Les violences faites aux femmes au Maroc à l’heure du bilan

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16.12.22

AD

Dans le cadre de la campagne mondiale de lutte contre les violences sexistes et sexuelles, l’association marocaine AMANE (Association Meilleur Avenir pour nos Enfants), participe à ces 16 jours de campagne de prévention contre les violences basées sur le genre en particulier les petites filles[1]Hespress, (06 décembre 2022)AMANE: 16 jours d’activisme contre les violences basées sur le genre. C’est l’occasion de rappeler l’ampleur du phénomène des violences faites aux femmes au Maroc. Les violences basées sur le genre sont liées à une vision de la féminité fondée sur la soumission en opposition à une virilité supposée dominante des hommes. C’est notamment ce qui justifie de parler de violences systémiques[2]Haut-Commissariat au Plan, (2019)Enquête nationale sur la violence à l’encontre des Femmes et des Hommes.. Au vu de cette situation, quel bilan peut-on tirer des politiques publiques visant à endiguer les violences basées sur le genre?

La politique volontariste de l’État marocain face à la violence endémique faites aux femmes

Au Maroc, 62,8% des femmes de 18 à 65 ans affirment avoir déjà subies des violences physiques, psychologiques, sexuelles ou économiques, parmi elles 55% déclarent avoir subi des violences conjugales et 13,5% des violences familiales. [3]Haut-Commissariat au Plan, (2019)Enquête nationale sur la violence à l’encontre des Femmes et des Hommes. Les chiffres qui sont avancés démontrent que l’espace de vie privé notamment conjugal est le lieu de violences exacerbées contre les femmes. Le rapport note ainsi que les violences psychologiques et économiques se concentrent dans l’espace privé tandis que l’espace public est marqué par la violence sexuelle[4]Haut-Commissariat au Plan, (2019)Enquête nationale sur la violence à l’encontre des Femmes et des Hommes.. Les zones rurales se distinguent tout particulièrement par la persistance du phénomène de violence, qu’importe l’espace, public ou privé. Les violences touchent toutes les catégories de femmes mais particulièrement celles entre 15 et 24 ans en zone rurale comme en zone urbaine[5]Haut-Commissariat au Plan, (2019)Enquête nationale sur la violence à l’encontre des Femmes et des Hommes..

Les Marocaines sont confrontées à ces violences en dépit de leur scolarisation ou non ou de leur participation ou non au monde du travail. De plus, les femmes marocaines qui ont été exposées dans leur enfance à des situations de violences risquent tendanciellement de reproduire et/ou d’être plus vulnérables aux violences futures. Ce qui conduit le Haut-Commissariat au Plan à parler de « transmission générationnelle[6]Haut-Commissariat au Plan, (2019)Enquête nationale sur la violence à l’encontre des Femmes et des Hommes. »  de la violence, qui concerne les agresseurs et les victimes.

Pourtant, le Maroc est engagé d’abord dans sa loi fondamentale: la Constitution de 2011 grave dans le marbre l’égalité et la parité femmes-hommes[7]Constitution de 2011, Article 19 et un régime de sanction dissuasif[8]Loi n°103-13 de lutte contre les violences faites aux femmes( Juin 2018). qui étend la définition de violences reconnues par la loi.

La naissance de l’Autorité pour la parité et la lutte contre toutes les formes de discriminations (APALD) en janvier 2013 s’inscrit dans l’arsenal prévu par la Constitution de 2011, qui confirme bien le rôle de l’Etat dans la lutte contre les violences faites aux femmes.

Cet état de fait confirme la possibilité de parler d’un féminisme islamique d’État[9]Eddouada S., Pepicelli R., (2010), Maroc, vers un « féminisme islamique d’État » comme d’une dynamique qui influence l’action publique marocaine.

Cependant, il semble tout aussi clair qu’une fracture existe entre la politique volontariste de l’Etat et le monde social. Par exemple, la persistance des mariages forcés, des mariages précoces pourtant illégaux donnent une indication claire que des résistances s’organisent au sein même de la société[10]Haut-Commissariat au Plan, (2019)Enquête nationale sur la violence à l’encontre des Femmes et des Hommes.. Singulièrement, aucune campagne nationale n’émerge pour lutter contre ces sujets spécifiques, comme si ces avancées en matière de droits des femmes impliquaient également une forme de retenue envers une autre partie de l’opinion, plus réticente aux changements. Et si le terreau propice à la perpétuation de la violence systémique contre les femmes venait des contradictions même de l’État?

Les contradictions de l’État, terreau propice aux violences faites contre les femmes

Il existe une duplicité de l’État concernant son rapport aux femmes. Si les actions gouvernementales et les projets institutionnels s’enchaînent pour enrayer la dynamique des violences faites aux femmes, un arsenal juridique lourd jamais remis en cause met en danger les femmes marocaines notamment dans leur intimité.

