13.01.2023
Nicolas Roels
En décembre 2021, une proposition de loi introduite par onze député·e·s et plusieurs associations visait à durcir la répression de l’homosexualité au Sénégal. Cette proposition prévoyait « une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement ferme et une amende d’un à cinq millions FCFA (1 500 à 7 625 euros), sans possibilité d’accorder des circonstances atténuantes (pour) quiconque aura été reconnu·e coupable d’actes contre nature ». Le Parlement sénégalais a rejeté cette proposition. Quelques mois plus tard, le footballeur sénégalais Idrissa Gueye refusait de porter le maillot du Paris-Saint-Germain, couvert à l’occasion de la journée de lutte contre l’homophobie des couleurs du drapeau arc-en-ciel. À la suite de ce refus, de nombreuses voix et opinions européennes se sont érigées en défaveur du sportif. À Dakar, le président sénégalais Macky Sall, interrogé sur la question, a estimé que les « spécificités sénégalaises » ne devraient pas se plier aux considérations étrangères et que les « normes qui sont le condensé de [leurs] valeurs de culture et de civilisation » ne permettent pas de se prononcer en faveur d’une dépénalisation de l’homosexualité. Mais quelles sont justement ces « spécificités sénégalaises » quant à l’homosexualité ? Quelles en sont les caractéristiques historiques ? Cet article s’intéressera aux textes de loi en vigueur et aux valeurs familiales et religieuses qui le supportent. Plus encore, l’enjeu sera de comprendre comment cette homophobie légale est un outil de production des normes relatives à la sexualité, à partir desquelles l’institution policière caractérise son entreprise de répression pénale. Enfin, cet article s’arrêtera sur la situation des góor-jigéens. Témoignant d’un renversement des mentalités, le terme est au cœur d’une resignification négative, marquée par un durcissement à l’égard des homosexuels lors des dernières années.
L’homophobie légale : entre droit et religion
À l’image des 32 autres pays du continent africain, le Sénégal considère l’homosexualité comme un crime. Bien qu’il n’existe pas de texte de loi utilisant le terme précis d’homosexualité, l’article 319 du code pénal stipule que : « Sans préjudice des peines plus graves prévues par les alinéas qui précèdent ou par les articles 320 et 321 du présent code, sera puni d’un à cinq ans et d’une amende de 100 000 à 1 500 000 francs, quiconque aura commis un acte impudique ou contre nature avec un individu de son sexe. Si l’acte a été commis avec un mineur de moins de 21 ans, le maximum de la peine sera toujours prononcé ». Cet article permet à toutes violences et discriminations contre les personnes homosexuelles de s’appuyer sur un principe légal tout en donnant lieu à une libre interprétation de ce qu’est un « acte contre nature ». Cette ambiguïté octroie une importance immense aux préjugés et stigmates liés aux catégories genrées.
Cependant, pour comprendre pleinement l’importance du cadre légal dans la lutte contre l’homosexualité il faut s’intéresser dans un premier temps au code de la famille et aux conceptions religieuses. Comme l’explique l’historien Boris Bertolt dans son article sur les Ambiguités de la question homosexuelle au Sénégal : « Le code de la famille définit, codifie et encadre juridiquement les formes d’unions acceptées ou tolérées. […] Le droit construit à cet effet un régime de vérité autour de la sexualité » et cette sexualité doit être à tout prix hétérosexuelle. L’article 100 du code de la famille indique que « lien matrimonial crée la famille par l’union solennelle de l’homme et de la femme dans le mariage », l’article suivant confirme : « Les fiançailles sont une convention solennelle par laquelle un homme et une femme se promettent mutuellement le mariage ». L’union entre un homme et une femme apparait comme la seule possibilité de schéma familial. Mais l’absence de termes explicites visant à qualifier la nature du mariage impose la norme hétérosexuelle. L’hétérosexualité est naturalisée au service d’un discours normatif qui, de fait, exclut les pratiques homosexuelles et les identités de genre en marge d’une société hétérosexiste.
Dans ce pays majoritairement musulman, le code de la famille sénégalais ne peut être réellement apprécié sans une lecture simultanée des principes religieux islamiques. Pour la majorité des adeptes de la religion islamique – dont il est important de préciser qu’elle se développe en de nombreuses complexités -, l’acte d’union entre l’homme et la femme est d’une importance centrale. L’exaltation de l’hétérosexualité rend l’homosexualité illégitime par le fait qu’il s’agisse d’une pratique non conforme aux textes musulmans. Le Coran relate la parabole bien connue du peuple de Lot aux pratiques perçues comme une attaque de l’Islam et face auxquelles il est nécessaire de réagir : « tuez-les », affirmait le Front Islamique sénégalais en 2009. Le droit islamique, bien que soumis aux interprétations, sert de socle théorique aux médias, associations et représentant·e·s religieu·ses·x traditionalistes qui inondent l’activité populaire : prêches, tribunes publiques, manifestations, mais aussi les institutions, parmi lesquelles se trouve la police.
