Le foulard vert en Argentine ou quand le droit à l’avortement sort du placard

Temps de lecture : 8 minutes

Le foulard vert en Argentine ou quand le droit à l’avortement sort du placard

 

01.06.2020
Margaux Barbier
Il suffit d’arpenter les rues de Buenos Aires (ou de regarder le logo de Basta Ya) pour le croiser, loin de se cacher il s’expose sur les sacs, le cou et parfois les poignets. Pour autant, le foulard vert n’est pas un accessoire de plus. Il joue un rôle clé dans les mobilisations pro-avortement en Argentine. La visibilité actuelle de cet objet dans la société argentine, notamment dans les centres urbains, témoigne d’un véritable changement social : alors qu’aborder le thème de l’avortement a longtemps été considéré comme « politiquement incorrect » (Tesorio, 2013), le débat public autour du droit à l’avortement n’a jamais été aussi installé que ces deux dernières années. Voici donc un petit point sur la symbolique, les usages et le rôle de ce foulard vert dans les mobilisations pour le droit à l’avortement en Argentine[1]L’accès à l’interruption volontaire de grossesse en Argentine est très restreint. L’avortement est non punissable dans deux cas précis : lorsque la grossesse est le résultat d’un viol et … Continue reading.
Du blanc au vert : le foulard dans la lutte pour les droits humains
Concrètement, le foulard vert (pañuelo verde) est un triangle de tissu vert sur lequel est dessiné un foulard blanc lui-même entouré d’une consigne : « Éducation sexuelle pour décider, Moyens de contraception pour ne pas avorter et Avortement légal pour ne pas mourir » qui est celle de la Campagne Nationale pour le Droit à l’Avortement Légal, Sûr et Gratuit. Créée en 2005, cette Campagne est une alliance fédérale qui réunit des militantes et militants de divers horizons politiques autour d’une cause commune : la dépénalisation et légalisation de l’avortement.
Le dessin d’un foulard blanc sur ce foulard vert n’est pas anodin : c’est une référence directe aux Mères de la Place de Mai, ces femmes qui, dès 1977, pendant la dernière dictature militaire argentine (1976-1983), exigeaient la vérité et la réapparition de leurs enfants victimes de la répression d’État. Pour protester, elles portaient sur leurs cheveux un tissu blanc représentant le lange de leurs enfants disparus. Le foulard blanc constitue donc un véritable symbole du mouvement pour les droits humains en Argentine.
Par conséquent, reprendre le symbole du foulard constitue pour le mouvement pro-avortement un moyen de revendiquer une filiation avec le mouvement des droits humains et fonde ainsi la légitimité de la revendication : l’avortement est tout autant une question de santé publique qu’une question de droits humains. Dès 2003, lors de la Rencontre Nationale de Femmes (ENM[2]Depuis 1986, une Rencontre Nationale de Femmes a lieu chaque année dans une province du pays. Cet événement est indépendant, autogéré, pluraliste, fédéral et horizontal. Deux jours par an, … Continue reading) qui s’est tenue à Rosario, des foulards verts sont distribués aux participantes à l’initiative de l’organisation Catholiques Pour le Droit à Décider pour la manifestation de clôture de l’évènement. Le vert est d’abord choisi car cette couleur n’est pas associée à une appartenance politique ou religieuse existante.
L’adoption du foulard accompagne alors un changement de stratégie. L’atelier de réflexion « Contraception et Avortement » qui se tenait chaque année dans les ENM précédentes est remplacé par un atelier intitulé « Stratégies pour le droit à l’avortement ». La légalisation de l’avortement devient un objectif commun et l’atelier a pour but d’approfondir les débats sur ce droit qui étaient souvent bloqués par les interruptions de fondamentalistes catholiques. Ainsi, la recherche d’une visibilisation de la lutte via le foulard s’intègre dans une nouvelle ligne stratégique du mouvement.
Un étendard du mouvement pro-avortement
Malgré la création de la Campagne en 2005, et la première présentation d’un projet de loi pour l’Interruption Volontaire de Grossesse en 2007, l’usage du foulard vert reste longtemps l’apanage des féministes les plus averties.
En tant qu’outil de diffusion, les militantes de la Campagne offraient le foulard à des personnalités publiques mais celui-ci était souvent refusé avant 2016. À la suite du mouvement Ni Una Menos (2015) qui a mis le thème des violences faites aux femmes sur le devant de la scène, le foulard s’est davantage diffusé dans les milieux féministes. Une participation financière, permettant le soutien des actions de la Campagne, commence à être demandée en échange du foulard. Pour la première fois le 28 septembre 2017, la Campagne organise une action en propre (alors qu’elle participait jusque-là à des évènements organisés par d’autres collectifs), à l’occasion de la Journée Internationale du Droit à l’Avortement. Celle-ci est un succès.
