11.02.2023
AD.
« Le niqab, c’est ça qui libère la femme ! C’est le féminisme du djihad ! » . La déclaration est tirée d’un roman graphique à visée éducative issue d’un témoignage réel d’une jeune fille française radicalisée. Citra, son pseudonyme, s’était rendue en Syrie en 2015 pour Daesh. Elle se marie successivement avec deux combattants morts sur le champ de bataille, donne naissance à son enfant Mansour et finit par revenir d’elle-même en France en 2016. Son témoignage fait partie des premiers témoignages de femmes françaises engagées dans le djihad au sein de Daesh.
La formule dont elle est l’autrice semble contre-intuitive en ce qu’elle associe le féminisme et le djihad. Pourtant, elle constitue une invitation à éclairer sous un angle nouveau la question de l’engagement féminin français pour l’organisation terroriste Daesh. Le mardi 24 janvier 2023, la France rapatrie plusieurs familles de djihadistes engagées dans les rangs de Daesh, parmi lesquelles des femmes françaises, se pose alors la question de la raison de leur engagement. Ces femmes sont susceptibles d’être poursuivies pour association de malfaiteurs à visée terroriste, avec des peines allant de 6 à 10 ans de prison ferme. Pourtant, les contraintes qui pèsent sur les femmes djihadistes perçues comme des corps subalternes rendent particulièrement obscur l’engagement féminin pour la cause djihadiste. Il s’agit de prendre du recul vis-à-vis des analyses abondantes du phénomène djihadiste qui reposent en grande partie sur des paradigmes aveugles au genre, faisant de la guerre, la violence de l’engagement et les armes, des caractéristiques masculines. Ces analyses partagent la même limite: une réelle difficulté à envisager l’engagement des femmes djihadistes indépendamment de celui des hommes djihadistes. Ainsi, comment comprendre l’engagement des femmes françaises djihadistes sous l’angle de l’émancipation féminine?
Les limites de l’explication de l’engagement par le manque
Au même titre que les hommes, l’engagement des femmes djihadistes n’est pas qu’une manière de combler un vide existentiel: la construction d’une identité à travers l’image d’une Ouma universelle et transcendante constitue un motif d’engagement pour elles au même titre que les hommes. L’engagement des femmes djihadistes est construit autour d’un projet politique, social et culturel pensé comme viable: le « califat ».
Expliquer l’engagement de citoyen·ne·s français·e·s exclusivement par le manque, affectif, social ou identitaire, c’est précisément ce qu’ont fait de nombreuses analyses sur l’engagement pour le djihad. D’après ces analyses, ces djihadistes s’engageaient à cause du manque qu’iels pouvaient ressentir. Ces individus trouvent un sens à leur vie dans le djihad. Les individus ayant embrassés le djihad sont dépeints comme des marginaux de la société française, souffrant de l’absence d’un père, d’une souffrance identitaire, sans perspective d’avenir et en manque de spiritualité. Cette approche s’est très vite imposée, elle a été adoptée pour répondre à l’incrédulité du public face au phénomène djiahdiste mais ne fournit pas de réponses pour comprendre l’engagement des femmes françaises.
L’État français se trouve particulièrement démuni contre le phénomène djihadiste et ira jusqu’à considérer les femmes djihadistes comme des victimes passives de l’engagement au djihad. Jusqu’en 2018, le système judiciaire français considérait comme acquis le fait que les femmes djihadistes n’étaient que des victimes plus ou moins consentantes du djihadisme. Les magistrats avaient tendance à moins sanctionner les femmes djihadistes engagées dans les rangs de Daesh voire à ne pas les poursuivre du tout jusqu’à ce qu’une étude publiée en interne par la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) ne les convainque de la dangerosité de ces femmes. Analysant les conversations qu’elles avaient entre elles via leur messagerie privée, le rapport interne révèle clairement un réel engagement des femmes françaises, revenues de Syrie, pour le projet djihadiste du « califat ». Ces échanges démontrent que les femmes françaises djihadistes s’engagent en faveur d’une idée porteuse de changement radical dans leur vie.