La violence d’État par le système pénal
Dans son rapport de 2010, Human Rights Watch dénonce les brutalités policières, détentions arbitraires, agressions, chantage subis par les personnes homosexuel·le·s. Appuyée par de nombreux témoignages, l’organisation déplore : « il suffit qu’un individu soit présumé être homosexuel pour que son arrestation soit justifiée ». Ainsi, une simple suspicion suffit. Les arrestations arbitraires servent un double but : elles légitiment la violence à l’égard des personnes homosexuelles sur base des « textes légaux », et favorisent la collusion entre la police et la population hétérosexuelle, par le biais de délations et autres services rendus. Cette proximité établie avec la population n’est pas anodine. Pour beaucoup de cas, on constate un investissement personnel majeur de la part de la population : lynchages publics, dénonciations abusives, rejets de la communauté. La police entretient donc une forme de complicité avec la population hétérosexuelle, soucieuse de faire respecter l’ordre moral. Boris Bertolt parle de « sous-traitance » de la violence homophobe : « n’ayant pas suffisamment d’éléments pouvant permettre à l’État d’engager des poursuites contre un individu soupçonné d’être homosexuel, l’institution policière délègue, de manière informelle, la répression des homosexuels à la communauté ».
D’une certaine façon, cette sous-traitance de la violence légitimise la répression des homosexuel·le·s en faisant partie intégrante des pratiques de la police sénégalaise. Selon le sociologue D. Monjardet, l’institution policière est mandataire du contrôle social et de l’opinion publique et peut être comprise comme la réunion de deux éléments : « Un élément universel, commun à toute police, son institution comme instrument de distribution de la force dans un ensemble socialement défini. Et un élément spécifique qui, en revanche, différencie les polices ». En effet, le rôle de la police n’est pas seulement le respect de la loi, elle participe aussi au renfort des convictions. Les normes de l’hétérosexualité sont justifiées par l’utilisation du pouvoir en leur sens, dans une société qui y participe. L’homophobie légale étatique procède ainsi à sa propre légitimité : c’est un système qui se nourrit lui-même.
Le cas des góor-jigéen : resignification pour une répression
Cette sous-traitance de la violence, c’est-à-dire le recours à la communauté dans la machine répressive, est perceptible dans la question des goor-jigéens. Littéralement « homme-femme » en wolof, un goor-jigéen est à l’origine un homme biologique présentant des attributs féminins. Il était alors question d’une inversion de genre, d’une performance, quand leur orientation sexuelle n’était pas interrogée. Cette figure a longtemps été couverte d’une forme de reconnaissance, tel que le souligne Mbay X. Diouf : « Reconnus et acceptés comme tels dans la société, ils se caractérisent par une excessive efféminisation non seulement du corps et des comportements, mais aussi des modes vestimentaires qui virent presque au travestissement ». Maîtres de cérémonies de mariage, cuisiniers, danseurs, soutiens politiques, les góor-jigèens occupaient certains rôles clés dans la communauté jusqu’à la fin du XXème siècle.
Cependant l’utilisation du terme a fait l’objet, selon le socioanthropologue Christophe Broqua, d’une resignification négative qui témoigne d’un renversement des mentalités au cours des années. Cette évolution s’explique par une découverte et une stigmatisation de l’homosexualité, qui n’était pas connue du plus grand nombre au siècle passé. L’opinion publique sénégalaise s’est progressivement opposée à ce jeu de genre du fait de la visibilisation des pratiques homosexuelles dans un contexte religieux, politique et médiatique toujours plus hostile. C’est dans ce sens que témoigne un·e informateur·ice interrogé·e par Christophe Broqua pour son enquête sur l’évolution du groupe social des goor-jigeen : « Le góor-jigéen était plus ou moins considéré dans la société sénégalaise comme un acteur. Or un acteur peut changer de costume, peut changer de peau, peut jouer plusieurs rôles à la fois (…) Et là, le Sénégalais lambda a commencé à comprendre que ces gens avaient une sexualité, que ce n’était plus de la comédie, c’était pas des acteurs ». Pour Broqua, le changement de statut des góor-jigéens témoigne de la confusion entre ce qui relève du genre ou de l’orientation sexuelle. Le vocabulaire utilisé, tel que « homme-femme » ou « ni homme ni femme », renvoie au genre alors qu’il désigne une personne homosexuelle.
Un système généralisé
Pour conclure, il apparait clairement que les positions sénégalaises abondent dans le sens d’une idéologie que d’aucun·e·s qualifieraient d’homophobe. Cette structure globale est soutenue par de nombreux piliers parmi lesquels les plus importants sont peut-être la religion, le système pénal et juridique ainsi qu’un fort ressentiment collectif du peuple envers l’évolution des mentalités. Néanmoins, il serait d’intéressant d’analyser la situation à la lumière d’une grille plus moderne considérant les évolutions récentes et les voies vers lesquelles tend la politique sénégalaise à l’égard des personnes homosexuelles. La question, d’une complexité évidente, pourrait peut-être faire l’objet de compromis incluant les « spécificités sénégalaises » dont parlait Macky Sall.
Références :
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Broqua, C. (2017). Góor-jigéen : la resignification négative d’une catégorie entre genre et sexualité (Sénégal), Socio, 9, pp.163–183. https://doi.org/10.4000/socio.3063
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Monjardet, D. (1996). Ce que fait la police. Sociologie de la force publique. La Découverte.
Wendorff, F. (2022), Homosexualité, non-binarité et transidentité en Afrique: d’une norme culturelle pré-coloniale à la condamnation politique et sociale de la communauté LGBT, Institut du Genre en Géopolitique.