Homophobie d’État en Russie : l’inquiétant durcissement de la loi

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09/12/2022

J. U.

Le 24 novembre 2022, les député·e·s de la Douma d’État russe ont adopté un texte de loi « particulièrement flou[1]Vitkine, B. (24 novembre 2022). La Russie durcit sa législation contre la « propagande homosexuelle ». Le Monde. … Continue reading » qui interdit la promotion des relations sexuelles non traditionnelles dans l’intégralité de l’espace public. Le texte de loi « doit encore être validé par la Chambre haute du Parlement, le Conseil de la Fédération, et signé par le président, Vladimir Poutine[2]En Russie, les députés approuvent une loi durcissant l’interdiction de la « propagande » LGBT+. (24 novembre 2022). Le Monde avec AFP. … Continue reading ». Cette nouvelle censure s’inscrit dans la continuité idéologique et le durcissement de la loi de juin 2013 qui avait pour but de protéger le public mineur de cette propagande. L’adoption du texte de loi cette fin novembre apparaît comme un marqueur de la « radicalisation du discours[3]Chappedelaine, B. (2022). La souveraineté dans la Russie de Vladimir Poutine. Politique étrangère. 117-127. https://doi.org/10.3917/pe.223.0117 » russe qui accompagne l’invasion en Ukraine et invite à s’interroger sur les différents processus qui ont permis à la Russie de devenir un symbole de l’homophobie d’État. L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000 est caractérisée par un tournant conservateur qui encourage l’homophobie à être présente dans toutes les sphères de la société. Parallèlement, la lutte contre les valeurs non-traditionnelles devient un argument de politique internationale qui vise à créer une fracture idéologique entre la Russie et l’Occident.

Le tournant conservateur caractérisé par la fin de la séparation entre l’Église orthodoxe et l’État russe

L’influence de l’Église orthodoxe russe dans la société est croissante depuis la chute de l’URSS où le peuple est alors confronté à un « trouble identitaire russe[4]Kamenka, V. (2021). La Russie et son mariage avec la religion orthodoxe. La Pensée, 405, 23-34. https://doi.org/10.3917/lp.405.0023 ». Le regain d’intérêt des russes autour de la spiritualité permet aux dirigeants politiques d’instrumentaliser la foi en l’orthodoxie comme un « moyen de contrôle et d’influence[5]Kamenka, V. (2021). La Russie et son mariage avec la religion orthodoxe. La Pensée, 405, 23-34. https://doi.org/10.3917/lp.405.0023 ». L’Église devient alors un «  élément clef du nouveau système des valeurs nationales[6]Kamenka, V. (2021). La Russie et son mariage avec la religion orthodoxe. La Pensée, 405, 23-34. https://doi.org/10.3917/lp.405.0023 » et s’installe dans la politique russe. La loi de 1997 définit l’orthodoxie comme un « élément indéniable de l’héritage historique, spirituel et culturel commun de la Russie[7]Kamenka, V. (2021). La Russie et son mariage avec la religion orthodoxe. La Pensée, 405, 23-34. https://doi.org/10.3917/lp.405.0023 » qui doit être respecté et atteste alors de son privilège face aux autres religions.

Depuis 2000, lorsque l’Église orthodoxe russe a apporté son soutien à la campagne de Vladimir Poutine pour l’élection présidentielle, l’influence des patriarches est d’autant plus grandissante. En effet, la loi de 2013 sur l’interdiction de la promotion des relations non traditionnelles concernant les mineur·e·s s’accompagne la même année d’une loi sur l’offense aux sentiments des croyant·e·s. Si la séparation de l’Église et de l’État est inscrite depuis 1993 dans la constitution russe, la révision constitutionnelle de 2020 la remet en question en y ajoutant « La Fédération de Russie, unie par une histoire millénaire, préservant la mémoire des ancêtres qui nous ont transmis les idéaux et la foi en Dieu[8]Stepanov, A. (2021). La Réforme constitutionnelle russe. Civitas Europa, 46, 241-257. https://doi.org/10.3917/civit.046.0241 ». Ces éléments font apparaître Vladimir Poutine comme un symbole du lien puissant entre l’Église et l’État et mettent en lumière le « tournant conservateur[9]Kamenka, V. (2021). La Russie et son mariage avec la religion orthodoxe. La Pensée, 405, 23-34. https://doi.org/10.3917/lp.405.0023 » adopté par le gouvernement ces dernières années. Le soutien de l’orthodoxie permet à Vladimir Poutine de consolider son pouvoir, de renforcer et de préserver « l’ordre social[10]Zdravomyslova, O. (2015). Une condamnation à « l’inexistence » : la « dictature des lois » et l’interdiction de la propagande des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs … Continue reading » et enfin de promouvoir l’adhésion aux valeurs traditionnelles comme élément de construction de l’identité russe.

L’homophobie comme pilier de l’identité nationale en Russie ?

Depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, les lois promouvant la religion orthodoxe s’accompagnent de lois visant à restreindre les droits des personnes LGBTQIA+. En 2013, la Douma d’État vote une loi visant à interdire l’adoption d’enfants russes par des couples homosexuels ou des célibataires dans les pays ayant légalisé l’union de même sexe. Par ailleurs, le dernier amendement idéologique de la révision constitutionnelle de 2020 ajoute «  la protection de l’institution du mariage en tant qu’union d’un homme et d’une femme[11]Stepanov, A. (2021). La Réforme constitutionnelle russe. Civitas Europa, 46, 241-257. https://doi.org/10.3917/civit.046.0241 ». En Russie, l’homophobie d’État se traduit par la mise en place de lois qui permet d’affirmer publiquement la « non existence[12]Zdravomyslova, O. (2015). Une condamnation à « l’inexistence » : la « dictature des lois » et l’interdiction de la propagande des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs … Continue reading » des personnes concernées et de les réduire au silence.

Cependant, la politique et la justice ne sont pas les uniques sphères de la diffusion du discours homophobe en Russie. Certain·e·s universitaires du domaine de la psychologie de l’Université d’État de Moscou soutenant les valeurs traditionnelles ont contribué à la définition de la « propagande en faveur de la sexualité non traditionnelle[13]Moss, K. 2018. La Russie comme sauveuse de la civilisation européenne : « genre » et géopolitique des valeurs traditionnelles. In Kuhar, R., & Paternotte, D. (Eds.), Campagnes anti-genre en … Continue reading » et combattent ouvertement l’idéologie du genre. Par ailleurs, dans les médias, le discours se matérialise par la diffusion de l’Agence d’information fédérale russe d’un clip de propagande qui alerte sur les dangers potentiels de l’adoption par les couples gays. De plus, le programme de téléréalité « Je ne suis pas gay[14]Schwab, A. (3 mai 2022). Homophobie : on a regardé l’émission russe de téléréalité « Je ne suis pas gay » qui fait polémique. FranceInfo. … Continue reading » diffusé en avril 2022 sur YouTube et présenté par le député russe Vitaly Milonov, a pour but, après une série d’épreuves, de démasquer « l’intrus parmi les hétérosexuels[15]Schwab, A. (3 mai 2022). Homophobie : on a regardé l’émission russe de téléréalité « Je ne suis pas gay » qui fait polémique. FranceInfo. … Continue reading ».

Permise et encouragée par l’État russe, la diffusion du discours homophobe dans toutes les sphères de la société se matérialiste par la marginalisation et la persécution de la communauté LGBTQIA+ dans le pays. Plusieurs personnes ont été menacées, poussées au suicide ou tuées, notamment la militante LGBTQIA+ Elena Grigorieva, violemment assassinée en 2019 après le recensement de son nom sur un site homophobe appelant à la violence envers ces personnes[16]La militante LGBT russe Elena Grigorieva « a été sauvagement tuée près de chez elle ». (24 juillet 2019). Le Monde. … Continue reading. Chaque nouvelle loi anti-LGBTQIA+ encourage l’augmentation des crimes de haine, des violences et du harcèlement contre cette communauté et les défenseur·e·s des droits humains. Toutefois, le manque de données officielles s’agissant des victimes de violences anti-LGBQTIA+ ne permet pas de déterminer l’ampleur de ces crimes.

À force de grande propagande anti-LGBTQIA+, l’État a réussi à construire l’image d’un ennemi intérieur, « agent étranger » dans la nation, à persécuter pour protéger l’identité nationale russe. Puisque la cohésion autour des valeurs traditionnelles fait partie intégrante de l’identité russe, les personnes qui ne partagent ou n’appliquent pas ces dernières sont considérées comme anti-russes. Toute idée contraire étant perçue comme une menace envers l’institution de la famille et l’ordre social établi.

Un argument politique pour combattre l’influence de l’Occident

Le gouvernement use de sa position anti-genre, alliant la lutte contre l’avortement, le mariage entre personnes de même sexe et l’éducation complète à la sexualité à l’école, pour se distinguer des autres pays européens[17]La militante LGBT russe Elena Grigorieva « a été sauvagement tuée près de chez elle ». (24 juillet 2019). Le Monde. … Continue reading. La souveraineté sexuelle ou morale défendue par la Russie établit un contrôle sur les populations et montre l’opposition du pays avec la « ”démocratie sexuelle” européenne[18]La militante LGBT russe Elena Grigorieva « a été sauvagement tuée près de chez elle ». (24 juillet 2019). Le Monde. … Continue reading » à l’international. L’argument de défense des valeurs traditionnelles joue un rôle déterminant dans le positionnement de la Russie comme leader des sociétés conservatrices. Une position élevée au rang de justification pour l’invasion de l’Ukraine, notamment soutenue par le chef de l’Église orthodoxe russe[19]Kirillova K. (2022). Russia: A State of Homophobia. CEPA. https://cepa.org/article/russia-a-state-of-homophobia/.

