Les femmes, la déconstruction et la reconstruction dans les guerres civiles 

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31/03/23

Zineb Khelif

Les XXe et XXIe siècles sont témoins de la transformation du fait militaire, des conflits mondiaux aux conflits hybrides, de la levée en masse à la professionnalisation de la pratique guerrière. L’évolution des patriotismes, des mœurs relatives aux pratiques de la violence, ainsi que de la nature des arsenaux militaires ont intrinsèquement modifié la nature même des conflits. Ces derniers sont aujourd’hui en grande majorité des guerres civiles, définies par le droit international humanitaire comme l’affrontement de deux entités au sein du territoire d’un même pays. Pourtant établir une définition immuable de la guerre civile reste délicat de par sa nature changeante au gré des contextes et de ces acteurs, c’est pourquoi seules les guerres civiles qui ont éclaté depuis la fin des deux conflits mondiaux seront traitées ici tout en prenant en considération un espace géographique mondial pour comprendre les différentes articulations possibles de ce type de conflit.

Toutefois, chaque guerre civile est marquée par un contexte d’incertitude, entraîné par la remise en cause des structures sociales et politiques demeurées jusqu’alors implicites[1]Boltanski, L. (1993). La Souffrance à distance: Morale humanitaire, médias et politique. Éditions Métailié. https://doi-org.ezproxy.ulb.ac.be/10.3917/meta.bolta.1993.01. Le sociologue Michel Dobry analyse ce type de conflit comme un moment d’effacement des cloisons entre différents secteurs engendré par la nécessaire mobilisation du corps sociétal dans son ensemble[2] (2021).Michel Dobry. Sociologie des crises politiques (1987). Revue française de science politique, -, 216-221.https://doi.org/10.3917/rfsp.hs1.0216. Ce décloisonnement des habitus et des ressources de chaque domaine crée alors une interdépendance qui floue les repères de la société. Cette réalité nécessite en conséquence la définition de nouvelles règles vis-à-vis de soi et de l’autre, au niveau privé comme au niveau du public. Cette spécificité de la guerre civile mène ainsi à la possibilité d’une refonte des normes sociales, notamment celles qui fondent et soutiennent le système patriarcal. Ce système est, à la lumière des réflexions féministes, à l’origine d’un cadre sociétal qui orchestre depuis plusieurs siècles des rapports entre individu·e·s emprunts d’une violence certaine et omniprésente, dont la remise en question mènerait à l’évolution de ce paradigme.

Ainsi, allier la vision de Michel Dobry à l’évolution contemporaine de la considération du prisme du genre introduit une nouvelle interrogation. Si la guerre civile se lit comme un moment de remise en cause du tissu social et de ces normes, quelle est la place des femmes dans ce processus de déconstruction et de reconstruction ?

Maniement et remaniement des rôles sociaux genrés 

Marqué par une séparation patriarcale entre privé et public, le rôle « traditionnel » des femmes se  réaliserait au sein de la domesticité, un environnement où s’entretiennent alors les réalités sociologiques et biologiques, notamment à travers la maternité. L’articulation de cette position sera plus ou moins exacerbée selon le contexte politique, social et économique du pays en question, surtout si ce dernier est en situation de guerre civile. Si bien que, dans de nombreux pays, lorsqu’éclate ce type de conflit, les responsabilités des femmes au sein du foyer prennent une toute autre dimension. Le relatif équilibre antérieur entre les responsabilités de l’homme et celles de la femme, qu’incombent leur rôle social genré, sont alors bousculés par la nécessité du ralliement au combat[3]Rokhaya Aw-Ndiaye, E. 2001. Rapports hommes-femmes : les crises en Afrique sont-elles des ferments du changement ?. In Reysoo, F. (Ed.), Hommes armés, femmes aguerries : Rapports de genre en … Continue reading. Ainsi, la guerre civile qui s’est déroulée au Tadjikistan entre 1992 et 1997 a été la conséquence de la perte de contrôle progressif de l’URSS sur un territoire où la pauvreté et le manque d’emploi ont semé les graines de luttes intestines entre l’ancien parti communiste et les nouveaux partis d’oppositions[4]Allouche, J. (2016). Tadjikistan, une guerre postsoviétique ou postcoloniale ?. Outre-Terre, 48, 123-133. https://doi.org/10.3917/oute1.048.0123. Ce conflit a engendré la mort de 60 000 individu·e·s et a fait de 25 000 femmes des veuves, sans compter les femmes dont les compagnons ont été fait prisonniers, une réalité qui a modifié de fait leur rôle dans la société. Ces femmes ont alors entreprit des activités jusqu’alors considérées comme masculines pour subvenir aux besoins de leur foyer, notamment le travail de la terre ou des activités illégales tel que le trafic de narcotiques[5]Kuvatova, A. 2001. Gender Issues in Tajikistan: Consequences and Impact of the Civil War. In Reysoo, F. (Ed.), Hommes armés, femmes aguerries : Rapports de genre en situations de conflit armé. … Continue reading