Mais, dans les récits de militantes de la Campagne, l’élément qui fait basculer la mobilisation, c’est l’apparition du foulard vert à la télévision en janvier 2018. À la suite de cela, le nombre d’appels reçus par la Campagne explose et la demande de foulards également. Alors qu’en 2016-2017, environ 8 000 foulards verts étaient produits par an, la Campagne avait déjà distribué 100 000 unités entre janvier et juin 2018.
Les modes de production du foulard officiel sont repensés pour s’adapter à la demande mais il est très difficile de l’obtenir au début de l’année 2018 : lors de la marche du 8 mars 2018, nombreuses sont les manifestantes à demander à d’autres où elles ont obtenu leur foulard. Face à la pénurie des premiers mois de 2018, des particulier.e.s se mettent à vendre des foulards verts floqués comme ceux de la Campagne.
Le foulard a donc deux usages principaux. D’abord, il visibilise la lutte au quotidien. Il est ainsi noué par des femmes et des filles, en majorité, sur leur sac et porté tous les jours. Marcher dans la rue, aller au travail ou au lycée avec ce foulard attaché constitue donc un acte de micro-militantisme : le thème de l’avortement ne se cantonne plus à la sphère privée. Arborer par des milliers de personnes, il incarne alors la dépénalisation sociale de l’avortement : il n’est plus tabou d’exprimer une opinion politique favorable à ce droit. Dans certains contextes, des substituts au foulard sont utilisés, la seule couleur verte vient alors signifier le soutien au mouvement pro-avortement (pendentif vert, ruban vert…). Toutes les personnes qui portent le foulard vert ne participent pas nécessairement aux évènements organisés par la Campagne.
À partir de 2018, le foulard acquiert un autre usage : lors de rassemblements publics pro-avortement, les militantes sont appelées à le brandir. Ce mode d’action, le pañuelazo (de pañuelo : le foulard, et le suffixe -azo qui désigne le coup/le choc) utilisé pour la première fois le 19 février 2018. Les images des marées vertes créées par ce type d’action ont une répercussion médiatique importante. Le débat parlementaire sur l’interruption volontaire de grossesse est ainsi mis à l’agenda par le président Mauricio Macri, pourtant opposé à sa légalisation, au début du mois de mars 2018. À partir de ce moment, les actions du mouvement pro-avortement se multiplient et le foulard vert accompagnent chacune d’entre elles. Ainsi, quelques jours avant le vote historique des député.e.s argentin.e.s en faveur de la légalisation de l’avortement[3]Le 13 juin 2018, le projet de loi porté par la Campagne pour le Droit à l’Avortement, Légal, Sûr et Gratuit est voté par les député·e·s, ce qui signifie qu’il va être débattu au Sénat … Continue reading, 3 ans après Ni Una Menos, un pañuelazo de grande envergure est organisé devant le Parlement.
La diffusion du foulard vert dans la société argentine illustre donc une victoire du mouvement pro-avortement dans la bataille pour le changement des mentalités quant à la place et aux rôles des femmes dans celle-ci. L’apparition courant 2018 du foulard bleu ciel (pañuelo celeste) des opposants au droit à l’avortement (avec leur consigne : « sauvons les deux vies ») montre que la stratégie de la Campagne est payante. Ses détracteur.rice.s ont recours aux mêmes ressources pour essayer de contrer cette avancée.
Un insigne du mouvement féministe 
La portée du foulard vert n’exprime pas seulement une position pro-avortement, il est un signe d’appartenance au mouvement féministe.
Détenir le foulard c’est souvent le signe d’un engagement féministe préalable, mais il représente parfois une invitation à rejoindre le mouvement. D’après des entretiens avec des jeunes femmes de la province de Buenos Aires, le foulard est souvent offert de femmes à femmes : offert à une amie qui n’est pas dans une association ou qui découvre la mobilisation ; offert par des filles engagées dans les mobilisations à leurs mères qui ont parfois fait l’expérience de l’avortement mais qui restaient jusque-là en dehors du mouvement. Le don du foulard c’est donc une façon de partager à d’autres femmes son engagement.
Par cet objet, les femmes et filles qui le portent se reconnaissent entre elles et font l’expérience de la sororité. Porter le foulard c’est être consciente de la domination vécue au sein d’une structure patriarcale et avoir la volonté d’y mettre un terme. Dans les transports en commun ou dans la rue, d’après les militantes, constater qu’une femme arbore un foulard vert entraîne un sentiment de plus grande sécurité. Elles seront un soutien potentiel en cas d’outrages sexistes ou d’agressions de toute nature.
