Violences économiques, vers une mutation de la définition des violences domestiques ?

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07/03/2023

Rozenn Legal-Pallaro

Le constat de l’Agence européenne des droits fondamentaux, dressé il y a maintenant huit ans, alertait déjà sur la situation des femmes au sein de l’Union européenne. Une femme sur trois en moyenne dans l’Union européenne a subi des violences physiques ou sexuelles depuis l’âge de 15 ans[1]Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA).  2014. La violence à l’égard des femmes : une enquête à l’échelle de l’UE.. La lutte contre les violences basées sur le genre est désormais considérée comme une priorité de la Commission européenne, explicitée au travers du plan d’action pour l’égalité des sexes dans les relations extérieures pour 2021-2025. 

Ce mardi 14 février 2023, un projet de résolution concernant la ratification de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul) a été débattu au sein du Parlement européen. Désormais en place depuis une dizaine d’années et ratifiée par 37 pays, elle est la première Convention à introduire des objectifs de protection des femmes contre les violences économiques. Afin de mettre en exergue cette notion parfois méconnue, un sommet a été organisé par la présidence suédoise du Conseil de l’Union européenne, le 1er et 2 février 2023. Au cours de trois sessions, des décideurs·euses, spécialistes de l’égalité des sexes, partenaires sociaux, universitaires et représentant·e·s du secteur privé issu·e·s de 25 pays différents ont pu s’exprimer sur deux sujets essentiels de la lutte pour l’égalité entre les femmes et les hommes: la nécessité de l’autonomisation économique des femmes et la prévention de la violence sexiste. 

Après un constat commun relatif à l’exacerbation des violences basées sur le genre par les diverses crises actuelles, une définition des violences économiques a été élaborée dans le but de les intégrer à la définition des violences domestiques au sein des pays de l’Union européenne. Une telle mention permettrait, en France, d’aboutir à une pénalisation de cette forme de violence, sur le modèle du harcèlement moral. Cependant, une définition claire est complexe, car les manifestations de cette forme de violence ne sont pas toujours visibles. Elles touchent à l’intimité de l’individu et se construisent souvent de façon graduelle jusqu’à la dépendance. Quels sont les éléments caractéristiques des violences économiques et quels outils peuvent être mis en place pour faciliter leur prévention ? 

La définition actuelle des violences économiques au sein de l’Union européenne

Le lien entre violence économique et violence domestique est inévitable, comme l’exprime Nicola Sharp-Jeffs, fondatrice de l’association Surviving Economic Abuse[2] Iris Luarasi. 2021.  3e rapport général sur les activités du GREVIO. Autriche, Portugal, Espagne: Pas de prise en compte de la violence économique dans la définition des violences domestiques.. Elle ajoute qu’il est préférable d’utiliser le terme de violences économiques, et non financières, car les méthodes utilisées pour parvenir au contrôle du partenaire sont diverses. Trois modes différenciés sont observables. La restriction, entraînant l’impossibilité pour l’individu·e d’accéder à son propre capital, compte bancaire ou encore sa voiture. L’exploitation, par la création de dettes au compte du ou de la partenaire ou le maintien d’un mode de vie luxueux incompatible avec la situation financière de celui ou celle-ci. Enfin, le sabotage correspond lui, à une situation où l’auteur·trice des violences tente de mettre son ou sa partenaire dans une situation instable au travers de nombreuses actions telles que la perte de son travail où l’arrêt de ses études. Cette situation ne concerne pas uniquement les individu·e·s issu·e·s d’une classe sociale modeste, mais également des personnes n’ayant plus accès à leurs ressources du fait d’une prise de contrôle par un tiers.

L’intersectionnalité de ces violences économiques a été rappelée maintes fois par les différents intervenant·e·s, notamment concernant l’immigration. La situation précaire des femmes migrantes menant au travail forcé et à l’impossibilité de rejoindre leur pays d’origine, constitue un facteur débouchant sur des violences économiques inévitables[3]Venge Nyirongo: ONU Femmes.. De plus, les personnes en situation de handicap sont plus vulnérables aux schémas de dépendance économique.

