Les femmes dans l’esclavage moderne : une réalité cachée du quotidien
Illustratrice Yona. Instagram : @welcome_univers
24.05.2020
Aline Nanko Samaké
L’esclavage moderne désigne toutes les situations d’exploitation qu’une personne ne peut pas refuser ou quitter en raison de menaces, de violence, de coercition, de mensonges ou d’abus de pouvoir. Ce terme générique concerne donc les pratiques analogues à l’esclavage comme le travail et les mariages forcés ainsi que le trafic d’êtres humains. En 2018, 71 % des personnes victimes d’esclavage moderne étaient des filles et des femmes[1]Walk Free Foundation. (2018). The Global Slavery Index – 2018
28,7 millions de femmes et de filles réduites à l’état de servitude
Les femmes et les filles sont particulièrement touchées par l’esclavage moderne. Et parce que les schémas d’emplois et de migrations sont fortement marqués par les disparités entre hommes et femmes, les ratios sexospécifiés varient pour chaque catégorie d’exploitation. En effet, les femmes sont surtout présentes dans les formes d’exploitation de l’économie privée comme le travail domestique, l’industrie du sexe et les mariages forcés[2]Bureau International du Travail. (2017). Estimations mondiales de l’esclavage moderne : travail forcé et mariage forcé. Genève: Bureau International du Travail.
Source : Bureau International du Travail. (2017). Estimations mondiales de l’esclavage moderne : travail forcé et mariage forcé. Genève : Bureau International du Travail.
Si l’esclavage moderne est observé dans toutes les régions du monde, les taux de prévalence les plus importants se trouvent en Afrique, en Asie-Pacifique et centrale, au Proche et Moyen-Orient mais aussi en Europe[3]Ibid. Au-delà des lieux où se produisent ces cas d’exploitation, les échanges commerciaux mondialisés globalisent la question. En effet, les secteurs qui représentent le plus de risques d’exploitation sont ceux qui nécessitent de nombreux composants électroniques comme dans la construction d’ordinateurs et de téléphones mobiles, mais aussi les industries du textile, de la pêche, de la récolte du cacao et du sucre de canne. Autant de produits échangés à travers le monde qui se retrouvent dans le quotidien de tou.te.s. Or, les femmes représentent 58 % des victimes de ce travail forcé[4]Bureau International du Travail. (2017). Estimations mondiales de l’esclavage moderne : travail forcé et mariage forcé. Genève: Bureau International du Travail. Autrement dit, les femmes victimes d’esclavage moderne produisent une partie de la nourriture que chacun∙e mange et des vêtements que chacun∙e porte.
Lorsque le thème de l’esclavage est abordé sous le prisme du genre, difficile de ne pas évoquer l’exploitation sexuelle à des fins commerciales. Cette forme d’esclavage moderne vise le paiement en espèce ou en nature en échanges de rapports ou de services sexuels. Cela comprend la prostitution infantile, le proxénétisme, la pornographie forcée et la pédopornographie. Sur les 4,8 millions de victimes d’exploitation sexuelle 99 % sont des filles et des femmes. Plus de sept cas d’exploitation sexuelle sur dix sont à déplorer en Asie-Pacifique, vient ensuite l’Europe, l’Asie centrale puis l’Afrique[5]Ibid.
Aussi, les filles et les femmes sont disproportionnellement touchées par les mariages forcés : 88 % des victimes sont des femmes dont 37 % sont âgées de moins de 18 ans. Si le mariage forcé est considéré comme une forme d’esclavage moderne, c’est parce que l’union non consentie avec un tiers implique nécessairement une perte d’autonomie sexuelle mais aussi l’exécution de travaux forcés souvent domestiques. C’est particulièrement le cas en Afrique et en Asie-Pacifique[6]Ibid.
Enfin, l’esclavage n’épargne pas les hommes et les garçons. Les hommes sont plus susceptibles que les femmes d’être exploités dans de nombreuses industries, telles que l’agriculture, l’exploitation minière et la construction. Surtout, le travail forcé imposé par l’Etat est principalement composé de victimes masculines (59,4 %). Il s’agit de citoyen∙ne∙s recuté∙e∙s par les autorités publiques pour accomplir des travaux communautaires agricoles ou de construction à des fins de développement économique ou bien de prisonnier∙e∙s contraint∙e∙s de travailler contre leur gré et en dehors du cadre admis par le Bureau international du travail[7]Ibid. Cette forme d’exploitation est particulièrement répandue en Corée du Nord où les enfants sont par exemple appelé∙e∙s à travailler dans les champs quotidiennement ou bien pendant un mois au moment des récoltes. Ce sont les écoles, et non les enfants, qui sont rémunérées pour ce travail[8]Walk Free Foundation. (2018). The Global Slavery Index – 2018.
La féminisation de l’esclavage moderne, symptôme et cause de violences basées sur le genre (VBG)
Les dynamiques de l’esclavage moderne s’inscrivent dans des systèmes socio-économiques et culturels défavorables aux femmes et aux filles. De ces rapports de genre discriminatoires en découlent des situations de violences basées sur le genre d’ordre sexuelles, économiques, physiques ou symboliques qui s’autoentretiennent et se reproduisent.
