Les religions monothéistes et leurs rapports à l’avortement : états des lieux d’une situation plus complexe qu’il n’y paraît (2/3)

Les religions monothéistes et leurs rapports à l’avortement : états des lieux d’une situation plus complexe qu’il n’y paraît (2/3)

24.05.2020

Armand Taï

Nous l’avons vu dans l’article précédent, la question de l’avortement n’a pas une réponse unanime parmi l’ensemble des écoles de pensées musulmanes. Le Christianisme est encore plus complexe en raison de ses nombreuses divisions internes. En effet, on trouve dans cette religion des positions prônant l’interdiction totale de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) à sa légalisation dans absolument tous les cas. Si l’avis sur l’IVG au sein des Églises catholique et orthodoxe est relativement homogène parmi les membres du clergé et les grands théologiens, il n’en est pas de même pour les Protestants. Ces derniers sont en effet divisés en une multitude de branches et sous-branches dont les positionnements sur l’avortement sont souvent contradictoires.

Le catholicisme et son intransigeance envers l’IVG

Le Catholicisme représente aujourd’hui la première branche chrétienne au monde en termes de fidèles avec plus de 1 milliards de croyant.e.s^[1]« 1,3 milliards de catholiques dans le monde, la tendance à la hausse se poursuit », 26/03/2020, Vatican News, disponible sur : … Continue reading. Présent.e.s sur tous les continents, il.elle.s représentent la majorité de la population dans de nombreux pays ou une importante minorité notamment sur les continents américain et européen. Il est donc pertinent d’en apprendre davantage sur la position de l’Église catholique sur cette question de société, étant donné son influence majeure à l’échelle mondiale.

Les théologiens catholiques s’accordent à condamner l’avortement, considéré comme un grave pêché. Toute personne recourant à cette opération est passible de l’excommunication si elle ne se repent pas devant un prêtre et fait pénitence^[2]Le Priol Mélinée, « Que dit l’Église de l’avortement », 24/05/2018, La Croix, disponible sur : … Continue reading. Il n’y a aucune exception permettant l’avortement selon l’Église. Le viol, l’inceste, la pauvreté, le travail, la vie sociale et même le risque de danger pour la santé ne sont pas des raisons suffisantes pour procéder à une IVG. Au cours de l’Histoire, des théologiens catholiques ont discuté de la possibilité de recourir à un avortement si jamais la vie d’une femme enceinte s’avérait être en danger à la suite de l’accouchement, mais ils peinent à s’imposer, dans la mesure où ils ne représentent qu’une minorité numérique et n’ont jamais reçu le soutien d’aucun pape^[3]Sevegrand Martine, « Avortement, retour sur le débat catholique (1970-1979) », 2015/3 (n° 285), Revue d’éthique et de théologie morale, p. 35-47, disponible sur : … Continue reading.

L’Église catholique tient cette position de différents versets de la Bible, parmi lesquels : « Dès le sein maternel, j’ai été sous ta garde, dès le ventre de ma mère, tu as été mon Dieu » dans le Psaume 22 :10 de l’Ancien Testament, ou encore « … car quoique les enfants ne fussent encore nés et ils n’eussent fait ni bien ni mal (…) » dans l’Épître aux Romains, lettre extraite du Nouveau Testament envoyée par l’apôtre Paul à l’Église de Rome^[4]Bible selon Louis Segond. Ces passages montrent ainsi que selon la Bible, l’embryon est déjà considéré comme un être vivant et, de ce fait, réaliser une IVG serait un meurtre. 

Les théologiens catholiques, outre la Bible, se basent sur les écrits des Pères de l’Église^[5]Théologiens chrétiens ayant fondés les bases de la foi chrétienne entre le 1er et 7eme siècle. Parmi eux on peut citer Tertullien qui déclara « C’est un homicide anticipé que d’empêcher de naître : peu importe qu’on arrache l’âme déjà née ou qu’on la fasse disparaître naissante^[6]« What the early church believed », Catholic Answers, disponible sur : https://www.catholic.com/tract/abortion mais aussi Athënagoras, qui pour démontrer que les chrétiens ne sont pas des meurtriers, fit la remarque suivante : « Pour quelles raisons serions-nous des meurtriers quand nous disons que les femmes qui commettent un avortement sont des meurtrières qui doivent demander pardon devant Dieu ?^[7]Ibid»

La position récente des papes sur la question n’a pas énormément changé puisque si le pape François appelle à de la clémence envers les femmes ayant eu recours à une IVG, il continue à se positionner fermement contre cette pratique, la comparant même à un recours à un tueur à gage^[8]Senèze Nicolas, « Avortement et tueur à gages, ce qu’a dit le pape François », 10/10/2018, La Croix, disponible sur  : … Continue reading.