Afin de solidifier sa posture et de déstabiliser l’Union européenne, la Russie cherche à allier l’ensemble des forces traditionnelles et soutient notamment les partis politiques conservateurs et contre l’idéologie du genre d’extrême droite. Ainsi, la Russie est parvenue à la fois à garder une influence sur la scène internationale tout en s’isolant à travers l’instrumentalisation d’un sentiment identitaire puissant qui alimente la solidarité russe contre tout ennemi extérieur et intérieur.

Conclusion

Le gouvernement russe, avec le soutien de l’orthodoxie, a forgé une identité nationale qui repose sur l’adhésion aux valeurs traditionnelles intrinsèquement liées à la religion qui fait partie intégrante du patrimoine et de l’histoire du pays. Le texte de loi adopté par la Douma d’État russe le 24 novembre 2022 suscite de grandes appréhensions quant à l’avenir de la communauté LGBTQIA+ du pays. Le durcissement de la loi caractérisé par son élargissement à tous les publics fait craindre le pire et laisse présager des répercussions d’autant plus importantes sur la vie des personnes LGBTQIA+ déjà marginalisées et persécutées depuis des années. L’adoption de ce texte de loi par la Douma participe à renforcer la censure, le recul de la liberté d’expression et la lutte contre toute opposition politique.

Pour citer cette production : J. U., “Homophobie d’État en Russie : l’inquiétant durcissement de la loi”, 09.12.2022, Institut du Genre en Géopolitique. 

Les propos contenus dans cet écrit n’engagent que l’autrice.

References

References
1 Vitkine, B. (24 novembre 2022). La Russie durcit sa législation contre la « propagande homosexuelle ». Le Monde. https://www.lemonde.fr/international/article/2022/11/24/la-russie-durcit-sa-legislation-contre-la-propagande-homosexuelle_6151480_3210.html
2 En Russie, les députés approuvent une loi durcissant l’interdiction de la « propagande » LGBT+. (24 novembre 2022). Le Monde avec AFP. https://www.lemonde.fr/international/article/2022/11/24/en-russie-les-deputes-approuvent-une-loi-durcissant-l-interdiction-de-la-propagande-lgbt_6151450_3210.html
3 Chappedelaine, B. (2022). La souveraineté dans la Russie de Vladimir Poutine. Politique étrangère. 117-127. https://doi.org/10.3917/pe.223.0117
4, 5, 6, 7, 9 Kamenka, V. (2021). La Russie et son mariage avec la religion orthodoxe. La Pensée, 405, 23-34. https://doi.org/10.3917/lp.405.0023
8, 11 Stepanov, A. (2021). La Réforme constitutionnelle russe. Civitas Europa, 46, 241-257. https://doi.org/10.3917/civit.046.0241
10, 12 Zdravomyslova, O. (2015). Une condamnation à « l’inexistence » : la « dictature des lois » et l’interdiction de la propagande des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs en Russie, Droit et cultures, 69, 155-178. https://doi.org/10.4000/droitcultures.3558
13 Moss, K. 2018. La Russie comme sauveuse de la civilisation européenne : « genre » et géopolitique des valeurs traditionnelles. In Kuhar, R., & Paternotte, D. (Eds.), Campagnes anti-genre en Europe : Des mobilisations contre l’égalité. Lyon : Presses universitaires de Lyon. doi :10.4000/books.pul.27940
14, 15 Schwab, A. (3 mai 2022). Homophobie : on a regardé l’émission russe de téléréalité « Je ne suis pas gay » qui fait polémique. FranceInfo. https://www.francetvinfo.fr/societe/lgbt/homophobie-on-a-regarde-l-emission-russe-de-telerealite-je-ne-suis-pas-gay-qui-fait-polemique_5116396.html
16 La militante LGBT russe Elena Grigorieva « a été sauvagement tuée près de chez elle ». (24 juillet 2019). Le Monde. https://www.lemonde.fr/international/article/2019/07/23/en-russie-une-militante-lgbt-assassinee-a-l-arme-blanche_5492611_3210.html
17 La militante LGBT russe Elena Grigorieva « a été sauvagement tuée près de chez elle ». (24 juillet 2019). Le Monde. https://www.lemonde.fr/international/article/2019/07/23/en-russie-une-militante-lgbt-assassinee-a-l-arme-blanche_5492611_3210.html
18 La militante LGBT russe Elena Grigorieva « a été sauvagement tuée près de chez elle ». (24 juillet 2019). Le Monde. https://www.lemonde.fr/international/article/2019/07/23/en-russie-une-militante-lgbt-assassinee-a-l-arme-blanche_5492611_3210.html) ».

La Russie instrumentalise cette nouvelle identité pour afficher une « posture exceptionnaliste et messianique((Moss, K. (2018). La Russie comme sauveuse de la civilisation européenne : «  genre » et géopolitique des valeurs traditionnelles. In Kuhar, R., & Paternotte, D. (Eds.), Campagnes anti-genre en Europe : Des mobilisations contre l’égalité. Lyon : Presses universitaires de Lyon. https://doi.org/10.4000/books.pul.27940

19 Kirillova K. (2022). Russia: A State of Homophobia. CEPA. https://cepa.org/article/russia-a-state-of-homophobia/