Islam et masculinité dans le monde arabo-musulman

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21/04/23

Zineb Khelif

Penser le lien entre masculinité et monde arabo-musulman paraît pertinent et nécessaire à l’heure où les études sur la première se démocratisent et attestent d’un lien de causalité entre patriarcat et violence, tandis que le deuxième est marqué par des conflits ravageurs. Cette zone paraît condamnée à des tumultes incessants, marquée par le chômage des jeunes, un attentisme politique héritier de décennies de pouvoirs autocratiques et un rapport à l’Islam complexe entre récupérations politiques et souhaits de modernité. Le paradigme réaliste semble ne pas avoir réussi à élucider ou à régler les troubles de la région, ainsi, son analyse par le prisme du genre pourrait ouvrir à une nouvelle grille de lecture de son contexte. Toutefois, une grande partie du monde est encore touchée par des guerres et des troubles politiques, il convient ainsi de ne pas tomber dans un essentialisme qui dessinerait un lien de causalité simple entre monde arabe, violence et la religion qui y est le plus pratiquée, l’Islam. 

Le concept de masculinité se définit, selon la chercheuse Raewyn Connell, comme « un lieu au sein des rapports de genre, un ensemble de pratiques par lesquelles des hommes et des femmes s’engagent en ce lieu, et les effets de ces pratiques sur l’expérience corporelle, la personnalité et la culture[1]Connell, R. W. (2010). Masculinities. Cambridge: Polity». Ce concept découle du genre, comme « produit de l’histoire et producteur d’histoire[2]Connell, R. W. (2010). Masculinities. Cambridge: Polity». Ainsi, la masculinité relève des mécanismes qui permettent d’entretenir le patriarcat, paradoxalement au même titre que l’ont été et le sont encore les religions. 

L’Islam se réclame d’un héritage abrahamique, comme le judaïsme et le christianisme, et fonde ces préceptes sur la révélation du texte sacré du Coran au prophète Muhammad au VIIe siècle. Après sa mort, l’Islam a connu un schisme entre chiites et sunnites, une division qui s’est réalisée à l’aube de la dernière des trois religions monothéistes et qui a mené à de multiples interprétations de celle-ci jusqu’à aujourd’hui. La structure et l’histoire de l’Islam engendrent différentes pratiques et conceptions de cette dernière dans le monde, que ce soit en Asie, en Occident ou dans le monde arabe[3]Testot, L. (2018). L’islam : quelques repères. Dans : Laurent Testot éd., La Grande Histoire de l’islam (pp. 15-19). Auxerre: Éditions Sciences Humaines.. C’est au Maghreb et au Moyen-Orient que son étude est particulière, du fait qu’elle est entremêlée à l’histoire de cette zone géographique, au niveau social et politique, ainsi, elle sera choisie pour cette étude. Cette partie du monde a connu les tumultes de la colonisation comme tant d’autres mais son étude se focalisera ici à partir des processus de décolonisation dans les années 1950, afin de comprendre comment les cultures propres (toute proportion gardée puisqu’elles garderont les marques de cette influence) à chacun de ses pays ont articulé l’Islam au niveau politique et sociétal tout en créant des normes de masculinité. Ainsi, les définitions et expressions de la masculinité dans le monde arabe seraient-elles imputables à l’islam ou au contexte dans lequel elles s’expriment ?