D’autre part, certains exemples de guerre civile donnent à voir la possibilité de nouvelles identités à la limite des deux rôles traditionnellement assignés à chaque genre, notamment à travers le rapport à l’usage de la force. La violence est encore aujourd’hui perçue comme étrangère à la femme, ou comme irraisonnée si on l’observe chez elle, consideré alors comme un « risque de dissolution du lien social[6]Cardi, C. & Pruvost, G. (2012). Introduction générale: Penser la violence des femmes : enjeux politiques et épistémologiques. Dans : Coline Cardi éd., Penser la violence des femmes (pp. … Continue reading». Pourtant, la participation des femmes dans de multiples guerres civiles contemporaines a démontré la désuétude de ce rapport binaire et dépolitisés des femmes à la violence, notamment par la similarité des motivations d’engagements aux forces armées. Celles-ci sont en réalité plus relatives à des critères tels que l’âge, la structure familiale, la proximité aux réseaux de recrutements ainsi que les ressources économiques plutôt qu’au genre[7]Grojean, O. 2019. Penser l’engagement et la violence des combattantes kurdes : des femmes en armes au sein d’ordres partisans singuliers. In Guibet Lafaye, C., & Frénod, A. (Eds.),  … Continue reading, une réalité dont la guerre civile libanaise fournit un exemple éloquent.

Le conflit armé qui s’est déroulé de 1975 à 1990 au Liban a vu s’opposer les milices conservatrices maronites (chrétiennes) et les milices progressistes en faveur d’une unité arabe au sein du pays qui appuierait un soutien aux Palestinien·ne·s et la possibilité d’accession par un musulman sunnite au poste de président. Ce régime politique prend ces origines au mandat français, commencé en 1920 et finit en 1943, qui a organisé le système politique libanais autour du confessionnalisme en répartissant proportionnellement le pouvoir à chaque communauté confessionnelle, se faisant, le président est traditionnellement maronite et son premier ministre musulman sunnite[8]El Boujemi, M. (2016). La guerre civile libanaise : conflit civil ou guerre par procuration ? 1970-1982. Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, 43, 147-158.

Ainsi, au début du conflit la milice chrétienne était peu organisée, ce qui a permis l’enrôlement de femmes dans leurs activités. Ces femmes ont, à travers leur engagement, intérioriser des mécanismes de contrôle de soi et de leur apparence avec une certaine rigueur dans l’entraînement physique, des techniques du corps ainsi qu’une apparence plus conforme au monde masculin et militaire (cheveux courts, pas de maquillage, mimiques froides et rigides). Or, l’identité des miliciennes devaient également se fondre aux valeurs chrétiennes et sociétales, ce qui nécessitait alors une certaine féminité en dehors des entraînements mais également des caractéristiques de douceur vis-à-vis de leur collègues masculins pour les soutenir. Ainsi, ces femmes ont dû trouver de nouvelles manières d’épouser différents hexis, étant les « dispositions physiques du corps dans l’espace physique, variables d’une classe d’individus à une autre, constituent le produit d’une incorporation des structures de l’espace social telles qu’elles se présentent au sujet en fonction de la position qu’il y occupe.[9]Pascal Durand, « Hexis », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius».

