Le rôle des femmes dans la guerre civile colombienne
12.07.2020
Emma Rinaudo-Dome
En Colombie, les représentations de la guerre ont progressivement donné naissance à des stéréotypes enfermant les femmes dans les rôles liés « aux soins », et les hommes dans celui « du combattant ». L’intérêt d’analyser ces stéréotypes à travers le prisme du genre permet de sortir de ce clivage et percevoir des réalités plus complexes. Le conflit interne colombien est une bonne illustration de cette problématique car il permet de dépeindre le rapport des femmes colombiennes à leur société. Bien que la population dans son ensemble soit touchée, ce sont les femmes, du fait de leur statut social et de leur sexe, qui sont souvent les principales victimes de violences tant sexuelles, que physique et psychique. L’évolution du rôle des femmes dans ce conflit, notamment au sein les guérillas communistes – au sein desquelles elles sont actrices principales – impose progressivement la problématique du genre dans les objectifs futurs du pays.
Une guerre de territoire où les femmes sont les principales victimes
« La violation des droits de l’homme la plus honteuse se caractérise sans doute par la violence à l’égard des femmes. Elle ne connaît pas de clivages géographiques, culturels ou sociaux. Tant que des actes violents continueront d’être perpétrés, nous ne pourrons prétendre à des progrès pour atteindre l’égalité, le développement et la paix » Kofi Annan, Secrétaire général des Nations Unies, Avril 2000.
Les civils ont été les principales victimes du conflit interne qui déchire la Colombie depuis des décennies.
Le conflit armé qui s’est accru à partir des années 1960 entre ces différents groupes a aggravé la vulnérabilité des enfants et des femmes. Plusieurs types de violence contre les femmes sont alors recensés : agressions sexuelles, menaces, homicides, disparitions, déplacements forcés mais aussi viols, tortures, prostitutions forcées ou encore stérilisations forcées. Ces nombreuses violences affectent les femmes qui deviennent victimes des deux camps. Elles sont souvent utilisées comme représailles pour punir un groupe de l’occupation d’un territoire. Les mutilations et les violences sexuelles contre les femmes et les jeunes filles sont fréquentes lors des massacres perpétrés par les militaires qui souvent collaborent avec les forces de sécurité du gouvernement[2]. Certaines sont parfois enlevées par des paramilitaires mais aussi par des groupes de guérillas qui n’hésitent pas à se servir d’elles comme esclaves sexuelles ou à les abuser après leurs recrutements. Les groupes de guérillas et notamment les FARC sont connus pour pratiquer des avortements ou encore des stérilisations forcées sur les femmes recrutées. Ainsi, les violences, principalement sexuelles, sont habituelles dans les zones de conflits. Les victimes sont généralement des femmes marginalisées, telles que les femmes afro-colombiennes, indigènes, paysannes ou les habitantes des bidonvilles tels que Ciudad Bolivar, qui est le principal bidonville de Bogota, où la pauvreté règne[3]. Ces bidonvilles sont souvent le lieu de résidence des civils déplacés par le conflit. Ces méthodes cherchent avant tout à contrôler l’ensemble des composantes les plus personnelles de la vie des femmes, tels que leurs corps, leurs sexualités, ou encore leurs fertilités. Ainsi, les femmes sont les premières victimes du conflit colombien. Cela nous amène à nous questionner sur la manière dont les femmes sont perçues et traitées dans la société en dehors du contexte de guerre
Le féminisme colombien et le système patriarcal
Les femmes et les jeunes filles colombiennes sont non seulement confrontées aux violences inhérentes au conflit armé, mais sont aussi victimes de discrimination liée au genre, qui est une discrimination très présente dans la société colombienne.
La Colombie demeure une société patriarcale[4] où les violences envers les femmes sont banalisées dans l’inconscient collectif[5] et sont un « état de fait ». Le féminicide – tout acte ou comportement fondé sur la condition féminine qui cause la mort, des souffrances ou des torts – est un phénomène en augmentation en Colombie. Depuis janvier 2020, 315 femmes ont été assassinées par leur conjoint ou un proche et quelques 16 000 femmes ont souffert de violences intrafamiliales sur cette même période[6]. En comparaison, en France en 2019, 149 féminicides ont été commis[7] et 49 depuis janvier 2020[8]. D’ailleurs, l’association Osez le féminisme propose une définition plus large du féminicide : « meurtre de filles à la naissance, sélection prénatale, tueries de masse, crimes d’honneur, femmes tuées par leurs conjoints ou par des inconnus dans la rue. La violence machiste est la première cause de mortalité des femmes de 16 à 44 ans dans le monde[9]« .