Le Coran et ses interprétations masculinistes 

Si les textes religieux sont en leur essence considérés comme sacrés, par conséquent d’origine divine, leurs interprétations et applications sont fondamentalement humaines et, tels que le supposent le structuralisme et les mouvements féministes, les représentations humaines sont construites de manière genrée. Ainsi, il est primordial de prendre en considération la distance entre le texte du Coran et son exégèse, c’est-à-dire la différence entre les préceptes du prophète Muhammad censés guider la vie des musulman·e·s et les différentes interprétations faites à travers les siècles. Les premières interprétations du Coran ont été menées après la mort du prophète en 632, dans un contexte patriarcal et marqué par des luttes politiques, contrairement à la société dans laquelle vivait le prophète à Médine où les inégalités de genre étaient moins marquées. De même, au Moyen-Age, des exégètes musulmans, anciennement juifs et chrétiens, ont intégré des réflexions propres à leur religion dans l’interprétation de l’Islam, notamment à travers la figure d’Eve, qui aurait été crée de la côte d’Adam et qui serait responsable du péché originel[4]Stowasser, B.F. (1994) Women in the Quran: Traditions and Interprétations. New York: Oxford University Press.. Ce discours ne se trouve pas dans le Coran et légitimise la réflexion patriarcale selon laquelle la femme n’existerait qu’à travers l’homme et que celui-ci devrait l’encadrer car elle serait une tentatrice, une pécheresse[5]Ahmed, L. (1992) Women and Gender in Islam: Historical Roots of a Modern Debate. New Haven Conn. Yale University Press.

Certains passages du Coran sont plus ouverts à l’interprétation, tel que la quatrième Sourate du 34e Verset qui précise que l’homme se doit de tenir le rôle de soutien financier, de qawwamun, dans le couple. Une lecture imprécise, encore dominante aujourd’hui, considère que ce passage indique que l’homme a un rôle de dirigeant dans le couple, alors que le mot qawwamun relève plutôt du soutien[6]Wadud, A. (1999) Quran and Woman: Rereading the Sacred Text from a Woman’s Perspective. Oxford: Oxford University Press. À travers cette lecture et le cadre patriarcal encore omniprésent aujourd’hui dans la région, une interprétation masculiniste du Coran s’est forgée, alors qu’elle remet en question un principe cardinal du Coran qui est l’égalité entre l’homme et la femme. Elle entretient par cela une vision qui oblige l’homme, pour se réaliser en tant que tel, à  être le pourvoyeur et l’autorité d’un foyer.

Toutefois, une lecture moderne du Coran à travers une exégèse plus minutieuse et qui ne serait pas gouvernée par un principe de légitimation de la domination masculine ouvrirait à une nouvelle réflexion sur la masculinité dans l’Islam. La pratique des croyant·es musulman·es se fonde en grande partie sur la vie du prophète, comme un modèle à suivre pour vivre vertueusement. Pourtant, à travers les siècles, les dissidences politiques et les interprétations biaisées ont mis en exergue certains aspects de la vie de Muhammad aux dépens d’autres tout aussi marquants. Ces nombreux mariages avec des femmes souvent plus jeunes que lui ont été mis en avant au profit d’une vision du mariage empreinte d’une logique de domination. Tout d’abord, ces mariages sont à remettre dans le contexte de l’époque où le développement de l’Islam était alors lié à l’importance d’alliances socio-politiques. De même, le prophète a également été marié pendant 25 ans à une femme nommée Khadija, un mariage qui donnerait à voir un exemple plus juste de la vie du prophète et de la définition même de la masculinité dans l’islam. Khadija était une femme plus agée que le prophète et avait été mariée deux fois auparavant, mariages dont elle eut trois enfants. Riche commerçante, elle avait su faire fructifier l’héritage de son père et elle profitait également d’un riche capital social, une position qui permit au prophète de profiter d’une stabilité financière et sociale qui lui avaient jusque-là manquées. Khadija aurait demandé Muhammad en mariage et après avoir accepté il demanda sa main à son père (ou son oncle, les sources diffèrent) puis déménagea chez elle[7]Razwy, S.A.A. (1990) Khadija-tul-Kubra (The Wife of the Prophet Muhammad): A Short Story of Her Life. Elmhurst, NY: Tahrike Tarsile Qur’an.. Ce mariage illustre un type de masculinité qui se distingue grandement du modèle prôné par les exégètes masculins et les imams jusqu’à présent. Khadija était en l’occurrence la pourvoyeuse aux besoins du foyer et avait un rôle actif dans le couple, contrairement à la vision patriarcale qui prône la séparation passive et active à la femme et à l’homme[8]Rahemtulla, S., & Ababneh, S. (2021). Reclaiming Khadija’s and Muhammad’s Marriage as an Islamic Paradigm: Toward a New History of the Muslim Present. Journal of feminist studies in religion, … Continue reading