Par l’articulation complexe de l’hexis militaire et de l’hexis féminin au sein d’une communauté chrétienne elles ont ouvert le chemin à la remise en question possible des assignations spécifiques aux rôles genrés, telles que les responsabilités familiales ou le comportement en société. Cette ouverture s’est réalisée à travers la création d’un nouveau cadre, « une féminité arrimée au dispositif nationaliste, où la glorification de “la femme” comme épouse et mère s’articule à un discours de modernité.[10]Soulié-Caraguel, F. (2021). Quand les miliciennes deviennent femmes : le façonnage des féminités dans les milices chrétiennes pendant la guerre du Liban. Critique internationale (Paris. 1998), … Continue reading». Cependant, la professionnalisation progressive des milices au cours du conflit a réduit le développement de cette transgression des rôles genrés à une minorité de femmes bien que cela ait malgré tout développé une réflexion quant à la création d’identités transgressives en dehors des cadres sociaux genrés. D’autre part, les miliciennes qui ont évolué dans des groupes non-mixtes ne se sont, pour la plupart, pas mariées, elles se sont par cela inscrites dans un modèle transgressif dans un pays où le mariage est une institution. Pour certaines, ne pas se marier a été un choix du fait que le cadre traditionnel du mariage et du rôle assigné aux femmes dans celui-ci ne leur convenait pas. Pour d’autres, la réalité était plus complexe du fait que beaucoup d’hommes recherchaient des femmes « plus douce, plus soumises[11]Entretien avec “Yvonne”. Soulié-Caraguel, F. (2021). Quand les miliciennes deviennent femmes : le façonnage des féminités dans les milices chrétiennes pendant la guerre du Liban. Critique … Continue reading», alors qu’elles affichaient une force physique et de caractère allant à l’encontre de ces attentes.

D’autre part, les identités de genre peuvent également être instrumentalisées pendant ou après les guerres civiles pour désagréger le tissu social du camp adverse ou comme moyen de légitimer une participation politique à l’issue du conflit. Ainsi, la guerre civile qui s’est déroulée de 2013 à 2020 (date officielle du cessez-le-feu) au Sud-Soudan a été le théâtre de l’implosion d’une vieille opposition entre les deux ethnies majoritaires du pays, les Dinka et les Nuer. Dans un contexte de tensions politiques relatives à de nouvelles élections présidentielles, de violents accrochages éclatent entre des soldats dans la capitale de Juba au 15 décembre 2013. Au lendemain de ces évènements, une déclaration du président Salva Kiir, selon laquelle son ancien vice-président, appartenant à l’ethnie Nuer serait responsable de ce prétendu coup d’État,  a été le déclencheur de cette nouvelle guerre intestine[12]Veuillet, E. (2022). Guerre civile et régimes identitaires : l’ethnicisation du conflit en Équatoria-Occidental (Soudan du Sud). Critique internationale (Paris. 1998), 95(2), 112‑131. … Continue reading. Dès lors, une ethnicisation intense du conflit politique a intensifié les haines de chacune des communautés ethniques. Pour soutenir ces schémas de violence, les combattants de chaque ethnie ont usés du rôle social genré des femmes dans le pays. Les soldats des deux communautés commettent des viols et des mutilations génitales tout en propageant intentionnellement des maladies sexuellement transmissibles comme le VIH. Par cela, ils impriment un contrôle sur le corps de l’intégralité de la communauté adverse.  La position centrale des femmes dans le tissu social du pays est ancrée dans leur fonction de reproduction ainsi que dans leur subventions aux besoins quotidiens des villages. C’est pourquoi les hommes ont usé et usent encore aujourd’hui du viol comme moyen de désagregement du tissu social ainsi que pour témoigner de l’incapacité de l’ennemi a protéger sa communauté[13]Malonga, C. (2022). Les violences subies par les femmes sud-soudanaises au sein du conflit intra-étatique. Institut du Genre en Géopolitique. https://igg-geo.org/?p=7102

Toutefois, cette instrumentalisation des rôles sociaux genrés peut également être la source de changements positifs, tel qu’atteste l’exemple des femmes tadjiks qui ont réussi à prendre part à la résolution du conflit en légitimant cette participation par leur rôle genré dans la société, à savoir leur rôle de mère. Leur rôle de mère a été exacerbé tout en devant pallier à l’absence du rôle masculin dans un environnement en proie à une insécurité croissante. Si cette situation ne permet pas aux femmes de s’extraire réellement de leur rôle social genré, elle permet cependant l’acquisition de nouvelles compétences qui seront bénéfiques à la sortie du conflit[14]Onyejekwe, C. (2005). Les femmes, la guerre, la consolidation de la paix et la reconstruction. Revue internationale des sciences sociales, 184, 301-307. … Continue reading.

