L’instrumentalisation des droits des femmes en Arabie saoudite

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20.01.2023

AD.

« Je soutiens l’Arabie saoudite, les femmes comptent pour la moitié de la population saoudienne, donc je soutiens les droits des femmes ». Cette déclaration a été tirée d’une interview du prince héritier[1]Godelberg J., (2018),Saudi Crown Prince: Iran’s Supreme Leader “Makes Hitler Look Good”,https://www.theatlantic.com/international/archive/2018/04/mohammed-bin-salman-iran-israel/557036/, dirigeant de facto de l’Arabie saoudite, Mohamed Ben Salmane pour The Atlantic publiée le 2 avril 2018. Elle a de quoi interpeller venant d’un pays qui s’est illustré par le passé par des lois rétrogrades contre les femmes, notamment l’interdiction de conduire pour les femmes unique au monde.

Afin de mieux comprendre l’enjeu de cette nouvelle dynamique, il peut être intéressant d’appréhender celle-ci comme une politique publique internationale. En d’autres termes, il s’agit de comprendre la logique de cette nouvelle tendance du pouvoir saoudien à accorder des droits aux femmes comme un « ensemble des programmes d’action revendiqués par des autorités publiques ayant pour objet de produire des effets dépassant le cadre d’un territoire stato-national». Cette approche[2]Ribémont T., Bossy T., Evrard A., Gourgues G., Hoeffler C. (2018), Introduction générale à la sociologie de l’action publique a le mérite de saisir la double conséquence de l’action de l’État sur l’instrumentalisation des droits des femmes, domestique et international. Le but demeure de saisir l’enjeu pour l’Arabie saoudite derrière cette instrumentalisation. 

Les avancées des droits des femmes dans le pays

De nombreux progrès en faveur des droits des femmes viennent des plus hautes instances de l’État. La diplomatie est également concernée par ce revirement. Ainsi, la participation de l’Arabie saoudite à la Commission de la condition de la femme de l’ONU en 2017 a provoqué un tollé parmi les organisations de défense des droits humains[3]Benjamin M., Gold A., (2021), Saudi Arabia: A Trailblazer for Women’s Rights?https://msmagazine.com/2021/03/23/saudi-arabia-womens-rights-feminism-arab-lobbying/. Le royaume est pourtant bien lancé dans une dynamique de politique publique en faveur des droits des femmes saoudiennes puisque la même année est  proclamée par décret, la levée de l’interdiction de conduire pour les femmes. Le décret promulgué en 2017, et appliqué en juin 2018, a été commenté comme une véritable révolution[4]Al-Helaissi H., (2018), L’Arabie saoudite autorise les femmes à conduire : pourquoi c’est une … Continue reading

Le 23 février 2019, la première femme ambassadrice du pays est nommée par le souverain lui-même, il s’agit de la princesse Reema bint Bandar bin Sultan bin Abdulaziz Al Saud qui représente le pays auprès des  États-Unis[5]Webinar Event, (2020), A conversation with her Royal Highness Ambassador Reema bint Bandar bin Sultan bin Adbulaziz Al Saud,https://wacphila.org/events/hrh-ambassador-reema. La presse internationale ne manque pas de relever cette nomination

Dans le domaine juridique, le harcèlement sexuel est officiellement considéré comme un crime par les autorités saoudiennes dès mars 2018, une décision prise également par décret, qui vient combler un vide juridique en la matière[6]Morris O., 6 major things Crown Prince Mohammed bin Salman has changed for Saudi women, https://emirateswoman.com/major-things-crown-prince-mohammed-bin-salman-has-changed-for-saudi-women/

Dans leur quotidien, les femmes saoudiennes ont désormais le droit d’utiliser leur téléphone dans les campus des facultés publiques [7]Day E., (2017), Female Saudi students just won the right to carry phones on campus, https://emirateswoman.com/female-saudi-students-just-won-the-right-to-carry-phones-on-campus/ et n’ont plus besoin d’autorisation de sortie de la part d’un de leurs parents masculins si elles désirent quitter le campus avant 23 heures.

Le point commun de toutes ces mesures ? Leur caractère audacieux qui ne doit pas faire oublier qu’il existe un enjeu dans ce qui semble être une instrumentalisation des droits des femmes saoudiennes. 