Pourtant, l’interprétation la plus répandue du Coran est masculiniste. Elle est axée sur une primauté de l’homme dans la relation des deux genres, ce qui permet la légitimité d’une forme de masculinité violente et toxique. Une construction en opposition au modèle occidental a accentué cette forme pré-existante de masculinité, relativement au rapport hégémonique que le colonialisme a entretenu sous diverses formes dans le monde arabe, comme le mandat (Liban), la colonie (Maroc) ou même comme extension et partie intégrante au territoire avec l’Algérie française. La culture masculiniste préexistante à la période coloniale et les mouvements de décolonisation ont engendré une sorte de blessure, comme un coup porté à leur virilité que porteraient les peuples arabes et musulmans à cause de l’humiliation d’avoir été dominé par un autre peuple. La volonté de s’émanciper de cette emprise et, par corrélation, de cette honte, ont poussé dans la deuxième moitié du XXe siècle et encore aujourd’hui les politiciens et la société à marquer leur différence, notamment à travers des marqueurs sociaux et identitaires mit en exergue, tel que le voile dont le port est notamment obligatoire en Iran depuis la révolution islamique en 1979. Or, selon le Coran le port du voile découle d’un choix personnel, réfléchi et relatif à ces convictions, son imposition à toutes les femmes, indifféremment de leur cheminement spirituel, découle d’une lecture rigide du Coran. Bien que le voile ait toujours existé dans les cultures arabes et musulmanes, cette opposition avec l’Occident a poussé ces sociétés à ériger l’obligation de son port à travers la loi ou la pression sociale, comme un symbole de l’honneur musulman, un honneur qui doit être sauvé de la honte de cette ancienne domination que porte encore la masculinité des hommes[9]Ali, Z. (2020). Féminismes islamiques. La Fabrique Éditions. Cette opposition est d’autant plus particulière aujourd’hui à travers les médias et les réseaux sociaux, dont le reflet de l’occident remet en question des principes de moralités cardinales aux sociétés musulmanes comme la structure familiale et la sexualité[10]Lamrabet, A. (2020). Entre refus de l’essentialisme et réforme radicale de la pensée musulmane. Dans : Zahra Ali éd., Féminismes islamiques (pp. 69-84). Paris: La Fabrique Éditions.

La masculinité hégémonique en politique

Si la masculinité représente la manière d’être un homme, la masculinité hégémonique symbolise la forme supérieure de l’incarnation de la masculinité. Elle relève du mariage entre la réflexion sur l’hégémonie de Antonio Gramsci[11]Hoare, G. & Sperber, N. (2019). Introduction à Antonio Gramsci. La Découverte., comme un système fondé sur la coercition, le consentement et le concept de masculinité. De fait, elle relève de l’homogénéisation autour d’un type de masculinité[12]Connel, R. (2021). Penser les masculinités dans une perspective globale : hégémonie, contestation et structures de pouvoir en évolution. Sciences sociales et sport, 17, 11-35.. La masculinité hégémonique représente la forme la plus respectée et la plus enviée puisque les hommes qui l’incarnent, souvent à travers des schèmes de violence à l’égard des masculinités dites subordonnées, tirent le plus de bénéfices du système patriarcal car ils sont ainsi considérés comme de « vrais hommes ». Elle se réalise alors à travers l’abnégation de tout ce qui toucherait à ce qui est considéré comme féminin, tel que montrer ses sentiments ou faire preuve de douceur. Bien que cette forme supérieure de masculinité diffère dans le temps et l’espace[13]Nandy, A. (1983). The Intimate Enemy: Loss and Recovery of Self under Colonialism, New Delhi, Oxford University Press, elle est directement liée au modèle politique global. Celui-ci est calqué à la théorie des réalistes, paradigme des relations internationales qui reste aujourd’hui majoritairement appliqué, qui s’est construite sur la nature, présumée comme égoïste, de l’homme comme étant à la recherche de son intérêt et usant de la violence pour le défendre. La rhétorique sécuritaire actuelle légitimise donc le recours à la force, notamment pour le maintien de la paix. Or cette réflexion militariste entretient la normalité et le bien-fondé d’une masculinité hégémonique au sein de la société et des États par son dénominateur commun, la violence. Ainsi, cette masculinité porte en son sein un rapport de pouvoir ancré dans la réalité sociale du genre, ce qui pose une hiérarchie entre les femmes et les hommes mais également entre ces derniers. 