Loin du mythe de l’impuissance féminine , les femmes djihadistes françaises pleinement intégrées militairement au projet du « califat »
L’engagement djihadiste féminin a une dimension émancipatrice qui est visible dès la proclamation du « califat » en 2014 par Daesh, dans une zone jouxtant la Syrie et l’Irak. Le nombre de femmes djihadistes ayant cherché à rejoindre physiquement une organisation terroriste est inédit. Ce n’est pas moins d’un·e djihadiste français·e sur trois qui est une femme, selon les services de renseignements français soit 220 femmes sur 600 djihadistes français. Les femmes françaises djihadistes constituent un poids démographique significatif suggérant un engagement qui prend plusieurs formes notamment militaire.
Le cas d’Emilie König, française originaire de Bretagne de 38 ans, est révélateur d’un activisme guerrier qui cherche à se sublimer dans le djihad. Elle avait rejoint la Syrie en 2012 et en octobre 2015 elle avait été la première femme inscrite par les Etats-Unis sur la liste des terroristes internationaux les plus dangereux. Emilie König fait plusieurs apparitions dans les clips de propagande de Daesh. C’est ainsi que le 31 mai 2013 elle publie une vidéo où elle se met en scène en train de s’entraîner au tir avec un fusil, appelant ses jeunes enfants, restés en France, à ne pas oublier qu’ils sont musulmans et que le djihad continue. Dans le logiciel djihadiste, les femmes n’ont pas vocation à combattre. De ce fait, les femmes françaises djihadistes ne sont initialement pas des combattantes. Mais le cas d’Emilie König démontre qu’il y a une évolution de Daesh sur cette question qui passe progressivement de l’exclusion des femmes à l’effort de guerre à leur intégration. C’est probablement la raison pour laquelle les femmes djihadistes françaises n’hésitent plus à se mettre en scène, armes à la main dans des vidéos de propagandes.
La guerre est aussi une affaire de femmes
Dès les premiers revers militaires du « califat » en 2014 en Syrie puis en Irak, il apparaît clair que les femmes jouent un rôle non négligeable dans l’effort de guerre de Daesh. Pour administrer ses territoires conquis, l’organisation a mis sur pied la brigade Al Khansaa, du nom d’une poétesse arabe ayant vécu sous le califat d’Omar (634-644 de l’Hégire, 1236-1246 du calendrier Grégorien). Il s’agit d’un corps d’élite constitué de femmes djihadistes pour surveiller les mœurs des autres femmes. Elles jouissent de privilèges dévolus aux hommes, tels que le port d’armes, la conduite de véhicules et l’usage débridé de la violence pour sanctionner les contrevenantes à l’ordre social djihadiste. L’organisation Daesh a publié un communiqué dès août 2015 autorisant les femmes djihadistes à prendre part aux combats lorsque les circonstances l’exigent. De ce fait, les femmes de la brigade Al Khansaa constituent une armée de réserve mobilisable et mobilisée sur le champ de bataille et sont intégrées au fonctionnement de l’armée.
Dans la lignée de cette évolution sur la question de la participation au combat des femmes djihadistes, l’exploitation de l’image à des fins de propagande de la femme djihadiste-combattante armes à la main dans une attitude de défi et de confrontation avec l’Occident offre un autre point de réflexion sur l’engagement des femmes françaises djihadistes de Daesh. C’est une représentation qui fait polémique dans les rangs de l’organisation elle-même: la femme combattante n’est traditionnellement pas admise dans le logiciel idéologique djihadiste. Daesh a tout de même développer cette image dans sa propagande afin d’attirer des femmes notamment françaises habitées par l’imaginaire d’une femme djihadiste puissante
Les femmes françaises djihadistes ont eu un rôle actif dans la propagande guerrière du groupe pour l’imposer à leur compagnon ou époux. De nombreuses femmes engagées dans le djihadisme ont endoctriné leurs époux ou leur compagnon, voire les ont forcé à s’engager y compris en recourant à la violence contre leur conjoint. Les enquêtes menées sur cette question démontrent clairement que les femmes françaises djihadistes ne sont pas toujours des victimes passives de la radicalisation, elles peuvent également se révéler être des agentes de la guerre.