La Colombie connaît depuis les années 90 une avancée législative globale en matière des droits des femmes[10]. Alors que le terme de féminicides est reconnu et inscrit dans la législation colombienne depuis 2015, en France le terme est lui absent du code pénal[11]. Cependant, il peine à être intégré par la société colombienne et très souvent les « juges préfèrent parler de crimes aggravés pour être surs que la condamnation sera suffisamment élevée[12] ». Pourtant, 92% des agresseurs ne sont jamais condamnés. De même, la loi des quotas voté en 1999 en Colombie, impose un pourcentage de 30% de femmes au Parlement. Mais en pratique, ces objectifs ne sont pas atteints. Selon le classement de l’Union Interparlementaire (IPU)[13] des quotas féminins aux parlements nationaux, la Colombie est 119ème sur 193 pays avec un pourcentage de 18.3% femmes. Face à ses voisins Boliviens, Mexicains et Équatorien, respectivement 3ème, 5ème et 27ème, la Colombie peine à remplir ses objectifs. À cela s’ajoute des inégalités et une pauvreté plus importante chez les femmes que chez les hommes, dans les domaines de l’emploi, de l’éducation ou de l’accès aux terres. Par exemple, 30.3% des femmes âgées de 15 à 24 ans ne suivent pas d’études, d’emploi ou de formation contre 13.3% des hommes du même âge[14].
Au regard de ces retards législatifs et de l’augmentation des violences, le mouvement féministe prend de l’ampleur. Depuis les années 1960 le terme « patriarcat » est de plus en plus utilisé pour souligner une oppression constante et normalisée des femmes. Cependant, le mouvement peine à s’exprimer d’une voix unique pour l’ensemble des revendications. En effet, la question du genre comporte en son sein plusieurs populations différentes plus ou moins marginalisées dans la société colombienne. Les femmes autochtones, afro-descendantes ou encore le mouvement LGBT se mélangent au féminisme « bourgeois »[15]. De plus, l’idéologie communiste, qui est à l’origine des groupes de guérillas, n’inclue dans son fonctionnement que très peu de revendications féministes. Pourtant, bien que ces guérillas soient en marge du mouvement féministe, il faudrait les prendre en compte afin de comprendre l’évolution du rôle des femmes dans le conflit.
Une image de femme combattante au sein des FARC
Les femmes faisant partie des FARC sont de plus en plus nombreuses, c’est pourquoi il est important de les prendre en compte dans l’évolution des représentations du genre en Colombie. Elles ont très longtemps été éloignée des représentations « viriles » de la guerre. L’intégration à partir de 1978 du statut de combattante pour les femmes au sein des FARC fait évoluer leur rôle dans le conflit. Des tâches domestiques émanant d’un système patriarcal, les femmes vont peu à peu prendre les armes et changer leur rapport à la guerre. C’est notamment lors du processus de paix entre 1998 et 2002 qu’une image plus féminine de la guérilla apparaît et prend progressivement place. Ainsi – dix ans après – lors du processus de paix de 2012-2016, il est estimé que 40 % de femmes font parties des FARC ce qui représente une donnée importante pour comprendre le poids des femmes dans cet environnement.
Les femmes féministes provenant des groupes de guérillas sont en fait pour la majorité des femmes démobilisées. L’incompatibilité du double militantisme (féminisme et guérillas) les a souvent empêchés de complètement prendre part au mouvement féministe. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elles demeurent assez marginalisées et à l’écart de l’action militante. Cette opposition s’explique par le devoir éthique et politique du féminisme qui est de prôner la paix. En effet, historiquement le féminisme dans le contexte de guerre se fonde sur une volonté de paix, or les guérilleras – actrices du conflit armé – ne partagent pas cette vision pacifiste. Le féminisme se fonde ainsi contre la guerre et par la même occasion contre les formes d’oppressions que les femmes subissent pendant la guerre. Ainsi, il semble que dans les faits l’égalité homme-femme dans les guérillas n’a jamais été acquise. En effet, malgré un pourcentage de 40% de femmes, aucune d’entre elles se trouvent dans les deux plus grands organes de décisions des FARC[16]. Plus largement, la prise de conscience des femmes combattantes de leur iniquité face à leurs camarades masculins semble progressivement aggraver la vulnérabilité des guérillas. C’est notamment à travers les trois processus de paix[17] que les femmes militantes accroissent leurs poids dans l’action politique contre le conflit colombien, ce qui laisse penser que « les situations cruciales (de paix) pour les FARC favorisent la situation des femmes militantes dans cette structure[18] ».