Elles ont usés à leur avantage des caractéristiques genrées assignés à leur sexe, telles que la patience et l’écoute auprès de leur communautés comme raisons pour lesquelles elles étaient plus a même de comprendre le peuple et donc de participer à la politique, en comparant « une circonscription à un grand foyer[15]Direnberger, L. (2011). Les droits des femmes au Tadjikistan : quand tout le monde s’en mêle. Recherches féministes, 24(2), 59‑75». Néanmoins, les femmes plus jeunes qui n’ont pas connu l’époque soviétique et qui souhaitent une légitimité politique neutre, qui ne serait pas justifiée par un rôle essentialisant de mère, se heurtent à ce modèle qui a été efficace post-conflit mais qui ne l’est plus pour leurs objectifs aujourd’hui.

La possibilité  d’une réécriture plus égalitaire des normes sociales post-conflit ?

Tout au long des guerres civiles, les barrières entre la sphère publique et la sphère privé s’atténuent, ce qui leur vaut de se hisser « au cœur de la panoplie des guerres totales et des guerres d’extermination contemporaines [par] la centralité de la violence au sein des relations sociales de l’arrière, et comme véhicule de communication entre les deux camps en conflit[16]Rodrigo, J. (2008)., Hasta la raíz : violencia durante la guerra civil y la dictadura franquista, Madrid, Alianza.». Pourtant, à travers ce relatif effacement des normes du tissu sociétal, la guerre civile permettrait par sa réécriture des normes collectives une certaine évolution de l’inclusion à long terme des femmes dans les sociétés post-conflit.

En premier lieu, l’une des variables déterminantes à une évolution positive des normes de genre serait l’idéologie portée par le groupe armé au sein d’une guerre civile. L’idéologie revête de nombreuses définitions mais elle peut être définie simplement comme un ensemble de valeurs et de normes qui sont à l’origine d’un projet politique pour les défendre à travers un certain engagement[17]Sanín, F. G., & Wood, E. J. (2014). Ideology in civil war: Instrumental adoption and beyond. Journal of peace research, 51(2), 213‑226. La manière dont un groupe voit le monde et la société qui l’entoure influence significativement son mode opératoire. Ainsi, les idéologies se rapprochant du marxisme seraient les plus à même de questionner la structure sociétale, de par sa critique des rapports de classes mais également des rapports de genre, la position des femmes dans la société était de fait un marqueur de progrès social pour Marx[18]Brown, H. (2012) Marx on Gender and the Family: A Critical Study. Leiden: Brill.. Les groupes armés d’influence marxistes sont plus susceptibles d’avoir des femmes dans leurs rangs[19]Thomas, J.L., Bond, K.D. (2015). Women’s participation in violent political organizations. American Political Science Review, 109 (3), 488–506., ceci n’étant pas forcément une variable relative à plus d’égalité pendant ou après un conflit mais conjugué à cette idéologie elle revêt un fort pouvoir de remise en question des rôles sociaux genrés. À l’image du conflit cubain, où un groupe aux influences marxistes fit tomber le régime autoritaire de Fulgencio Batista en 1959 après un conflit de six ans, qui considérait la meilleure prise en considération des droits des femmes comme une « [révolution dans la révolution][20] “A revolution in the revolution” Luciak, I.A. (2007). Gender and democracy in Cuba. Gainesville, FL: University Press of Florida.». Si bien que, depuis la fin de la révolution, dès 1975, 22% des parlementaires étaient des femmes, un chiffre qui a atteint 53% en 2022, une évolution éloquente en comparaison aux 5,6% antebellum

D’autre part, les guerres civiles sont un moment propice à une renégociation de la structure et des acquis sociaux, notamment par un phénomène de dilution des anciennes assignations des rôles genrés. Cette reconstruction se réalise à travers les accords de paix, comme présentation des nouveaux projets d’institutions et de lois à venir. L’analyse de l’influence que peuvent avoir ces accords est primordiale, tout d’abord par leur aspect institutionnel et contraignant mais également par leur officialité[21]Bell, C., O’Rourke, C. (2007) The people’s peace? Peace agreements, civil society, and participatory democracy. International Political Science Review 28(3): 293–324.. Ainsi, la participation des femmes et les engagements en terme d’égalité de genre dans la rédaction de ces accords est relative à une meilleure prise en considération des expériences genrées à long terme mais également à la réduction du risque d’un nouveau basculement en guerre civile[22]DeMeritt, J.H.R., Nichols, A.D.,Kelly, E.G. (2014) Female participation and civil war relapse. Civil Wars 16(3): 346–368.