Le feminism washing, ses effets dans le pays 

La volonté de l’État saoudien de renforcer son emprise autoritaire sur la société correspond à un enjeu de politique interne.  De ce fait, l’État saoudien n’adhère pas à la campagne féministe : s’il accorde le droit de conduire aux femmes c’est parce qu’il estime que c’est dans l’intérêt du pays, tout activisme demeure puni. Il s’agit d’un cas d’école en matière de féminisme-washing. L’objectif est d’appliquer une politique marquée par le féminisme tout en poursuivant un tout autre but, ici le renforcement de son poids politique dans la vie des citoyen·ne·s. L’État saoudien actuel applique ainsi littéralement le point 4 du discours de AbdelAziz ben Abderrahmane al Saoud (1876-1953) dans lequel les citoyen·ne·s saoudien·ne·s ont interdiction de mener des activités à visée politique ou sociale[8]Discours en arabe du fondateur de l’État Saoudien AbdelAziz ben Abderrahmane al Saoud , (1929), http://www.moqatel.com/openshare/Wthaek/Khotob/Khotub1/AKhotub27_2-1.htm_cvt.htm

L’État saoudien étend également son emprise dans les consciences en tentant d’élaborer un nouveau récit de la construction nationale dans lequel les libertés fondamentales sont primordiales[9]Al Arabiya, (2016), Full Transcript of Prince Mohammed bin Salman’s Al Arabiya interview, … Continue reading. 

D’après le prince héritier, «Avant 1979, il existait des normes sociales renvoyant au principe de l’autorité masculine, mais aucune loi n’oblige les femmes à voyager avec un tuteur masculin dans le pays. Cette législation ne vient pas du temps du Prophète Mohamed. Dans les années 1960, les femmes ne voyageaient pas avec des tuteurs masculins. Elles le font aujourd’hui. Nous voulons revenir là dessus sans faire de mal aux familles ni à notre culture.» Mohamed Ben Salmane défend l’existence des libertés individuelles[10]Godelberg J., (2018),Saudi Crown Prince: Iran’s Supreme Leader “Makes Hitler Look Good”,https://www.theatlantic.com/international/archive/2018/04/mohammed-bin-salman-iran-israel/557036/, droits des femmes inclus, dans les valeurs et la société saoudienne. Il considère que la pleine jouissance de ces droits a été entravée par des éléments extérieurs comme l’extrémisme[11]Middle East Eye, (2018), Mohamed Ben Salmane On Extremism, https://www.youtube.com/watch?v=Jnf6z3OYgWI qu’il se targue de combattre. Derrière sa réécriture partiale de l’histoire des libertés individuelles et des droits des femmes, se cache un régime qui tente de se légitimer. 

Le maintien du système de l’autorité masculine, toujours dénoncé par les ONG[12]Equality Now, A Just World for Women and Girls, Ending Male Guardianship In Saudi Arabia (2021),https://www.equalitynow.org/ending_male_guardianship_in_saudi_arabia/, indique qu’il y a une volonté manifeste de ménager les tendances les plus conservatrices du pays qui voient d’un mauvais œil la progression des droits des femmes, vus comme une ingérence étrangère illégitime. Il s’agit là d’une limite importante pour l’extension des droits des femmes dans le pays. 

Sur la scène internationale, les effets mitigés de la récupération des droits des femmes  

Toutefois, des signes démontrent qu’à l’échelle internationale la politique d’instrumentalisation du droit des femmes a du mal à convaincre. L’Arabie saoudite manque l’élection au Conseil des droits de l’Homme des Nations unies, ne récoltant que 90 voix, preuve que beaucoup de pays dans le monde ne semblent pas accorder du crédit à la tentative du régime de redorer son image[13]France 24, (2020), ONU : l’Arabie saoudite écartée du Conseil des droits de l’Homme, réélection de la Chine et la … Continue reading

La presse française se fait également l’écho d’un désenchantement, certains amplifient la voix des citoyennes saoudiennes qui ont fui leur pays parce que ces avancées en faveur de leurs droits n’ont rien changé concrètement à leur condition de subalterne[14]Arbrun C., « Les Fugitives », l’enquête captivante sur ces femmes qui fuient l’Arabie saoudite, (2021) … Continue reading

Un consensus est progressivement en train de se construire, dans l’opinion internationale et les ONG, autour de la dénonciation de la politique saoudienne en apparence favorable aux droits des femmes. C’est ainsi que des voix s’élèvent pour dénoncer cette politique de façade qui ne fait que renforcer l’autoritarisme à l’intérieur du royaume saoudien[15]Ziaï S.,(2022), Lina Al-Hathloul : «En Arabie saoudite, les femmes peuvent tout espérer tant qu’elles se … Continue reading.