Il n’existe pas de différence femmes-hommes dans l’engagement djihadiste. Pour elleux, le djihad est une réponse ontologique face à la souillure. L’objectif ultime est la purification du monde par le martyr, aboutissement de l’engagement djihadiste nihiliste. Le martyr est une forme de suicide, une violence tournée contre soi mais surtout contre le monde afin de le purifier, le principal instrument de cette purification étant l’édification du « califat ». Même exclues en principe du monde de la guerre et de sa violence, les femmes djihadistes contribuent à cet idéal de pureté par leur participation effective dans la bataille, la diffusion des mœurs et de la propagande djihadistes et dans la procréation de futurs soldats pour le groupe.
Une alternative au féminisme
Pour les femmes françaises engagées dans le djihad, le féminisme a contribué à faire émerger le modèle de la femme moderne, indépendante, autonome, un rôle aux antipodes de leur vision de la féminité. Ce grief porté contre le féminisme se retrouve beaucoup dans le récit des femmes djihadistes pour expliquer leur engagement djihadiste. Le féminisme est symbolisé à leurs yeux par la désacralisation de la famille et de l’implosion des liens sociaux. Ce que les femmes françaises djihadistes cherchent par leur engagement c’est construire une alternative au féminisme pensé comme un repoussoir. Lorsqu’elles tentent de retrouver leur rôle complémentaire de pilier fondamental du foyer c’est pour construire une alternative au modèle de la femme moderne indépendante et autonome véhiculé par le féminisme. Elles valorisent l’empowerment de la femme à travers sa responsabilisation dans le soutien logistique, l’endoctrinement des enfants, l’administration, la santé, l’éducation et la communication en faveur du projet djihadiste, autant de missions qui sont des signes d’allégeance à Daesh.
Les témoignages de femmes françaises dihadistes valorisent le rôle de la femme comme étant l’être qui détient le pouvoir de porter la vie. Cette faculté décrite à leurs yeux comme l’essence de la féminité est également une importante source de légitimité. Certaines y voient un élément de supériorité par rapport aux hommes, d’autres une réponse au féminisme occidental. . Si la première réponse, qui consiste à voir en la capacité de procréation un pouvoir sur les hommes, est marginale, la seconde est majoritaire et indique que l’engagement des femmes françaises djihadistes repose sur la complémentarité des genres comme alternative au féminisme.
Ces femmes sont porteuses de contre-valeurs sociales et culturelles qui cherchent à construire un anti-modèle face au féminisme. C’est l’une des motivations de ces femmes qui se révèlent être des actrices au service du projet de Daesh au même titre que leurs homologues masculins.
L’engagement des femmes djihadistes ou la volonté de porter un projet politique, culturel et social transcendant
En définitive, rien ne justifie de distinguer par le genre l’engagement djihadiste. Femmes comme hommes djihadistes partagent une vision positive de leur engagement qui aboutit à la construction d’un projet alternatif, le « califat ». Lorsque la situation exige que les femmes françaises djihadistes outrepassent les fonctions qui leur sont dévolues par l’idéologie de leur organisation, elles cherchent à maintenir l’asymétrie des genres. Cet effort, même s’il n’est pas à leur avantage, constitue pour elles la garantie de la cohésion entre leur engagement et leur appartenance identitaire. L’engagement des femmes djihadistes est à comprendre comme une tentative de sublimer leur condition en contribuant à un projet qui les dépasse. Leur statut de subalterne se trouve être de peu d’importance face à l’enjeu de la purification du monde par le « califat ».
Pour citer cette production : AD., « Comprendre l’engagement des femmes françaises djihadistes sous le prisme de l’émancipation féministe », 11.02.2023, Institut du Genre en Géopolitique, https://igg-geo.org/?p=11156