Un sujet récent laissant place à des zones d’ombres 

Malgré une mention de l’intersectionnalité des violences économiques et une prise de parole de la part du public sur le sujet, la question de l’articulation de celles-ci avec les enjeux liés à la communauté LGBTI+ n’a pas été abordée.

De plus, les questions concernant les droits sexuels et reproductifs n’ont pas été explicitées. En dépit d’une actualité importante, aucune mention du droit à l’avortement n’a été faite. Il est regrettable de ne pas montrer le lien fort entre ce droit et la dépendance économique engendrée par sa suppression, que ce soit en termes de dépenses supplémentaires pour obtenir un accès à l’avortement, ou de statut précaire entraîné par la naissance d’un ou d’une enfant au sein du foyer. 

L’aspect psychologique des violences économiques a également été omis durant ce sommet. Il apparaît pourtant que la dépendance financière entraîne une pauvreté qui place les individus dans une relation abusive en matière de violence économique entraînant un accès plus difficile aux besoins tels que le maintien d’une hygiène corporelle et l’accès aux soins. Les répercussions psychologiques ne peuvent être évincées d’un sujet dont elles font partie intégrante. 

Enfin, il est essentiel de rappeler que les violences économiques ne se forment pas uniquement dans le couple. Elles peuvent s’étendre à des membres de la famille et ainsi entraîner une perte du patrimoine familial ou encore survenir à l’occasion du divorce en cas de refus de versement de la pension. 

Le sujet des violences économiques semble récent et les participant·e·s peinent parfois à expliciter les manifestations directes de ces violences par des exemples concrets.

Les outils pour mener à bien la lutte contre les violences économiques

Les violences économiques se doivent d’être combattues plus ardemment. Du fait de leurs multiples manifestations et de leur présence dans toutes les sphères sociétales, il est complexe d’en sortir. Les individu·e·s subissant ces violences ne peuvent quitter le foyer sous peine de la perte totale de leurs moyens économiques, car leur capital est entièrement contrôlé par un ou une tiers. Le terme de « confiance économique » a été avancé[4]Cecilia Nilsson: Témoignage de survivante.. Celui-ci correspond à une rémission par le gain d’autonomie progressif vis-à-vis de son agresseur·euse. 

Les outils à utiliser pour lutter contre ces violences ont, par la suite, été énoncés. Premièrement l’outil législatif apparaît comme perfectible, notamment en développant une nouvelle définition des violences domestiques, explicitant clairement les violences économiques en son sein[5] Irena Moozova: Directrice générale de l’égalité et de la citoyenneté de l’Union européenne.. Les différents États doivent aussi demander aux entreprises plus de transparence concernant les salaires, pour éviter les différenciations entre hommes et femmes, facteur aggravant de la dépendance économique. Il existe aussi une volonté croissante d’inclusion des femmes dans le processus décisionnel, car « celles-ci ne forment que 26 pour cent de tous les parlementaires nationaux »[6]Moyennes mondiales et régionales de femmes dans les parlements nationaux. selon Nicole Ameline, experte internationale sur les droits des femmes au sein des Nations Unies,  rapportant les chiffres de l’Union Interparlementaire pour la démocratie pour tous. Il convient ainsi d’obtenir des politiques publiques plus en accord avec les discriminations réelles. Enfin, les enquêtes doivent se multiplier afin de permettre de renseigner de manière plus exacte la proportion d’individu·e·s touché·e·s par les violences économiques. 

Des réponses concrètes aux domaines impactés par ces violences doivent être davantage développées. Concernant le thème de l’éducation, il est fait mention de plusieurs campagnes ayant pour but l’indépendance des femmes[7]Une de ces campagne porte le nom de « Jealousy is not romantic » et a pour vocation d’éduquer quant aux possibles schémas de dépendance vis à vis des hommes.. Il faut aussi permettre à tous·tes d’avoir un accès égal à l’éducation, car le nombre de femmes à des postes décisionnaires reste moindre, entraînant leur exclusion. De plus, le travail à mi-temps, auquel les femmes sont plus confrontées, les plonge dans une dépendance économique vis-à-vis de leur partenaire. 