Au niveau de l’État, la masculinité hégémonique est incarnée par les hommes politiques et tout particulièrement par les autocrates et les despotes. Ces derniers exercent leur pouvoir de manière autoritaire sur les sphères publiques et privés, à l’image de la source étymologique du despote comme « maître de maison[14]Dictionnaire de l’académie française. Définition du mot despote. https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9D1974 ». Leur pouvoir est fondé à travers une mainmise viriliste sur la société qu’ils gouvernent, à l’instar d’une réciprocité entre le père de la patrie et le père de famille, des dynamiques qui s’entretiennent alors car l’existence de l’une permet l’existence de l’autre selon la philosophe Nadia Tazi[15]Regard de Nadia Tazi sur la virilité des hommes musulmans. (20 février 2022). Areion24news. https://www.areion24.news/2022/02/20/regard-de-nadia-tazi-sur-la-virilite-des-hommes-musulmans/. Ainsi, lors des processus de décolonisation de la deuxième moitié du XXe siècle, les pays de la région se renouvellent autour d’un fort sentiment de nationalisme encadré par une centralisation de l’État. Une homogénéisation du modèle de masculinité hégémonique se réalise également dans des pays comme l’Egypte sous l’égide du président Nasser qui avait participé au renversement de la monarchie et à l’érection de la nouvelle république dont il sera le président de 1954 à 1970, en gommant les masculinités des nombreuses sociétés tribales au bénéfice d’une masculinité étatique notamment à travers l’interdiction de porter des vêtements tribaux. Ce modèle de masculinité se tisse à travers le rôle d’un patriarche, d’un homme fort, protecteur et pourvoyeur des besoins de la nation[16]Kimmel, M.S., Hearn, J., Connell, R.W. (2005) Handbook of studies on men and masculinities. SAGE Publications.

L’héritage de ces autocrates de la modernisation se perpétue dans le monde arabe, notamment en Tunisie par la présidence de Habib Ben Ali Bourguiba qui a duré de 1957 à 1987. Acteur majeur de l’indépendance du pays, il a su faire rimer modernité et virilisme par un mandat de 30 ans pendant lequel il interdit, entre autres, les partis d’oppositions. Il a créé un culte autour de sa personne et installé de fait sa position de patriarche de la Tunisie. Depuis, les hommes tunisiens sont restés bloqués entre cette politique patriarcale et la marche vers la modernité, souhaitée par l’ancien président notamment à travers une plus grande égalité entre les hommes et les femmes en termes de droit, mais ambivalente en pratique[17]Kahf, K. (2020) Colonial to Postcolonial Masculinities in the Middle East and North Africa. The American University in Cairo Press.. Un régime autocratique fondé sur le culte de son patriarche entretient de fait la logique de domination patriarcale au niveau étatique mais également au niveau privé, pourtant la limitation des libertés politiques restreint également les hommes malgré leurs privilèges de genre, ce qui crée dans l’imaginaire tunisien, notamment à travers l’étude de films produits dans le pays de 1978 à 2009, un « narratif mélancolique de la masculinité[18]Gana, N. (2010) Bourguiba’s Sons: Melancholy Manhood in Modern Tunisian Cinema. The Journal of North African Studies». 