Le caractère superficiel de ces annonces aussi spectaculaire que symbolique sur le long terme accrédite l’idée d’une instrumentalisation. Le maintien du système de l’autorité masculine demeure un principe juridique et politique jamais remis en cause par l’autorité publique qui veut montrer un visage progressiste. L’incarcération des militantes féministes[16]Reuters, (2018), L’Arabie saoudite accusée de torture sur des femmes par Amnesty,https://www.challenges.fr/monde/l-arabie-saoudite-accusee-de-torture-sur-des-femmes-par-amnesty_627296 qui avaient pourtant été à l’origine de la campagne pour la levée de l’interdiction de conduire des femmes en est un parfait exemple. Il y a donc une géométrie variable envers les droits des femmes saoudiennes par le gouvernement, qui se caractérise par des mesures illusoires sans réelle intention d’autonomiser les femmes à l’échelle nationale mais revendiquées comme des avancées notoires et concrètes pour normaliser la présence du royaume sur la scène internationale en dépit de ses violations des droits humains. 

L’enjeu de cet activisme autour des droits des femmes c’est l’image du régime à l’extérieur[17]Benjamin M., Gold A., (2021), Saudi Arabia: A Trailblazer for Women’s Rights?, https://msmagazine.com/2021/03/23/saudi-arabia-womens-rights-feminism-arab-lobbying/. L’objectif  est de renforcer la légitimité du pays sur la question de l’égalité femmes-hommes devenu un enjeu international. 

L’affaire Khashoggi du 2 octobre 2018 a souvent été décrite comme un élément déclencheur dans la volonté saoudienne de redorer son image aux yeux de la communauté internationale. L’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans un consulat d’Arabie saoudite à Istanbul a été un scandale international pour le pouvoir saoudien puisque des preuves semblent lier sa planification au pouvoir lui-même[18]MacKay T., (2018), Turkish Paper Claims Evidence of Jamal Khashoggi’s Murder Was Transmitted by His Apple … Continue reading Mais c’est oublier que l’activisme saoudien pour les droits des femmes à l’international est antérieur à cette affaire. Dès son ascension en 2017, Mohamed Ben Salmane a fait preuve d’un activisme politique tourné vers l’international sous le signe du renouveau[19]Hubert-Rodier J., (2020), La fin du mirage saoudien, https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/la-fin-du-mirage-saoudien-1165707 pour se distinguer de ses prédécesseurs

L’incarnation d’un paradoxe : une puissance autoritaire dans ses frontières, moderne à l’international

Finalement, le nouveau pouvoir tente de se construire une légitimité dans un contexte international sensible au respect des droits humains. En mobilisant une politique publique internationale favorable aux droits des femmes tout en ménageant les opinions conservatrices, le pouvoir saoudien s’assure le soutien de la jeunesse des villes avide de modernité et désireuse d’intégration à la mondialisation, sensible aux discours sur les droits des femmes[20]Dazi-Héni F., (2021),  Arabie saoudite le pari sur la jeunesse de Mohamed Ben Salmane,https://www.irsem.fr/media/5-publications/etudes/etude-irsem-80-fdz-arabie-saoudite.pdf.. L’instrumentalisation des droits des femmes devient un moyen d’adapter la domination de l’État saoudien sur une société saoudienne en recomposition[21]Ophélie Julien-Laferrière.,(2020), La jeunesse et les femmes en Arabie Saoudite: de la transformation économique et identitaire au levier politique d’un pouvoir en … Continue reading

Pour citer cette production: AD, « L’instrumentalisation des droits des femmes en Arabie saoudite », 20.01.2023, Institut du Genre en Géopolitique, https://igg-geo.org/?p=10877

Les propos contenus dans cet écrit n’engagent que l’auteur.