Encore aujourd’hui, de nombreux pays disposent de codes pénaux dont la rédaction s’est inspirée de la théologie catholique, du fait de l’influence toujours forte de cette religion dans les sociétés concernées. En effet, c’est le cas dans plusieurs pays d’Amérique latine et dans certains pays à tradition catholique d’Europe. Par conséquent, la majorité des pays d’Amérique latine ont adopté une législation restreignant l’avortement quand d’autres l’interdisent complétement comme le Nicaragua ou la République Dominicaine. En Europe, si un certain nombre de pays historiquement catholiques ont été fortement sécularisés et adoptent aujourd’hui une position libérale au regard de l’IVG, d’autres se réfèrent de façon plus ou moins stricte aux principes de l’Église. Par exemple, Malte en interdit la pratique et n’admet aucune dérogation.

L’étude des statistiques des pays à majorité catholique ou de « culture catholique » sur l’opinion de la population concernant le recours à l’IVG, permet de constater malgré tout que la population ne partage pas forcément le même avis que l’Église. Ainsi, dans un pays à forte tradition catholique comme la Pologne, 41% de la population considèrent que l’avortement devrait être légal dans certains cas^[9]Sahgal Neha, “Eastern and western Europeans differ on importance of religion, views of minorities and key social issues”, 29/10/2018, Pew Research Center, disponible sur: … Continue reading. Ce décalage est encore plus significatif en Europe de l’Ouest où des pays traditionnellement catholiques ont une large majorité de leur population en faveur de l’avortement. C’est le cas de la France avec 81% de personnes favorables à l’avortement, 72% pour l’Espagne, 65% pour l’Italie et 60% pour le Portugal^[10]Ibid.

L’orthodoxie et sa forte influence contre l’avortement

Les orthodoxes partagent les mêmes sources que les catholiques, dans la mesure où ils se réfèrent aux mêmes Pères de l’Église des premiers siècles du Christianisme. Bien que des divergences existent entre les deux cultes, ils partagent la même position sur la que
stion de l’avortement. Toutefois, les orthodoxes n’excommunieront pas une fidèle pour avoir avorté, mais celle-ci devra confesser sa faute auprès d’un prêtre et devra ensuite s’adonner à des dévotions religieuses pour être pardonnée.

Les autorités religieuses orthodoxes soutiennent d’ailleurs ouvertement un durcissement des législations nationales portant sur l’avortement. C’est notamment le cas du patriarche de l’Église orthodoxe de Russie, Kirill, ayant déclaré à ce sujet « j’ai encouragé à de nombreuses reprises les députés de restreindre l’avortement et j’ai vu quelques progrès depuis sur la condamnation de cette abomination^[11]Luxmoore Jonathan, “Head of Russian Orthodox Church backs abortion ban”, 30/01/2017, The Tablet, disponible sur: … Continue reading».

Enfin, la condamnation de l’IVG dans les pays de tradition orthodoxe est manifeste, comme la Géorgie, par exemple, où seulement 10% de la population supportent la légalisation de l’avortement quelles qu’en soient les raisons invoquées. D’autres pays orthodoxes sont moins opposés à l’avortement mais il n’en demeure pas moins que l’influence de la théologie orthodoxe reste forte dans beaucoup d’états, notamment en Grèce où près de 45% de la population est contre la légalisation de l’avortement^[12]Ibid.

L’hétérogénéité des positions des cultes issus du protestantisme au regard de l’avortement

Les différentes ramifications émanant du culte protestant et la relative autonomie religieuse dont elles disposent rendent difficile l’expression d’un éventuel « consensus protestant » au sujet de l’IVG.

On peut ainsi trouver au sein des protestants des groupes se disant « pro-choix » et favorables à la légalisation de l’avortement quelles que soient les raisons de la mère, comme on trouvera des groupes se déclarant « pro-vie », en faveur de son interdiction dans la majorité des cas, voire dans tous les cas.

En s’intéressant aux prémices de la religion protestante, on constate cependant que l’opinion sur l’avortement n’était alors pas différente de « l’adversaire catholique ». Martin Luther avait déclaré : « Quelle est donc grande la méchanceté de la nature humaine ! Combien de filles empêchent la conception et tuent et expulsent les fœtus tendres, bien que la procréation soit l’œuvre de Dieu ! En effet, certains conjoints qui se marient et vivent ensemble de manière respectable ont différentes fins en tête, mais rarement des enfants. Dieu qui déclare que nous devons être féconds considère comme un grand mal les êtres humains qui détruisent leur progéniture^[13]Barnes Peter, “Abortion and the Reformation”, 24/05/2010, Evangelicals for life, disponible sur : http://evangelicalsforlife.com/abortion-and-the-reformation/». Jean Calvin, autre grand théologien du protestantisme ajouta plus tard « S’il semble plus horrible de tuer un homme dans sa propre maison que dans un champ, parce que la maison d’un homme est son refuge le plus sûr, il devrait sûrement être considéré comme plus atroce de détruire un fœtus dans l’utérus avant qu’il ne soit lumière^[14]Ibid». Ces paroles, émanant des « pères fondateurs » des Églises réformées, ont durablement inspiré et influencé la mouvance religieuse. 