Les printemps arabes de 2011 ont été le théâtre de soulèvements citoyens face aux dérives autocratiques de leurs dirigeants, héritiers des politiques paternalistes de leurs prédécesseurs. Jusqu’alors, les individus dépositaires de l’autorité dans la région profitaient de leur position pour favoriser ce qui peut être pensé comme une dérive de la patrilinéarité. Auparavant, le mariage matrilinéaire existait tout autant que le mariage patrilinéaire, ce faisant, les femmes pouvaient rester dans leurs clans, leurs maris les y rejoignant et la socialisation de leurs enfants se faisait ainsi à travers elles. Néanmoins, depuis le XIIe siècle, la primauté de la filiation du père découle du contexte dans lequel l’Islam s’est développé, à savoir un moment où La Mecque est devenue un centre important de commerce, qui a mené à l’enrichissement de ces tribus et à la volonté des hommes de vouloir léguer leurs richesses à leurs fils, ce qui conduit ainsi à la domination du modèle patrilinéaire[19]Kian, A. 2020. Les femmes : Enjeux et en quête de pouvoir en Islam. In Voguet, É., & Troadec, A. (Eds.),  Pouvoirs et autorités en Islam. Marseille, Paris : Diacritiques Éditions.. Aujourd’hui, la primauté du père et de sa lignée est ancrée dans l’islam et la culture du monde arabo-musulman, la transmission de la religion aux enfants se fait par le père et le statut de ce dernier se réalise et trouve sa légitimité à travers le leg symbolique de sa position dans la société, de ses valeurs et de ses biens[20]Tauzin, A. (1995). Masculin et féminin au Maghreb, diversités et convergences. Dans : EPHESIA éd., La place des femmes: Les enjeux de l’identité et de l’égalité au regard des … Continue reading. De fait, les dérives dynastiques qui se sont notamment illustrées en Syrie, où Bachar Al Assad a succédé à son père ou encore en Tunisie par la corruption clanique de l’ancien président Zine el-Abidine Ben-Ali[21]Khader, B. (2011). « Printemps arabe » : entre autoritarisme et démocratie. Politique étrangère, , 825-838. https://doi.org/10.3917/pe.114.0825, seraient un témoignage éloquent d’une dérive du linéage patriarcal au niveau politique. 

Les révolutions de 2011 ont réussi à destituer certains de ces autocrates, tel que l’ancien président tunisien, mais les conséquences des dérives patriarcales et masculinistes du pouvoir ont encore des incidences aujourd’hui. Cela s’illustre notamment par un autoritarisme politique assumé, comme en Tunisie avec le président actuel Kaïs Saïed, dépeint par la théorie du salami, utilisée par ces prédécesseurs à travers la limitation lente et progressive des libertés politiques[22]Fargue, P.M. (07/04/2023). La dérive Saïed. Le Grand Continent. https://legrandcontinent.eu/fr/2023/03/07/la-derive-saied/. Cette réalité illustre une pratique du pouvoir par la domination ancrée de fait dans la masculinité hégémonique.

Articulations pratiques de la masculinité dans les sociétés arabo-musulmanes

Les sociétés de la région du Moyen-Orient et du nord de l’Afrique sont encore, à l’image de la majorité des sociétés actuelles, centrées sur la notion de famille hétéronormée. Ainsi, les privilèges qui découlent de la position d’homme au sein du système patriarcal sont liés à cette notion de famille, l’homme doit être apte à devenir le patriarche d’une famille. C’est un fondement des sociétés traditionnelles mais également un fondement de l’Islam dans l’importance de la filiation paternelle. De ce fait, la fertilité de l’homme est sociétalement attachée à sa masculinité, voire sa virilité. Dans le cas de l’Egypte, une étude  de la chercheuse Marcia C. Inhorn menée en 2003 a illustré l’impact de l’infertilité des hommes sur la perception moindre de leur masculinité, qu’elle soit personnelle ou qu’elle émane de la société qui les entoure[23]Inhorn, M. C. (2003). The Worms Are Weak: Male Infertility and Patriarchal Paradoxes in Egypt. Men and masculinities.. https://doi.org/10.1177/1097184X02238525.