References

References
1 Godelberg J., (2018),Saudi Crown Prince: Iran’s Supreme Leader “Makes Hitler Look Good”,https://www.theatlantic.com/international/archive/2018/04/mohammed-bin-salman-iran-israel/557036/
2 Ribémont T., Bossy T., Evrard A., Gourgues G., Hoeffler C. (2018), Introduction générale à la sociologie de l’action publique
3 Benjamin M., Gold A., (2021), Saudi Arabia: A Trailblazer for Women’s Rights?https://msmagazine.com/2021/03/23/saudi-arabia-womens-rights-feminism-arab-lobbying/
4 Al-Helaissi H., (2018), L’Arabie saoudite autorise les femmes à conduire : pourquoi c’est une révolution,https://www.challenges.fr/monde/moyen-orient/l-arabie-saoudite-autorise-les-femmes-a-conduire-pourquoi-c-est-une-revolution_596143.
5 Webinar Event, (2020), A conversation with her Royal Highness Ambassador Reema bint Bandar bin Sultan bin Adbulaziz Al Saud,https://wacphila.org/events/hrh-ambassador-reema
6 Morris O., 6 major things Crown Prince Mohammed bin Salman has changed for Saudi women, https://emirateswoman.com/major-things-crown-prince-mohammed-bin-salman-has-changed-for-saudi-women/
7 Day E., (2017), Female Saudi students just won the right to carry phones on campus, https://emirateswoman.com/female-saudi-students-just-won-the-right-to-carry-phones-on-campus/
8 Discours en arabe du fondateur de l’État Saoudien AbdelAziz ben Abderrahmane al Saoud , (1929), http://www.moqatel.com/openshare/Wthaek/Khotob/Khotub1/AKhotub27_2-1.htm_cvt.htm
9 Al Arabiya, (2016), Full Transcript of Prince Mohammed bin Salman’s Al Arabiya interview, https://english.alarabiya.net/media/inside-the-newsroom/2016/04/25/Full-Transcript-of-Prince-Mohammed-bin-Salman-s-Al-Arabiya-interview
10 Godelberg J., (2018),Saudi Crown Prince: Iran’s Supreme Leader “Makes Hitler Look Good”,https://www.theatlantic.com/international/archive/2018/04/mohammed-bin-salman-iran-israel/557036/
11 Middle East Eye, (2018), Mohamed Ben Salmane On Extremism, https://www.youtube.com/watch?v=Jnf6z3OYgWI
12 Equality Now, A Just World for Women and Girls, Ending Male Guardianship In Saudi Arabia (2021),https://www.equalitynow.org/ending_male_guardianship_in_saudi_arabia/
13 France 24, (2020), ONU : l’Arabie saoudite écartée du Conseil des droits de l’Homme, réélection de la Chine et la Russie,https://www.france24.com/fr/20201014-onu-l-arabie-saoudite-%C3%A9vinc%C3%A9e-du-conseil-des-droits-de-l-homme-r%C3%A9%C3%A9lection-de-la-chine-et-la-russie
14 Arbrun C., « Les Fugitives », l’enquête captivante sur ces femmes qui fuient l’Arabie saoudite, (2021) https://www.vanityfair.fr/pouvoir/article/lina-al-hathloul-en-arabie-saoudite-les-femmes-peuvent-tout-esperer-tant-quelles-se-taisent.
15 Ziaï S.,(2022), Lina Al-Hathloul : «En Arabie saoudite, les femmes peuvent tout espérer tant qu’elles se taisent»,https://www.vanityfair.fr/pouvoir/article/lina-al-hathloul-en-arabie-saoudite-les-femmes-peuvent-tout-esperer-tant-quelles-se-taisent.
16 Reuters, (2018), L’Arabie saoudite accusée de torture sur des femmes par Amnesty,https://www.challenges.fr/monde/l-arabie-saoudite-accusee-de-torture-sur-des-femmes-par-amnesty_627296
17 Benjamin M., Gold A., (2021), Saudi Arabia: A Trailblazer for Women’s Rights?, https://msmagazine.com/2021/03/23/saudi-arabia-womens-rights-feminism-arab-lobbying/
18 MacKay T., (2018), Turkish Paper Claims Evidence of Jamal Khashoggi’s Murder Was Transmitted by His Apple Watch,https://gizmodo.com/turkish-paper-claims-evidence-of-jamal-khashoggis-death-1829730427.
19 Hubert-Rodier J., (2020), La fin du mirage saoudien, https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/la-fin-du-mirage-saoudien-1165707
20 Dazi-Héni F., (2021),  Arabie saoudite le pari sur la jeunesse de Mohamed Ben Salmane,https://www.irsem.fr/media/5-publications/etudes/etude-irsem-80-fdz-arabie-saoudite.pdf.
21 Ophélie Julien-Laferrière.,(2020), La jeunesse et les femmes en Arabie Saoudite: de la transformation économique et identitaire au levier politique d’un pouvoir en redéfinition.https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-02539169/document