À l’issue du conflit au Rwanda, la société civile a tenu à faire respecter au FPR (Front Patriotique Rwandais) ces engagements en termes d’égalité des genres, c’est ainsi qu’a été rendue possible la participation des femmes à la rédaction des accords de paix[23]Sénac, R. (2008). Panorama des stratégies mises en place dans le monde pour compenser la sous-représentation des femmes en politique. Dans : Réjane Sénac éd., La parité (pp. 25-56). Paris … Continue reading. De surcroît, la nouvelle constitution de 2003 fut rédigée par 12 membres (dont 3 femmes) d’une commission constitutionnelle qui érigèrent au chapitre 2 article 9  « l’édification d’un État de droit et du régime démocratique pluraliste, l’égalité de tous les Rwandais et l’égalité entre les femmes et les hommes reflétée par l’attribution d’au moins 30 % des postes aux femmes dans les instances de prise de décision ». En 2022, 61% des parlementaires au Rwanda étaient des femmes[24]Observatoire des Inégalités. (2022) La représentation des femmes dans les parlements mondiaux. https://www.inegalites.fr/La-representation-des-femmes-dans-les-parlements-mondiaux, des chiffres éloquents quant à l’importance et les conséquences positives que peuvent avoir la participation des femmes au processus de reconstruction des normes sociales à travers la politique à l’issue d’une guerre civile. 

Si l’impact de la représentativité des femmes en politique reste, en pratique, plus largement relatif au cadre sociopolitique de chaque pays, il permet toutefois de remettre en question le paradigme de la violence. Ainsi, la participation des femmes en politique n’est pas directement liée à plus d’égalité dans la sphère privée, tel que l’illustre la réalité des rapports sociaux privés à Cuba qui restent patriarcale malgré une représentativité accrue des femmes au Parlement depuis la guerre civile[25]Leonard, E.(2021). La femme cubaine et son rôle dans la société : entre progrès, inégalités persistantes et montée en puissance du féminisme (2/2). Institut du Genre en Géopolitique. … Continue reading

Pourtant, la réécriture durable des normes de genre s’inscrit également à travers un questionnement plus large relatif aux rapports individuel et sociétal à la violence. La socialisation au sein des groupes militaires et l’usage de la violence au cours des guerres civiles étend le phénomène de violence à toute la société et change le rapport entretenu entre ces différents atomes. De fait, la participation des femmes aux processus de reconstruction permet d’éviter le développement d’un continuum de violence dans la société à long terme et par conséquent la réduction du risque d’une nouvelle guerre civile[26]Reid, L. (2021). Peace agreements and women’s political rights following the civil war. Journal of Peace Research. 1224-1238.. Cette réalité est observée par Rebecca H. Best, Sarah Shair-Rosenfield et Reed M. Wood à travers l’étude des conflits civils qui se sont déroulés entre 1946 et 2009 et qui ont fait au minimum 25 morts par an (selon leur critère une guerre civile se clôt après un an d’inactivité)[27]Best, R. H., Shair-Rosenfield, S., & Wood, R. M. (2019). Legislative Gender Diversity and the Resolution of Civil Conflict. Political research quarterly, 72(1), 215‑228.

Dès lors, grâce à la participation des femmes en politique, une nouvelle remise en question des systèmes étatiques et mondiaux actuels se réalise[28]Turshen, M., Alidou, O., & De Marcellus, O. (2000). Commentary. Race & Class, 41(4), 81–99., à travers les notions de guerre, de paix et de sécurité dont les définitions sont étriquées à la seule temporalité du déroulement d’un conflit. Cette réflexion, qui découle des travaux de Johan Galtung entrepris dans les années 1970, remet en question la notion de paix par corrélation à l’absence de conflit puisque celle-ci occulte les dynamiques de violence qui existent en dehors des conflits armés[29]Galtung, J. (1969). Violence, peace, and peace research. Journal of Peace Research, 6(3), 167-191.. Au-delà d’un féminisme désuet qui prônerait un pacifisme essentialisant les femmes, leur contribution au processus de reconstruction des normes sociales permet une contestation pérenne de l’ordre établi. À travers le processus complexe que représente la construction sociale, les femmes sont plus à même d’élargir les discussions politiques par la recherche d’un compromis entres différents intérêts partisans[30]Anderlini, S. (2007). Women Building Peace: What They Do and Why It Matters. Boulder: Lynne Reinner Publishers.. De même, au delà d’une généralisation qui regrouperait les femmes en une catégorie homogène, par l’expérience des dynamiques patriarcales qui génère une violence acceptée et acceptable dans la société, elles sont plus à même de questionner la nécessité ou non d’actions politiques violentes[31]McGlen, N.,M. Sarkees. (2001). “Foreign Policy Decision Makers: The Impact of Gender.” In The Impact of Women in Office, edited by S. J. Carroll. Bloomington: Indiana University Press.. La possibilité d’un nouveau paradigme politique s’illustre notamment du fait qu’une représentation législative féminine accrue favoriserait la réduction du budget militaire et l’usage de la violence étatique sur une population, tel qu’observé dans les pays qui ont vécu une guerre civile et qui ont depuis une plus forte proportion de femmes au niveau législatif[32]Best, R. H., Shair-Rosenfield, S., & Wood, R. M. (2019). Legislative Gender Diversity and the Resolution of Civil Conflict. Political research quarterly, 72(1), 215‑228..