Un accord de paix élargissant le champ des possibles pour les femmes
Le militantisme féministe a su se faire entendre lors des négociations pour la paix. En effet, les femmes ont progressivement trouvé leurs places dans les processus de paix jusqu’à celui de 2012 où les femmes sont enfin présentes aux tables des négociations.
Depuis les années 1900, la Red de Mujeres, la Ruta Pacífica et l’Iniciativa de Mujeres por la Paz, les organisations féministes colombiennes les plus influentes, ont développé un agenda de travail étroitement lié à la résolution du conflit. Leurs exigences principales sont les suivantes : un cessez-le-feu, la « démilitarisation » des esprits dans la vie quotidienne, un meilleur accès aux terres agricoles, faire respecter le corps des femmes, juger les crimes commis, élaborer des programmes qui prennent en compte le genre et qui œuvrent pour l’égalité entre les hommes et les femmes[21]. Ces revendications, présentes dans les pourparlers, ont pris davantage d’importance dans l’accord de 2012 notamment grâce à l’intervention de la scène internationale mais aussi à travers la sensibilisation progressive de l’impact du conflit pour les femmes. La place des femmes dans cet espace de négociations n’a pas été facile. A partir de 2013, la table des négociations qui était jusqu’à lors uniquement occupée par des hommes a ouvert ses portes à trois femmes[22]. Ceci a été possible grâce à la pression des organisations féministes et des organisations internationales sensibles au genre telles que ONU femmes. La création d’une « commission historique du conflit et de ses victimes » puis en 2014 d’une « sous-commission du genre » sont décisifs pour la participation des femmes. Ainsi, les femmes, acteurs politiques qui n’étaient pas auparavant prises en compte de manière sérieuse dans les pourparlers sont parvenues à asseoir leur participation[23]. Cependant, en 2016, lors de la signature de l’accord de paix final, les mouvements féministes qui avaient su se faire entendre, ont fait face à des difficultés d’ordre moral. L’approche du genre, notamment l’inclusion des minorités sexuelles dans le processus de paix, a été confrontée à la puissance de l’Eglise chrétienne pentecôtiste, ce qui a malheureusement effrité les efforts fournis. L’issue du référendum a révélé la polarisation de la société colombienne, tantôt géographique – entre campagne et ville à travers une diabolisation des guérillas et la méfiance du monde urbain, tantôt idéologique entre le féminisme et la religion. Bien que l’accord ait été finalement signé le 26 septembre 2016, les manifestations qui s’opposaient aux revendications féministes ont révélé que la prise en compte du genre était encore fragile.
Conclusion
Le rôle des femmes dans le conflit colombien a progressivement évolué jusqu’à prendre une place décisive lors des accords de 2012 dans les processus pour la paix.
Cependant, bien que les revendications des femmes soient davantage entendues et prises en compte, les femmes et les questions de genre continuent malgré tout de se confronter à un système complexe où leur corps et leurs appartenances sexuelles semblent faire l’objet d’un débat d’ordre public plutôt que qu’une décision d’ordre personnel.
References
[1] Daniel PECAUT, L’Ordre et la violence. Évolution sociopolitique de la Colombie entre 1930 et 1953, EHESS (coll. Recherches d’histoire et de sciences sociales, vol. XXII), Paris, 1987, 488 p.