Cette masculinité s’accomplit également à travers la fonction de pourvoyeur aux besoins du foyer, comme continuité à la fonction de patriarche. Pourtant, cette incarnation de la masculinité est rendue complexe par les troubles économiques et politiques de nombreux pays du monde arabo-musulman. Les régimes politiques autocratiques mettent paradoxalement à mal l’incarnation du modèle de masculinité hégémonique du fait de la hiérarchie qu’ils induisent au sein des hommes par la répression et la limitation des libertés politiques malgré leur position privilégiée en temps qu’homme. Les difficultés économiques mènent à des taux de chômage importants, en Tunisie en 2022 le taux de chômage était de 15,2%[24]Statistiques Tunisie. Indicateurs de l’emploi et du chômage, troisième trimestre 2022. http://www.ins.tn/publication/indicateurs-de-lemploi-et-du-chomage-troisieme-trimestre-2022, ce qui empêche les hommes de reproduire la position de mâle dominant, dont la capacité à subvenir aux besoins du foyer légitimerait leur pouvoir au sein de celui-ci. Une étude réalisée en 2002 en Jordanie auprès d’hommes, dans une région où les foyers ont des revenus assez faibles, à questionner le rapport qu’ils entretenaient entre leur masculinité et ce rôle de pourvoyeur aux besoins du foyer. Selon ces hommes, si ils sont incapables de trouver un emploi et que leur femme y arrive, certains lui demanderaient de quitter son emploi ou le divorce et d’autres considèrent que la société influencerait le mari pour qu’il demande à sa femme de démissionner[25]Miles, R. (2002). Employment and Unemployment in Jordan: The Importance of the Gender System. World Development.. La problématique du discours de ces individus réside dans la protection de la dignité de l’homme selon eux, une dignité qui est directement liée à un modèle précis de masculinité qu’ils doivent atteindre. Si cette étude illustre une position particulière dans un seul pays de la zone étudiée, elle témoigne toutefois d’une réalité qui sera plus ou moins forte selon les pays de la région.

Le modèle de masculinité patriarcal érige également, par sa logique de domination, la violence comme un pré-requis à la virilité. Celle-ci est mise en exergue au sein des foyers par la position de l’homme, qui légitimise l’usage de la force à l’encontre des femmes. Au Yémen 55% des femmes mariées ont été victimes de violences conjugales en 2021[26]Holt, M.C. 2020. The worst place on earth to be a woman: violence against Yemeni women in peace and war. Gender and Women’s Studies. … Continue reading. Selon les auteurs de l’enquête cela s’explique par quatre facteurs: la dépendance financière de la femme, la normalisation de l’usage de la violence comme solution au conflit, la domination masculine et le fait que les demandes de divorces ne puissent être réalisées que par les hommes[27]Holt, M.C. 2020. The worst place on earth to be a woman: violence against Yemeni women in peace and war. Gender and Women’s Studies. … Continue reading.

Cette violence permet au sein du foyer d’exercer un contrôle nécessaire sur les femmes dont l’honneur doit être protégé, une notion liée au contrôle de celle-ci et de son corps pour protéger le modèle de patrilinéarité[28]EPHESIA, . (1995). La place des femmes: Les enjeux de l’identité et de l’égalité au regard des sciences sociales. La Découverte.. À travers différents processus de socialisation, cette notion de masculinité se crée chez les hommes, tel que le dépeint une enquête menée par Oxfam et Kafa en 2011 dans la région Baalbek au Liban. Des hommes âgés de 18 à 75 ans et provenant de différents contextes socio-économiques ont étés questionnés sur leur définition de la masculinité, pour 78% d’entres eux celle-ci se réalise à travers la domination et la force et pour 70% par le contrôle et la responsabilité de leur femme[29]Eddé, R. (2018). Les violences conjugales au Liban : du problème privé à la cause publique. Autrepart.. Malgré des avancées en terme législatif sur la question des violences faites aux femmes, notamment à travers la loi n° 293 qui les criminalise depuis 2014[30]Le Borgne, V. (27/01/2017). Au Liban, une loi décriée sur le viol bientôt abrogée: une véritable avancée ? Middle East Eye. … Continue reading, le rapport à la violence et sa légitimation dans la construction de la masculinité reste une réalité sociale. Entre 2020 et 2021, les plaintes pour violences conjugales auraient doublés, notamment à cause de la crise économique et des couvre-feux liés au Covid-19[31]Houssari, N. (11 février 2021). Les cas de violences conjugales doublent au Liban. Arab News.  https://www.arabnews.fr/node/60456/monde-arabe.

