Les religions monothéistes et leurs rapports à l’avortement : états des lieux d’une situation plus complexe qu’il n’y paraît (3/3)

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Les religions monothéistes et leurs rapports à l’avortement : états des lieux d’une situation plus complexe qu’il n’y paraît (3/3)

25.06.2020

Armand Taï

La dernière religion monothéiste consacrée à notre dossier sur les religions et l’avortement est le Judaïsme. Bien qu’étant minoritaire démographiquement, en comparaison avec le Christianisme et l’Islam, son influence culturelle a été tout autant importante dans l’histoire de l’humanité. Les juif.ves sont aujourd’hui uniquement majoritaires en Israël mais forment également des minorités importantes dans certains pays occidentaux comme aux États-Unis. Au cours de l’Histoire, de nombreux mouvements se sont développés au sein du Judaïsme et leurs positions diffèrent à propos de l’avortement. Leurs postures découlent principalement de deux sources : le Tanakh et le Talmud, le premier étant ce que l’on appelle la Bible hébraïque et le deuxième la tradition orale. C’est sur ces sources que se construira la Halakha[1]Loi Juive. Contrairement au Christianisme, aucune branche du Judaïsme n’interdit complètement l’avortement et comme nous le verrons par la suite, tous les groupes judaïques autorisent l’IVG pour les cas considérés comme graves. Cependant, dans cet article nous étudierons uniquement les mouvances actuelles et importantes numériquement du Judaïsme excluant donc des mouvements aujourd’hui éteints ou marginaux. Les courants traités par cet article seront donc le judaïsme orthodoxe, le judaïsme ultra-orthodoxe, les juif.ves libéraux.ales et réformé.es et le judaïsme massorti aussi appelé judaïsme conservateur.

L’avortement dans le judaïsme : peu d’éléments dans les sources écrites, plus de contenus dans la loi orale

En premier lieu, il convient de revenir aux sources mêmes du Judaïsme que sont le Tanakh et le Talmud et qui, à des degrés divers, constituent la base des différentes mouvances composant la pensée juive sur les questions religieuses et sociales. Il n’y a pas de verset traitant de façon explicite de l’avortement dans le Tanakh. Toutefois, un passage est fréquemment cité pour justifier la non-permissibilité de l’IVG dans le chapitre de l’Exode au chapitre 21 aux versets 22 et 23 : « Si des hommes se battent, heurtent une femme enceinte et la font accoucher sans qu’il n’y ait de conséquence malheureuse, ils seront punis d’une amende imposée par le mari de la femme, qu’ils paieront devant les juges. Mais s’il y a une conséquence malheureuse, tu donneras vie pour vie[2]Bible selon Louis Segond, Chapitre 21 de l’Exode, versets 22 et 23».

La loi orale juive contient néanmoins des passages traitant plus clairement de l’avortement. Ainsi dans le traité de Ohaloth, VII, 6 il est considéré qu’en cas de danger pour l’enfant et la mère, la vie de l’enfant n’est aussi sacrée que celle de sa mère qu’à partir du moment où l’enfant quitte le sein de sa mère[3]Kassel Abelson et Ben Zion Bokser, “A Statement on the permissibility of Abortion”, 21/10/1983, disponible sur: … Continue reading. Dans ce traité du Talmud il est également ajouté en commentaire que dans ce genre de situation, « l’enfant peut être considéré comme l’agresseur de la mère[4]Ibid.» et dans ce cas alors une interruption de grossesse peut être justifiée. Par conséquent, l’avortement est autorisé par la loi orale  judaïque lorsque la vie de la mère est en danger.

Les passages bibliques et talmudiques cités précédemment ne sont pourtant pas interprétés de manière unanime par les différentes écoles théologiques du Judaïsme. Outre l’interprétation, il y aussi la question de l’importance à donner à ces textes qui s’opposent selon les écoles orthodoxes et réformées. En effet, les différentes branches du Judaïsme n’accordent pas la même autorité au Talmud, certaines le considèrent comme sacré et donc intouchable quand d’autres estiment qu’il s’agit d’un recueil théologique qui ne doit pas forcément être suivi littéralement et peut être réinterprété selon les époques.

Pour faciliter l’étude, les branches du Judaïsme étudiées seront divisées en deux catégories principales. La première traitant des groupes non-orthodoxes et la seconde des groupes orthodoxes.