Remettre en cause l’ordre établi 

La guerre civile, comme temps d’incertitude, donne lieu à la déconstruction des normes sociales considérées jusqu’alors comme figées dans le temps. Ce vide paradoxal, puisque cadré par un contexte de conflit armé, ouvre aux individus la possibilité de nouvelles expressions des rôles sociaux genrés. Elles s’articulent, pour le meilleur, dans la transgression possible de l’hexis respectif à leur genre mais également le pire lorsque leurs rôles sont mis à mal car instrumentalisés pour nourrir les haines partisanes et mettre à mal le tissu social du camp adverse. Toutefois, la réécriture des récits nationaux se réalise alors par toute la société, sans qu’aucun de ces éléments ne puissent être mis de côté du fait de la nécessité d’un effort collectif  dans le conflit. Ainsi, la participation des femmes à la reconstruction permet dans certains cas une meilleure inclusion de celles-ci dans la politique et une plus grande considération de leur expérience au quotidien à long terme, une réalité sensible toutefois à chaque contexte socio-politique et à la durée du conflit civil. De même, ce nouveau cadre permet une nécessaire remise en question de l’ordre établi, notamment par la réécriture durable de nos schémas sociétaux en termes de développement, en réduisant les conflits tout en redéfinissant la notion même de sécurité collective.

Pour citer cette production: KHELIF Zineb, « Les femmes, la déconstruction et la reconstruction dans les guerres civiles », (31/03/23), Institut du Genre en Géopolitique. igg-geo.org/?p=12063

Les propos contenus dans cet écrit n’engagent que l’autrice.

 