D’autre part, cette violence est rendue légale dans des pays comme l’Irak, la Jordanie, le Koweït et l’Iran dans le cas extrême des crimes d’honneur, des hommes qui tuent une femme de leur famille pour sauver leur honneur[32]Penda, M. (2023) La lutte féministe pour la criminalisation des crimes d’honneur au Moyen-Orient. Institut du Genre en Géopolitique. https://igg-geo.org/?p=12051, par exemple dans le cas de suspicions d’infidélité ou de conduites considérées comme immorales[33]Amnesty International. (2021). Afrique du Nord et Moyen-Orient: Les violences fondées sur le genre continuent de dévaster la vie des femmes dans la région. … Continue reading. La définition de l’honneur de la communauté reposant sur la femme et la définition de la masculinité, synonyme de force et de domination, mènent à des processus de violences désastreux au sein de la société.

Pourtant, l’importance d’épouser d’autres formes de masculinités s’illustre dans des contextes politiques complexes, comme en Palestine et en Syrie. La notion de masculinité est construite dans les deux pays autour des définitions patriarcales classiques où l’homme est gestionnaire du foyer et pourvoyeur à ces besoins. Il doit également soutenir sa communauté en termes d’attention humaine et matérielle. Pourtant, pour les réfugiés syriens, notamment au Liban, ce rôle de pourvoyeur est  impossible à incarner du fait de leur situation économique. De même, les impératifs tels que celui de ne pas montrer d’émotions considérées comme preuves de faiblesse, telle que la tristesse, sont complexes pour certains qui souffrent de dépression liée à l’éloignement de leur famille et leur situation dans un pays où ils sont souvent considérés comme des citoyens de seconde-zone, une position généralement imposée aux femmes[34]Arlandis, F. (04/10/2016). L’impossibilité d’être père. Slate. https://www.slate.fr/story/124391/refugies-syriens-impossible-etre-pere..

De même, la vie des Palestinien·nes est aujourd’hui caractérisée par une « matrice de contrôle[35]Farsakh, L. (2003). Israel: An apartheid state? Le Monde Diplomatique. http://mondediplo.com/2003/11/04apartheid» de l’État israélien, à travers des checkpoints, des routes d’accès réservées aux Israélien·nes et aux colonies de peuplement qui réduisent de fait le territoire habitable pour les Palestinien·nes[36]Peteet, J. (2009). Beyond compare. Middle East Report.. Cette réalité ne permet pas aux hommes Palestiniens de subvenir aux besoins de leur foyer et met à mal l’incarnation de leur idée de la masculinité. Néanmoins, le contact quotidien à la violence et leurs expériences de celle-ci, beaucoup ayant été emprisonnés arbitrairement ou torturés, changent leur perception de la masculinité, notamment à travers l’éducation de leur enfants. Plusieurs témoignages illustrent la manière dont des pères épousent des masculinités plus inclinent à la patience, le calme et la douceur en réaction à la colère et la violence qu’ils perçoivent chez leurs fils[37]Gokani, R., Bogossian, A., Akesson, B. (2015) Occupying masculinities: fathering in the Palestinian territories, NORMA.. L’articulation de cette forme de masculinité, pourtant considérée dans le modèle patriarcal comme subalterne, permet de jouer un rôle de catalyseur pour la jeune génération[38]Gokani, R., Bogossian, A., Akesson, B. (2015) Occupying masculinities: fathering in the Palestinian territories, NORMA., comme une forme de masculinité positive. Toutefois, elle ne représente qu’une partie minime des articulations de masculinité en temps de conflits puisque celles-ci tendent justement à être tournées vers une violence accrue dans un contexte qui l’attise par sa nature.