Cette nécessité d’accès à une indépendance complète va de pair avec un besoin d’amélioration de la prise en charge des enfants. Elle peut intervenir à plusieurs niveaux, notamment concernant l’accès aux crèches ou aux centres de loisirs.

La création de lieux sûrs doit aussi être pensée à plusieurs niveaux. Premièrement, les chiffres montrent que « 41% des femmes en France ont subi du harcèlement basé sur le genre dans leur vie professionnelle adulte » selon Marusa Gortnar, cheffe de l’unité « Recherche et soutien politique » de l’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes (EIGE). Ce constat est partagé par Monica Westeberg, à la tête de l’entreprise Skanska Sweden, qui met en exergue la nécessité d’un climat de travail sain. Pour cela, la communication et la solidarité se doivent d’être renforcées. De plus, un environnement sain permet de détecter les premiers signes de personnes subissant des violences économiques au travers d’échanges récurrents pour s’assurer du bien-être des travailleurs·euses. Si une personne se trouve manifestement dans une situation de violence économique, sa prise en charge doit être rapide. Pour cela, certains lieux spécialisés doivent être développés au niveau communal et connus de l’employeur·se. 

Enfin, le lien entre numérique et violence économique a été démontré. Ces violences économiques peuvent se manifester digitalement au travers de la constitution de prêts au nom de la personne subissant les violences ou encore à un endettement lié aux dépenses sur internet.

Une mention théorique des violences économiques en vue de solutions concrètes 

En définitive, ce sommet permet d’envisager une nouvelle définition des violences domestiques en y incluant les violences économiques. Plusieurs travaux de groupe[8]Workshop 1: Investing in prevention of economic violence against womenWorkshop 2: Making the labour market work for womenWorkshop 3: Developing a holistic approach to preventing gender-based violence … Continue reading, à l’occasion du deuxième jour, ont permis de recueillir les idées du public sous forme de dessins et ainsi faire surgir de nouvelles approches et solutions concernant le thème. Malgré des discours assez généraux, de nombreux éléments abordés à l’occasion du sommet permettent d’appréhender pleinement la problématique des violences économiques et leurs manifestations. La prise en compte de ces violences semble essentielle pour parvenir à une meilleure compréhension des violences domestiques et des violences basées sur le genre, reste encore à déterminer des objectifs précis à mettre en place afin de lutter contre la dépendance économique. 

Pour citer cette production : Rozenn Legal-Pallaro, “Violences économiques, vers une mutation de la définition des violences domestiques? », 07/03/2023, Institut du Genre en Géopolitique, igg-geo.org/?p=11602

Les propos contenus dans cet écrit n’engagent que l’autrice.

References

References
1 Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA).  2014. La violence à l’égard des femmes : une enquête à l’échelle de l’UE.
2 Iris Luarasi. 2021.  3e rapport général sur les activités du GREVIO. Autriche, Portugal, Espagne: Pas de prise en compte de la violence économique dans la définition des violences domestiques.
3 Venge Nyirongo: ONU Femmes.
4 Cecilia Nilsson: Témoignage de survivante.
5 Irena Moozova: Directrice générale de l’égalité et de la citoyenneté de l’Union européenne.
6 Moyennes mondiales et régionales de femmes dans les parlements nationaux.
7 Une de ces campagne porte le nom de « Jealousy is not romantic » et a pour vocation d’éduquer quant aux possibles schémas de dépendance vis à vis des hommes.
8

Workshop 1: Investing in prevention of economic violence against women

Workshop 2: Making the labour market work for women

Workshop 3: Developing a holistic approach to preventing gender-based violence against persons living in economically vulnerable situations.