Près de cinq siècles plus tard, la position des chrétiens protestants sur l’avortement est devenue extrêmement hétéroclite. La différence entre différents pays historiquement protestants sur l’avortement est manifeste. Par exemple, aujourd’hui les Églises luthériennes (qui peuvent être des religions d’États dans certains cas) sont aujourd’hui très libérales envers l’IVG et sont en faveur de sa légalisation et sa pratique. L’Église luthérienne de Norvège s’est même excusée publiquement pour son passé anti-avortement. Bien qu’elle maintienne une certaine opposition à recourir à l’avortement pour tous les cas, elle ne s’oppose plus à sa légalisation et considère que dans certaines situations l’IVG est nécessaire et permise, notamment lorsque la vie de la mère est en danger^[15]Fiano-Chesser Cassy, “Church of Norway apologizes for previous pro-life stance, says abortion promotes women’s safety”, 04/03/2019, Life Site, disponible sur : … Continue reading. Cependant de l’autre côté de l’Atlantique, les Églises luthériennes ont tendance à être bien plus conservatrices. L’Église Luthérienne-Synode du Missouri, par exemple, l’une des plus importantes Églises protestantes d’Amérique en termes de nombre de fidèles, est fermement contre l’avortement et encourage ses fidèles à ne jamais y avoir recours même lors de graves circonstances^[16]Magness Cheryl, “Council of presidents signs Harrison’s abortion statement”, 28/02/2019, Reporter, disponible sur : … Continue reading. 

De même, les Baptistes demeurent majoritairement contre l’avortement. Tel est le cas de la Southern Baptist Convention, la plus grande organisation protestante des États-Unis d’Amérique considérant l’avortement comme une tragédie qui doit rester interdite pour la majeure partie des cas sauf quand la vie de la mère est en danger.

L’opposition chrétienne la plus virulente envers l’avortement est celle venant des Évangéliques. Ainsi la National Association of Evangelicals qui regroupe plus de quarante Églises différentes, bien qu’elle n’ait pas une opinion définie qui mette en accord toutes les Églises évangéliques, a une opinion extrêmement défavorable envers l’IVG quand elle est utilisée pour des cas considérés comme non graves telles que des raisons financières ou professionnelles^[17]“Abortion”, National Association of Evangelicals (site officiel du groupe), disponible sur : https://www.nae.net/abortion-2/. De puissants groupes évangéliques influents réalisent de grandes campagnes pour appeler à la criminalisation de l’IVG, d’autres groupes organisent aussi régulièrement des événements contre des hôpitaux avec des images volontairement dures et choquantes pour décourager toute personne voulant procéder à un avortement.

Cependant, malgré la forte opposition de nombreux groupes protestants, on retrouve également des formations très libérales au regard de la question de l’avortement. Certains cultes, comme l’Église Unie du Christ, considèrent que l’avortement devrait être non seulement autorisé mais devrait être aussi considéré comme moral par les Chrétiens. Si tous les théologiens de ce mouvement ne sont pas tous en accord sur le fait que l’avortement devrait être autorisé dans tous les cas, ils sont néanmoins majoritaires et de nombreux pasteurs d’Église se prononcent ouvertement en faveur d’un droit total à l’IVG^[18]Green Emma, “A pastor’s case for the morality of abortion”, 26/05/2019, The Atlantic, disponible sur : … Continue reading. Cette opinion envers l’IVG demeure cependant rare parmi les Églises protestantes.

D’autres cependant comme l’Église Episcopale, bien qu’elle déconseille l’avortement, se refuse à interdire à leurs fidèles d’y avoir recours^[19]“Summary of General Convention Resolutions on Abortion and Women’s Reproductive Health”, The Episcopal Church (site officiel de l’église), 17/05/2019, disponible sur: … Continue reading

Si les positions des Églises protestantes sur l’avortement sont souvent conservatrices, les fidèles ne partagent pas toujours l’opinion officielle de leurs Églises. Alors que 75% des protestants évangéliques sont contre la légalité de l’avortement, c’est seulement le cas de 40% des protestants se revendiquant luthériens aux Etats-Unis^[20]« Public opinion on abortion », 29/08/2019, Pew Research Center, disponible sur : https://www.pewforum.org/fact-sheet/public-opinion-on-abortion/.

Conclusion

On peut établir le constat suivant : si aujourd’hui encore, le fait de se prononcer pour une libéralisation totale de l’IVG dans les Églises chrétiennes reste minoritaire, il n’en demeure pas moins que l’on peut trouver, notamment chez les protestants, une diversité d’opinions. Celle-ci peut aller d’une interdiction totale de l’avortement en passant par la permission de le faire pour certains cas jusqu’à sa légalité totale. Cependant l’avis majoritaire des leaders religieux reste défavorable à l’IVG et si une future libéralisation de l’IVG dans certaines Églises n’est pas à exclure, elle reste aujourd’hui encore un sujet tabou pour nombres de pasteurs. En outre, la crainte de schismes empêchent souvent toute volonté de débats sur ce sujet au sein de certaines paroisses. À noter que la population adepte des cultes concernés peut être favorable à l’IVG à l’inverse de la doctrine de la religion majoritaire dans leur pays.

Pour citer cette publication : Armand Taï, « Les religions monothéistes et leurs rapports à l’avortement : états des lieux d’une situation plus complexe qu’il n’y paraît (2/3)​ », 24.05.2020, Institut du Genre en Géopolitique.