République populaire démocratique de Corée de 1972, article 62 (traduction personnelle) : “ Women are accorded an equal status and rights with men.”
2 Constitution de la République populaire démocratique de Corée de 1972, article 62 (traduction personnelle) :  “ […] The State shall afford special protection to mothers and children by providing maternity leave, reduced working hours for mothers with many children, a wide network of maternity hospitals, crèches and kindergartens, and other measures. The State shall provide all conditions for women to play a full role in society.”
3 Juliette Morillot et Dorian Malovic, La Corée du Nord en 100 questions : l’obsession nucléaire, Tallandier, 2024, p. 325 – 328.
4 Kyungja Jung et Bronwen Dalton, « Rhetoric Versus Reality for the Women of North Korea: Mothers of the Revolution », Asian Survey, 2006, vol. 46, no 5, p. 741‑760.
5 Gerhard Lenski, Power and privilege: A Theory of Social Stratifica, McGraw-Hill Book  Co., 1966.
6 Kyung Ae Park, « Women and Revolution in North Korea », Pacific Affairs, 1992, vol. 65, no 4, p. 527‑545.
7 Chae-Jin Lee, « Economic Aspects of Life in North Korea », Journey to North Korea Personal Perception, 1983, p. 45.
8, 18 Kyungja Jung et Bronwen Dalton, « Rhetoric Versus Reality for the Women of North Korea: Mothers of the Revolution », op. cit.
9, 15, 24 Ibid.
10 Kim Won-hong, Women of North Korea: A closer look at everyday life, Ministère de l’Unification, 108 p.
11 Ibid., p. 33.
12 HUMAN RIGHTS WATCH, « [N] », in World report 2015, 1re éd., Bristol University Press, 2015, pp. 394‑413.
13 Sunny Lee, « “Pleasure squad” defector sheds light on life of Kim Jong Il », The National, 28/01/2010
14 HUMAN RIGHTS WATCH, « [N] », op. cit.
16 Yeonmi Park, Je voulais juste vivre, Kero, 2016.
17 Kyu-chang Lee, Sookyung Kim, Ji Sun Yee, Eun Mee Jeong, et Yejoon Rim, White Paper on Human Rights in North Korea 2020, Korea Institute for National Unification, 2020.
19 Yamashita Yeong-ae et Sarah Kovner, « Nationalism in Korean Women’s Studies: Addressing the Nationalist Discourses Surrounding the “Comfort Women” Issue », U.S.-Japan Women’s Journal. English Supplement, 1998, no 15, pp. 52‑77.
20 Juliette Morillot et Dorian Malovic, La Corée du Nord en 100 questions, Tallandier, 2016, p. 266‑268.
21 Juliette Morillot et Dorian Malovic, La Corée du Nord en 100 questions : l’obsession nucléaire, op. cit., p. 104.
22 Ibid., pp. 255‑247.
23 Kyung Ae Park, « Women and Revolution in North Korea », op. cit.
25 Juliette Morillot et Dorian Malovic, La Corée du Nord en 100 questions : l’obsession nucléaire, op. cit., pp. 349‑352.).

Mais une concurrente potentielle existe, et c’est là aussi une femme. Kim Yo-jong, sœur de l’actuel leader, est la numéro deux du Parti du travail de Corée. Elle est jugée comme la mieux placée pour lui succéder s’il devait mourir prématurément. Révélée au monde lors des funérailles de Kim Jong-il, elle est la femme la plus puissante du pays. Avec une dynamique « good cop, bad cop » le frère et la sœur règnent d’une main de maître sur la Corée du Nord et cette dernière est largement redoutée((Ibid., pp. 145‑148.