[2] Amnesty, Colombie. Le conflit armé et les violences à l’égard des femmes, 2004. En ligne : https://www.amnesty.org/fr/countries/americas/colombia/report-colombia/
[3] AFP, « La pauvreté en marge: bombe à retardement de la guerre en Colombie », Le Point, 15 mai 2018, Disponible sur : https://www.lepoint.fr/monde/la-pauvrete-en-marge-bombe-a-retardement-de-la-guerre-en-colombie-15-05-2018-2218477_24.php
[4] « L’élite et la culture politique restent marquées par sa pratique d’exclusion et d’indifférence à l’égard des femmes et de leurs contributions. Dans la culture colombienne, le modèle de la femme au foyer est bien ancré. Dans cette société patriarcale, la position d’infériorité́ des femmes, les pratiques discriminatoires d’exclusion et de maltraitance à leur encontre et les rôles et les stéréotypes traditionnels incontournables sont autant de barrières à l’égalité des sexes. » p.13
Disponible sur : https://www.usip.org/sites/default/files/Gender-and-the-Role-of-Women-in-Colombia-s-Peace-Process-French_3.pdf
[5] Violaine Pagnol, « Colombie : Machisme et conflit, la spirale infernale », mis en ligne le 1er octobre 2015, Faim et Développement, n°28. Disponible sur : https://ccfd-terresolidaire.org/nos-publications/fdm/2015/288-juillet-aout-2015/colombie-machisme-et-5176
[6] Santiago TORRADO, « Una oleada de feminicidios enciende la indignación en Colombia », 19 juin 2020, El pais, disponible sur : https://elpais.com/sociedad/2020-06-18/una-oleada-de-feminicidios-enciende-la-indignacion-en-colombia.html
[7]Ouafia Kheniche, 2019 : l’année où le féminicide s’est imposé dans la société française, 31 décembre 2019, France Inter. Disponible sur : https://www.franceinter.fr/societe/2019-l-annee-ou-le-feminicide-s-est-impose-dans-la-societe-francaise
[8] D’après le collectif « Féminicides par compagnon ou ex »
[9] Isabelle Mourgere Terrienne, « Qu’est-ce qu’un féminicide : définition et origines », TV5MONDE, Le 4 septembre 2019. Disponible sur : https://information.tv5monde.com/terriennes/qu-est-ce-qu-un-feminicide-definition-et-origines-309677
[10] https://www.genreenaction.net/Le-feminisme-et-la-critique-juridique-en-Colombie.html
[11] Marine Le Breton, « Inscrire le « féminicide » dans le Code pénal, une épineuse question pour les juristes », le 3 Septembre 2019, Huffington Post. Disponible sur : https://www.huffingtonpost.fr/entry/inscrire-feminicide-code-penal-epineuse-question_fr_5d6ce154e4b09bbc9ef1bcbe#:~:text=Faut%2Dil%20inscrire%20le%20terme%20%22f%C3%A9minicide%22%20dans%20la%20loi%20
%3F&text=Mais%20alors%20que%20les%20f%C3%A9minicides,continue%20de%20diviser%20les%20sp%C3%A9cialistes.
[12] Margot Loizillon, « Elle réalise une carte du féminicide en colombie pour en montrer l’étendue », 20 février 2018, Cheek magazine, disponible sur : http://cheekmagazine.fr/societe/sandra-suarez-feminicides-colombie/
[13] https://data.ipu.org/fr/women-ranking?month=6&year=2020
[14] https://data.unwomen.org/country/colombia
[15] Dans l’ouvrage Féminisme pour les 99%. Un manifeste, de Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Frazer, 2019, on parle de féminisme anticapitaliste, mouvement plus large que l’idée d’une simple égalité homme femme s’apparentant davantage a une lutte de classe dans tous les domaines. Féminisme qui peut se calquer sur l’expérience du féminisme contemporain en Colombie.
[16] Olga L González, « Colombie : Processus de paix, subversion du genre et résistances », 2019, L’Ordinaire des Amériques. Disponible sur : http://journals.openedition.org/orda/4638
[17] 1991, 1998 à 2002 et 2012 à 2016
[18] Natalia Villa Jaramillo, L’évolution du rôle des femmes au sein du conflit armé avec les FARC et depuis les Accords de Paix en Colombie : trajectoires de militantes, 2019 [Mémoire]
[19] « Mouvement du 19 Avril », guérilla principalement présente dans les zones urbaines aux idéologies nationaliste et marxiste hétérodoxe
[20] https://www.amnesty.org/fr/countries/americas/colombia/report-colombia/
[21] Olga L González, « Colombie : Processus de paix, subversion du genre et résistances », L’Ordinaire des Amériques, 2019, Disponible sur : http://journals.openedition.org/orda/4638
[22] Maria Àngela Holguin, María Paulina Riveros et Nigeria Renterí
[23] Olga L González, « Colombie : Processus de paix, subversion du genre et résistances », L’Ordinaire des Amériques, 2019
Sources :
Amnesty, Colombie. Le conflit armé et les violences à l’égard des femmes, 2004. En ligne : https://www.amnesty.org/fr/countries/americas/colombia/report-colombia/
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Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Frazer, Féminisme pour les 99%. Un manifeste, LA découverte, 2019
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Sitographie :
https://data.unwomen.org/country/colombia
https://fr.wikipedia.org/wiki/Movimiento_19_de_Abril
https://fr.wikipedia.org/wiki/Conflit_armé_colombien
Pour citer cet article : Emma Rinaudo-Dome, « Le rôle des femmes dans la guerre civile colombienne », 12.07.2020, Institut du Genre en Géopolitique.
Les propos de l’article n’engagent que l’autrice.