En effet, l’article 490 du Code Pénal, régulièrement sous le feu des critiques[11]Middle East Eye, (8 avril 2021)Maroc: les relations sexuelles hors-mariage, un sujet tabou qui permet de pimenter les législatives.., punit de prison les relations sexuelles hétérosexuelles hors du cadre du mariage. Cette législation a un impact:  la perpétuation des violences faites aux femmes[12]Rapport de MRA, Movement for Rights Associates,(Juin 2022) Protection Pas Prison: Comment la criminalisation des relations sexuelles en dehors du mariage promeut la violence faites aux femmes, … Continue reading. En effet, la criminalisation encourage l’impunité des hommes engagés dans une relation extraconjuguale avec une femme. Parfois, ils exercent des violences contre elles dans le but de les faire taire. De nombreux cas démontrent que la criminalisation empêche les femmes d’avoir recours à la justice lorsque leur partenaire exerce des violences contre elles sous peine d’être poursuivies et condamnées[13]Rapport de MRA, Movement for Rights Associates, (Juin 2022) Protection Pas Prison: Comment la criminalisation des relations sexuelles en dehors du mariage promeut la violence faites aux femmes, … Continue reading. Il faut également noter qu’une discrimination en défaveur des femmes est à l’œuvre. Face aux juges, les femmes mises en accusation dans les procès d’adultères sont victimes d’une présomption de culpabilité, le doute ne leur profite que très rarement.

La contradiction des politiques publiques contre les violences faites aux femmes se confirme à travers la législation adoptée en 2018 permettant la reconnaissance de nouvelles formes de violences faites aux femmes[14]Human Rights Watch, (26 février 2018)Maroc: une nouvelle loi contre la violence faites aux femmes.. L’une des lacunes de cette loi est emblématique: pour bénéficier de la protection prévue par la loi, les victimes doivent obligatoirement entamer une procédure judiciaire. En cas de violences avérées, la procédure n’est pas automatique, il incombe aux victimes de porter plainte. Or, mener une procédure judiciaire compliquée à l’issue incertaine dissuade la très grande majorité d’entre elles, nombreuses sont les femmes qui s’abstiennent donc de toutes poursuites. La procédure juridique actuelle est éprouvante psychologiquement pour les femmes qui portent plainte contre leurs agresseurs·ses. Les proches mettent souvent la pression sur les femmes pour qu’elles y mettent fin.

Il apparaît qu’en dépit du volontarisme affiché des autorités publiques contre les violences faites aux femmes, il subsiste des paradoxes juridiques et politiques qui finissent par perpétuer ces mêmes violences.

De la binarité des genres, ce qu’elle empêche et l’importance de s’en émanciper

L’un de ces paradoxes demeure la binarité des genres, à l’origine des limites de l’action publique marocaine dans sa lutte contre les violences basées sur le genre[15]Delphy C., (2008), pages 53-75, Classer et dominer.. Ainsi, dans la Constitution, il est toujours question du genre féminin et du genre masculin. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’absence de définition du viol conjugual voir sa non-reconnaissance dans la loi garantissant la protection des femmes victimes de violence[16]Human Rights Watch, (26 février 2018)Maroc: une nouvelle loi contre la violence faites aux femmes.. L’argument de la binarité des genre pénalise de fait la femme car il est en totale contradiction avec la loi qui défend l’idée d’une égalité entre femmes et hommes.

La législation marocaine reconnaît l’égalité entre femmes et hommes mais évite de distinguer les sources du phénomène de la violence, à savoir la reconnaissance d’un antagonisme des genres. Pourtant, cet antagonisme laisse également la place au maintien d’un statut d’éternelle mineure des femmes. En effet, en n’engageant pas la responsabilité du gouvernement dans la protection des victimes de violences ni en leur assurant des aides financières, un refuge, des soins médicaux, un soutien psychologique ou encore une assistance juridique[17]Human Rights Watch, (26 février 2018)Maroc: une nouvelle loi contre la violence faites aux femmes., les femmes sont laissées implicitement sous la tutelle de leur famille ou de leur mari.

Engager la réflexion loin de la binarité des genres, c’est être en mesure de réfléchir à des solutions pérennes pour garantir à la fois la place des femmes dans une société où elles sont protégées et défendues.

Des pistes pour aller plus loin dans la lutte contre les violences faites aux femmes

De ce fait, revenir sur les principes de parité tant mis en avant dans les lois pour privilégier la politique des quotas, dans tous les secteurs de la société, du monde du travail jusqu’à la scène politique, permettrait d’évincer l’antagonisme des deux genres[18]Delphy C., (2008), pages 53-75, Classer et dominer.. Femmes et hommes seraient considérées comme des individus à part entière, émancipés de la culture de domination et de virilité qui privilégie le genre masculin. Bien entendu, l’accès à l’éducation pour les femmes notamment dans l’espace rural et la formation du personnel éducatif, gouvernemental et juridique, sur ces questions peuvent être des moyens de parachever ce changement de cap important. Tout l’enjeu étant d’accompagner le changement de paradigme par un encadrement éducatif visant à changer les mentalités des plus jeunes. Cela aurait ainsi comme conséquence de briser la transmission générationnelle de la violence.