D’un côté les militantes reconnaissent des alliées dans l’espace public grâce au foulard mais celui-ci, du fait de sa visée subversive, peut susciter, d’un autre côté, des réactions violentes, tant verbalement que physiquement, de la part d’opposant.e.s au droit à l’avortement et d’antiféministes. Derrière le droit à l’avortement, c’est la remise en cause d’une assignation sociale des femmes à la maternité qui est revendiquée. Par conséquent, si le foulard vert dérange, c’est parce qu’il symbolise le changement social à l’œuvre.
Le foulard vert incarne donc un élément constitutif de la lutte actuelle pour le droit à l’avortement en Argentine : il témoigne de la légitimité de la revendication, rend visible la cause et fédère, au quotidien, les personnes qui prennent part au mouvement. Au cœur d’une stratégie de visibilisation, l’omniprésence du foulard a contribué à soutenir les actions du mouvement pro-avortement et à faire du droit à l’avortement légal, sûr et gratuit un thème incontournable lors de la campagne présidentielle de 2019 malgré un contexte de crise économique et sociale en Argentine.
Enfin, fort de son succès, le foulard vert a été repris et adapté par les organisations militant pour le droit à l’avortement au Chili, au Mexique, en Colombie, en Equateur, etc. Symbole d’un combat partagé et global, cet objet unit, désormais, entre elles une grande partie des féministes latino-américaines.
Pour citer cet article  : Margaux Barbier,  » Le foulard vert en Argentine ou quand le droit à l’avortement sort du placard », 01.06.2020, ¡Basta Ya!.
Sources
Alma Amanda & Lorenzo Paula, « Mujeres que se encuentran. Una recuperación histórica de los Encuentros Nacionales de Mujeres en Argentina (1986-2005) », Feminaria Editora, 2009.
Alcaraz María Florencia, « ¡Que sea ley!: La lucha de los feminismos por el aborto legal », Marea Editorial, 2018.
Burton Julia, « De la comisión al Socorro: trazos de militancia feminista por el derecho al aborto en Argentina », Descentrada, 1(2), 17, 2017.
Clarín, « Macri dio luz verde para que se abra el debate sobre el aborto en el Congreso », 2018, disponible sur : https://www.clarin.com/politica/macri-dio-luz-verde-abra-debate-aborto-congreso_0_SJngdC3Pz.html
Di marco Graciela, “Las demandas en torno al aborto legal en Argentina y la constitución de nuevas identidades políticas”, in Di Marco Graciela. (dir.), Tabbush Constanza (dir.), Feminismo, democratización y democracia radical, UNASM, 2011, pp.175-198
Infobae, « Mostrando un pañuelo de la Campaña por el Aborto Legal, Seguro y Gratuito, Jorge Rial propuso abrir el debate en televisión “yo estoy a favor” », 2018, disponible sur : https://www.infobae.com/teleshow/paso-en-la-tv/2018/02/02/mostrando-un-panuelo-de-la-campana-por-el-aborto-legal-y-gratuito-jorge-rial-propuso-abrir-el-debate-en-television-yo-estoy-a-favor/
Infobae,  » La historia del pañuelo verde: cómo surgió el emblema del nuevo feminismo en Argentina », 2018, disponible sur https://www.infobae.com/cultura/2018/08/05/la-historia-del-panuelo-verde-como-surgio-el-emblema-del-nuevo-feminismo-en-argentina/
La Presse, « Argentine : le foulard vert, symbole du combat pour le droit à l’avortement », La Presse, 2018,  disponible sur : https://www.lapresse.ca/international/amerique-latine/201807/19/01-5190059-argentine-le-foulard-vert-symbole-du-combat-pour-le-droit-a-lavortement.php
Pecheny Mario, “Yo no soy progre, soy peronista : Por qué es tan difícil discutir políticamente sobre aborto?”,  VI Jornadas de Debate Interdisciplinario en Salud y Población, Buenos Aires, 25, 18, 2005.
Posada Kubissa Luisa, Pactos entre mujeres, 2005,  disponible sur : http://www.mujeresenred.net/spip.php?article294
Río Negro, « Aborto Legal : ¿Por qué se instaló el pañuelo verde? », 2018, disponible sur : https://www.rionegro.com.ar/aborto-legal-por-que-se-instalo-el-panuelo-verde-NY5199942/
Tesorio Maria Victoria,  “El movimiento de mujeres y la lucha por el derecho al aborto en Argentina”, in Vaggione Juan Marco (dir.) Vassallo Marta (comp.) Peripecias en la lucha por el derecho al aborto, 2013.

References

References
1 L’accès à l’interruption volontaire de grossesse en Argentine est très restreint. L’avortement est non punissable dans deux cas précis : lorsque la grossesse est le résultat d’un viol et quand la grossesse met en danger la vie ou la santé de la personne gestante.
2 Depuis 1986, une Rencontre Nationale de Femmes a lieu chaque année dans une province du pays. Cet événement est indépendant, autogéré, pluraliste, fédéral et horizontal. Deux jours par an, des femmes et des personnes issues des minorités de genre se retrouvent dans une même ville, participent à des ateliers, débattent de sujets qui les concernent et s’organisent.
3 Le 13 juin 2018, le projet de loi porté par la Campagne pour le Droit à l’Avortement, Légal, Sûr et Gratuit est voté par les député·e·s, ce qui signifie qu’il va être débattu au Sénat pour la première fois, après 6 présentations du projet de loi en 10 ans. En août 2018, les sénateur.rice.s rejettent le projet de loi.