Le travail forcé des femmes trouve en partie ses origines dans les rôles sociaux genrés selon lesquelles les femmes ne sont pas considérées comme des agent.e.s économiques à part entière mais doivent se limiter au foyer, contrairement aux hommes qui représentent la seule figure économique légitime au sein des ménages. C’est à cause de ces considérations que les filles sont moins scolarisées que les garçons, ce qui limite leur participation au marché du travail. Or, sans accès à l’éducation, à de meilleures possibilités d’emploi, à des ressources économiques et à leur individualisation, les femmes sont plus vulnérables aux manipulations et exposées aux risques de travail forcé. Les structures sociales et culturelles qui objectifient les femmes et les relèguent à la sphère privée expliquent pourquoi le travail forcé féminin prend majoritairement la forme d’exploitation domestique et sexuelle. Les femmes sont alors davantage exposées à des risques de sévices physiques et sexuels pouvant avoir de graves effets sur leur santé : grossesses non voulues, infections ou maladies sexuellement transmissibles, fragilités mentale et psychique…
Le mariage forcé est lui aussi étroitement lié à des habitudes culturelles et coutumières. Dans certains pays, les parents cherchent à marier leur fille avant que celle-ci n’ait de relations sexuelles pouvant aboutir à des grossesses illégitimes. Par ailleurs, il n’est pas rare que certaines se marient précocement pour légitimer une grossesse non désirée – y compris après un viol. Les mariages précoces peuvent aussi être justifiés par le fait que les jeunes filles représentent un fardeau financier pour leur famille alors que leur mariage peut au contraire générer des revenus (dot ou annulation d’une dette), notamment lors de situations de conflits ou suite à des catastrophes naturelles qui augmentent la pression économique qui pèse sur les foyers. Enfin, dans les pays sujets aux conflits, les femmes sont susceptibles d’être enlevées par des groupes armés, forcées d’épouser des combattants et de travailler dans les factions armées[9]Plan International. (2018, Juin 30). Causes et conséquences du mariage précoce et forcé. Retrieved from … Continue reading. C’est le cas en Syrie où les mariages forcés d’enfants étaient considérés comme armes de guerre : les réfugiés de Kobane ont indiqué que l’une des principales raisons de leur fuite vers la Turquie était de « protéger » leurs filles contre les violences sexuelles et le mariage forcé avec des combattants armés[10]CARE International. (2015). « To protect our honour » : Child marriage in emergencies – the fatal confusion between portecting girls and sexual violence. CARE International UK.. Mais les jeunes filles peuvent aussi être données en mariage parce que les familles considèrent que ce sacrement est le meilleur moyen d’assurer son avenir. Or, le mariage forcé expose les femmes et les jeunes filles à d’autres formes de violences, y compris l’exploitation sexuelle, la servitude domestique et autres des formes de travail forcé[11]Walk Free Foundation. (2018). The Global Slavery Index – 2018.
Si un cadre juridique international existe pour limiter l’esclavage moderne et si certains pays prennent des mesures, comme celle de limiter leurs importations de biens et services risquant d’être produits par le travail forcé, la servitude moderne perdure, continue de se nourrir des discriminations contre les femmes et les filles et d’être vectrice de violences basées sur le genre. La déclaration universelle des droits de l’Homme proclame pourtant que « Nul ne sera tenu en esclavage, ni servitude »[12]Nations Unies. (1948). Déclaration universelle des droits de l’Homme. Paris: ONU. Peut être qu’en parlant de droits humains et en privilégiant l’écriture inclusive dans les textes internationaux, les femmes et le
s filles ne seront plus invisibilisées et peut-être que la prise en compte du genre dans la question de l’esclavage moderne sera davantage abordée sous le prisme du genre afin de lutter contre ce fléau de façon efficace et adaptée. En effet, l’esclavage moderne ne peut être abordé de manière isolée, mais doit l’être à l’aune des traditions et des systèmes qui reproduisent les discriminations de genre afin de briser le cycle de l’inégalité et de combler les nombreuses lacunes dans la protection juridique des femmes et des filles à l’échelle nationale, régionale et internationale.
Bibliographie
Bureau International du Travail. (2017). Estimations mondiales de l’esclavage moderne: travail forcé et mariage forcé. Genève: Bureau International du Travail.
CARE International. (2015). « To protect our honour » : Child marriage in emergencies – the fatal confusion between portecting girls and sexual violence. CARE International UK.
Nations Unies. (1948). Déclaration universelle des droits de l’Homme. Paris: ONU.
Plan International. (2018, Juin 30). Causes et conséquences du mariage précoce et forcé. Récupéré sur https://www.plan-international.fr/info/actualites/news/2016-09-23-causes-et-consequences-du-mariage-precoce-et-force
Walk Free Foundation. (2018). The Global Slavery Index – 2018.
Pour citer cette publication : Aline Nanko Samaké, « Les femmes dans l’esclavage moderne : une réalité cachée du quotidien », 24.05.2020, Institut du Genre en Géopolitique.
References
↑1, ↑8, ↑11 | Walk Free Foundation. (2018). The Global Slavery Index – 2018 |
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↑2, ↑4 | Bureau International du Travail. (2017). Estimations mondiales de l’esclavage moderne : travail forcé et mariage forcé. Genève: Bureau International du Travail |
↑3, ↑5, ↑6, ↑7 | Ibid |
↑9 | Plan International. (2018, Juin 30). Causes et conséquences du mariage précoce et forcé. Retrieved from https://www.plan-international.fr/info/actualites/news/2016-09-23-causes-et-consequences-du-mariage-precoce-et-force |
↑10 | CARE International. (2015). « To protect our honour » : Child marriage in emergencies – the fatal confusion between portecting girls and sexual violence. CARE International UK. |
↑12 | Nations Unies. (1948). Déclaration universelle des droits de l’Homme. Paris: ONU |