La masculinité hégémonique: un ennemi commun 

Les interprétations de l’Islam, majoritairement réalisées par des hommes à travers l’histoire, ont pérennisé une logique de domination masculine. Cette logique est rendue possible par une vision de la masculinité qui devrait s’incarner par une position dominante dans le mariage au niveau privé et tout aussi oppressive dans son articulation publique, telles que l’illustrent les politiques paternalistes des autocrates de la région. Pourtant, la réciprocité du règne paternaliste entre sphère privé et sphère publique crée une contradiction puisque les hommes de la région sont eux-mêmes dominés dans la sphère publique, ce qui empêche alors les hommes d’incarner le modèle de masculinité dominante et toute puissante qu’ils ont intériorisés comme idéal par les différents processus de sociabilisation au cours de leur vie.

Ainsi, une « crise » de ce modèle de masculinité est perceptible à travers l’échec de son incarnation dans les pays arabo-musulmans. Cet échec se solde souvent par une violence accrue dans l’ensemble de la société, qui n’est imputable ni à la religion qu’est l’Islam, ni au contexte, mais à un paradigme patriarcal global persistant. Ce modèle montre aujourd’hui ses limites et marque la nécessité et la possibilité de l’incarnation de nouvelles formes de masculinité, qui sortiraient du cadre de violence qui enferme les femmes et les hommes.

Pour citer cette production: KHELIF Zineb, « Islam et masculinité dans le monde arabo-musulman », (21/04/23), Institut du Genre en Géopolitique. igg-geo.org/?p=12239

Les propos contenus dans cet écrit n’engagent que l’autrice.

References

References
1, 2 Connell, R. W. (2010). Masculinities. Cambridge: Polity
3 Testot, L. (2018). L’islam : quelques repères. Dans : Laurent Testot éd., La Grande Histoire de l’islam (pp. 15-19). Auxerre: Éditions Sciences Humaines.
4 Stowasser, B.F. (1994) Women in the Quran: Traditions and Interprétations. New York: Oxford University Press.
5 Ahmed, L. (1992) Women and Gender in Islam: Historical Roots of a Modern Debate. New Haven Conn. Yale University Press.
6 Wadud, A. (1999) Quran and Woman: Rereading the Sacred Text from a Woman’s Perspective. Oxford: Oxford University Press
7 Razwy, S.A.A. (1990) Khadija-tul-Kubra (The Wife of the Prophet Muhammad): A Short Story of Her Life. Elmhurst, NY: Tahrike Tarsile Qur’an.
8 Rahemtulla, S., & Ababneh, S. (2021). Reclaiming Khadija’s and Muhammad’s Marriage as an Islamic Paradigm: Toward a New History of the Muslim Present. Journal of feminist studies in religion, 37(2), 83‑102.
9 Ali, Z. (2020). Féminismes islamiques. La Fabrique Éditions
10 Lamrabet, A. (2020). Entre refus de l’essentialisme et réforme radicale de la pensée musulmane. Dans : Zahra Ali éd., Féminismes islamiques (pp. 69-84). Paris: La Fabrique Éditions
11 Hoare, G. & Sperber, N. (2019). Introduction à Antonio Gramsci. La Découverte.
12 Connel, R. (2021). Penser les masculinités dans une perspective globale : hégémonie, contestation et structures de pouvoir en évolution. Sciences sociales et sport, 17, 11-35.
13 Nandy, A. (1983). The Intimate Enemy: Loss and Recovery of Self under Colonialism, New Delhi, Oxford University Press
14 Dictionnaire de l’académie française. Définition du mot despote. https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9D1974
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35 Farsakh, L. (2003). Israel: An apartheid state? Le Monde Diplomatique. http://mondediplo.com/2003/11/04apartheid
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