L’effet immédiat d’une telle mesure serait de répondre à une dynamique sociale de plus en plus forte. Les femmes sont de plus en plus nombreuses à être engagées[19]Berriane Y., (2013), Femmes, associations et politique à Casablanca. dans des causes d’intérêts communs ou encore pour défendre leurs droits. Toutes sont pleinement engagées dans une critique d’un Etat qui n’investit pas assez dans les enjeux sociaux. Le but est de reconnaître les femmes comme des citoyennes sans référence à un cadre familial ou conjugal.

L’injonction restrictive civile[20]UN Women, (2009), Handbook for Legislation on Violence Against Women. pour les femmes qui le souhaitent, permettrait de les protéger de leur mari ou membres de leur famille violents dont elles ne peuvent s’isoler  car elles sont dépendantes d’elleux financièrement. La procédure se ferait sur simple demande de la concernée dans le cadre d’une procédure simplifiée et accélérée. Les femmes marocaines n’auraient plus à entamer une lourde procédure judiciaire contre leur conjoint ou membre de leur famille violent.

Le travail de la société civile sur le terrain démontre que les pistes pour améliorer les conditions de la femme au Maroc existent. Ainsi, la revendication pour davantage de moyens matériels et financiers a été avancée[21]Human Rights Watch, (15 février 2016)Lettre de Human Rights Watch au gouvernement du Maroc à propos du gouvernement du Maroc à propos des réformes des lois portant sur la violence. afin de remédier au défaut de protection concrète existante dans la législation actuelle.

Conclusion

Le bilan des politiques publiques marocaines pour lutter contre les violences faites aux femmes conduit à penser qu’elles sont volontaristes et ambitieuses.  ne prennent pas le problème à sa racine. La binarité des genres et la hiérarchie qui les sous-tend nécessite de revoir de fond en comble leur formulation qui montrent ses limites. La parité, la procédure juridique simplifiée pour les femmes victimes de violences constituent autant de pistes prometteuses que le pays a tout intérêt à mettre en œuvre.

Bibliographie

Berriane Y., (2013), Femmes, associations et politique à Casablanca.

Constitution de 2011,Article 19.

Delphy C., (2008), Classer et dominer.

Eddouada S., Pepicelli R., (2010), Maroc, vers un « féminisme islamique d’État ».

Haut-Commissariat au Plan, (2019), Enquête nationale sur la violence à l’encontre des Femmes et des Hommes.

Hespress, (06 décembre 2022), AMANE: 16 jours d’activisme contre les violences basées sur le genre.

Human Rights Watch, (26 février 2018) Maroc: une nouvelle loi contre la violence faites aux femmes.

Human Rights Watch, (15 février 2016), Lettre de Human Rights Watch au gouvernement du Maroc à propos du gouvernement du Maroc à propos des réformes des lois portant sur la violence.

Loi n°103-13 de lutte contre les violences faites aux femmes, (juin 2018).

Middle East Eye, (8 avril 2021), Maroc: les relations sexuelles hors-mariage, un sujet tabou qui permet de pimenter les législatives.

Rapport de MRA, Movement for Rights Associates, (Juin 2022) Protection Pas Prison: Comment la criminalisation des relations sexuelles en dehors du mariage promeut la violence faites aux femmes, Rapport de Recherche-Action.

Pour citer cette production : AD, « Les violences faites aux femmes à l’heure du bilan », 16.12.2022, Institut du Genre en Géopolitique, https://igg-geo.org/?p=10166.

Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’auteur.

References

References
1 Hespress, (06 décembre 2022)AMANE: 16 jours d’activisme contre les violences basées sur le genre
2, 3, 4, 5, 6, 10 Haut-Commissariat au Plan, (2019)Enquête nationale sur la violence à l’encontre des Femmes et des Hommes.
7 Constitution de 2011, Article 19
8 Loi n°103-13 de lutte contre les violences faites aux femmes( Juin 2018).
9 Eddouada S., Pepicelli R., (2010), Maroc, vers un « féminisme islamique d’État »
11 Middle East Eye, (8 avril 2021)Maroc: les relations sexuelles hors-mariage, un sujet tabou qui permet de pimenter les législatives..
12 Rapport de MRA, Movement for Rights Associates,(Juin 2022) Protection Pas Prison: Comment la criminalisation des relations sexuelles en dehors du mariage promeut la violence faites aux femmes, Rapport de Recherche-Action
13 Rapport de MRA, Movement for Rights Associates, (Juin 2022) Protection Pas Prison: Comment la criminalisation des relations sexuelles en dehors du mariage promeut la violence faites aux femmes, Rapport de Recherche-Action
14, 16, 17 Human Rights Watch, (26 février 2018)Maroc: une nouvelle loi contre la violence faites aux femmes.
15, 18 Delphy C., (2008), pages 53-75, Classer et dominer.
19 Berriane Y., (2013), Femmes, associations et politique à Casablanca.
20 UN Women, (2009), Handbook for Legislation on Violence Against Women.
21 Human Rights Watch, (15 février 2016)Lettre de Human Rights Watch au gouvernement du Maroc à propos du gouvernement du Maroc à propos des réformes des lois portant sur la violence.