References

References
1 Boltanski, L. (1993). La Souffrance à distance: Morale humanitaire, médias et politique. Éditions Métailié. https://doi-org.ezproxy.ulb.ac.be/10.3917/meta.bolta.1993.01
2 (2021).Michel Dobry. Sociologie des crises politiques (1987). Revue française de science politique, -, 216-221.https://doi.org/10.3917/rfsp.hs1.0216
3 Rokhaya Aw-Ndiaye, E. 2001. Rapports hommes-femmes : les crises en Afrique sont-elles des ferments du changement ?. In Reysoo, F. (Ed.), Hommes armés, femmes aguerries : Rapports de genre en situations de conflit armé. Graduate Institute
4 Allouche, J. (2016). Tadjikistan, une guerre postsoviétique ou postcoloniale ?. Outre-Terre, 48, 123-133. https://doi.org/10.3917/oute1.048.0123
5 Kuvatova, A. 2001. Gender Issues in Tajikistan: Consequences and Impact of the Civil War. In Reysoo, F. (Ed.), Hommes armés, femmes aguerries : Rapports de genre en situations de conflit armé. Graduate Institute Publications.
6 Cardi, C. & Pruvost, G. (2012). Introduction générale: Penser la violence des femmes : enjeux politiques et épistémologiques. Dans : Coline Cardi éd., Penser la violence des femmes (pp. 13-64). Paris: La Découverte.
7 Grojean, O. 2019. Penser l’engagement et la violence des combattantes kurdes : des femmes en armes au sein d’ordres partisans singuliers. In Guibet Lafaye, C., & Frénod, A. (Eds.),  S’émanciper par les armes ? Sur la violence politique des femmes.Paris : Presses de l’Inalco.
8 El Boujemi, M. (2016). La guerre civile libanaise : conflit civil ou guerre par procuration ? 1970-1982. Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, 43, 147-158.
9 Pascal Durand, « Hexis », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius
10 Soulié-Caraguel, F. (2021). Quand les miliciennes deviennent femmes : le façonnage des féminités dans les milices chrétiennes pendant la guerre du Liban. Critique internationale (Paris. 1998), 93(4), 9‑28. https://doi.org/10.3917/crii.093.0012
11 Entretien avec “Yvonne”. Soulié-Caraguel, F. (2021). Quand les miliciennes deviennent femmes : le façonnage des féminités dans les milices chrétiennes pendant la guerre du Liban. Critique internationale (Paris. 1998), 93(4), 9‑28. https://doi.org/10.3917/crii.093.0012
12 Veuillet, E. (2022). Guerre civile et régimes identitaires : l’ethnicisation du conflit en Équatoria-Occidental (Soudan du Sud). Critique internationale (Paris. 1998), 95(2), 112‑131. https://doi.org/10.3917/crii.095.0114
13 Malonga, C. (2022). Les violences subies par les femmes sud-soudanaises au sein du conflit intra-étatique. Institut du Genre en Géopolitique. https://igg-geo.org/?p=7102
14 Onyejekwe, C. (2005). Les femmes, la guerre, la consolidation de la paix et la reconstruction. Revue internationale des sciences sociales, 184, 301-307. https://doi-org.ezproxy.ulb.ac.be/10.3917/riss.184.0301
15 Direnberger, L. (2011). Les droits des femmes au Tadjikistan : quand tout le monde s’en mêle. Recherches féministes, 24(2), 59‑75
16 Rodrigo, J. (2008)., Hasta la raíz : violencia durante la guerra civil y la dictadura franquista, Madrid, Alianza.
17 Sanín, F. G., & Wood, E. J. (2014). Ideology in civil war: Instrumental adoption and beyond. Journal of peace research, 51(2), 213‑226
18 Brown, H. (2012) Marx on Gender and the Family: A Critical Study. Leiden: Brill.
19 Thomas, J.L., Bond, K.D. (2015). Women’s participation in violent political organizations. American Political Science Review, 109 (3), 488–506.
20  “A revolution in the revolution” Luciak, I.A. (2007). Gender and democracy in Cuba. Gainesville, FL: University Press of Florida.
21 Bell, C., O’Rourke, C. (2007) The people’s peace? Peace agreements, civil society, and participatory democracy. International Political Science Review 28(3): 293–324.
22 DeMeritt, J.H.R., Nichols, A.D.,Kelly, E.G. (2014) Female participation and civil war relapse. Civil Wars 16(3): 346–368.
23 Sénac, R. (2008). Panorama des stratégies mises en place dans le monde pour compenser la sous-représentation des femmes en politique. Dans : Réjane Sénac éd., La parité (pp. 25-56). Paris cedex 14: Presses Universitaires de France.
24 Observatoire des Inégalités. (2022) La représentation des femmes dans les parlements mondiaux. https://www.inegalites.fr/La-representation-des-femmes-dans-les-parlements-mondiaux
25 Leonard, E.(2021). La femme cubaine et son rôle dans la société : entre progrès, inégalités persistantes et montée en puissance du féminisme (2/2). Institut du Genre en Géopolitique. https://igg-geo.org/?p=2559
26 Reid, L. (2021). Peace agreements and women’s political rights following the civil war. Journal of Peace Research. 1224-1238.
27, 32 Best, R. H., Shair-Rosenfield, S., & Wood, R. M. (2019). Legislative Gender Diversity and the Resolution of Civil Conflict. Political research quarterly, 72(1), 215‑228.
28 Turshen, M., Alidou, O., & De Marcellus, O. (2000). Commentary. Race & Class, 41(4), 81–99.
29 Galtung, J. (1969). Violence, peace, and peace research. Journal of Peace Research, 6(3), 167-191.
30 Anderlini, S. (2007). Women Building Peace: What They Do and Why It Matters. Boulder: Lynne Reinner Publishers.
31 McGlen, N.,M. Sarkees. (2001). “Foreign Policy Decision Makers: The Impact of Gender.” In The Impact of Women in Office, edited by S. J. Carroll. Bloomington: Indiana University Press.