Le Judaïsme non-orthodoxe : une position sur l’avortement globalement libérale

Les principaux groupes juifs pouvant se réclamer de la mouvance non-orthodoxe sont le Judaïsme réformé, le Judaïsme massorti, le Judaïsme reconstructionniste et le Judaïsme humaniste. Si ces groupes sont différents sur de nombreuses questions théologiques, elles adoptent néanmoins toutes une opinion plus libérale quant à la question de l’IVG que les branches orthodoxes du Judaïsme.

Le Judaïsme massorti représente le groupe le plus conservateur des Juifs non-orthodoxes, son approche vis-à-vis de l’avortement se rapproche de ce fait plutôt de celle des groupes orthodoxes. Ce mouvement considère en effet que l’IVG ne peut avoir lieu que si la vie de la mère serait amenée à être en danger lors de l’accouchement. Si les rabbins de cette mouvance considèrent l’IVG comme étant moralement mauvaise et doit être évitée, ils se refusent à militer politiquement pour l’interdire aux femmes qui voudraient recourir à cette opération[5]Dorff Elliot, « La contraception et l’avortement », Massorti France, disponible sur : https://www.massorti.com/la-contraception-et-l-avortement. Fait étonnant, il est même conseillé d’utiliser des préservatifs plutôt que de recourir à l’IVG, alors que de nombreuses religions condamnent cette forme de contraception. Selon l’interprétation du Talmud des rabbins massorti, le fœtus n’est un véritable être humain que lorsqu’il sort du ventre de sa mère. En ce sens, on ne tue donc pas un être vivant lors d’un avortement. In fine, le Judaïsme massorti décourage l’avortement principalement pour des raisons démographiques. Il est en effet considéré comme un devoir religieux pour les Juif.ves de se multiplier et d’avoir au minimum deux enfants pour reconstruire le peuple juif. Or, l’IVG va à l’encontre de ce commandement religieux et engendrerait un danger pour le peuple juif[6]Ibid.

Le « Judaïsme reconstructionniste », une scission du Judaïsme massorti et le courant juif le plus récemment créé, partage un avis similaire concernant l’avortement qui ne devrait avoir lieu uniquement dans le cas où la vie de la mère est en danger de mort lors de l’accouchement. Les Juif.ves reconstructionnistes s’interdisent pareillement de plaider politiquement pour restreindre les droits à l’avortement pour les femmes[7]Zevit Shawn et Hirsh Richard, “JRF statement on reproductive rights”, Religious Institute, 2006, disponible sur: … Continue reading.

Le Judaïsme progressiste ou réformé propose une vision encore plus libérale et tolérante sur l’IVG. Si cette mouvance juive rappelle que l’avortement devrait idéalement être effectué seulement quand la vie de la mère est en danger ou si sa santé risque d’être fortement affectée à l’instar de ce qu’indique le Talmud. Les Juif.ves  progressistes soutiennent que la décision finale d’avorter, quelques soient les raisons, revient uniquement au choix de la femme qui ne peut en aucun cas être condamnée pour cela[8]Zupan Julie, “What is the Reform Jewish perspective on abortion?”, ReformJudaism.org, disponible sur: https://reformjudaism.org/what-reform-perspective-abortion. Il est à noter que de nombreux organi
smes se revendiquant du Judaïsme réformé comme le Women Of Reform Judaism qui milite activement pour lever l’interdiction de l’avortement aux États-Unis[9]Ibid. The Central Conference of American Rabbis a de même fait de nombreuses annonces publiques depuis 1967 pour soutenir le droit à l’IVG pour les femmes et pour s’opposer à toutes tentatives de la part de l’État de légiférer afin de limiter l’accès à l’avortement[10]ibid.  En France, la rabbin du mouvement juif libéral, Delphine Horvilleur, s’inscrit dans cette mouvance et considère au même titre que l’avortement doit être privilégié dans les cas où la mère est en danger sans toutefois estimer que l’IVG devrait être interdite[11]Sweeny Nadia, « Delphine Horvilleur : le livre est sacré à condition que vous le laissiez parler à l’infini », Le Courrier de l’Atlas, 03/09/2018, disponible sur : … Continue reading.

Parmi toutes ces branches du Judaïsme non-orthodoxe, le Judaïsme humaniste est celui qui plaide le plus en faveur de l’accès à l’avortement pour les femmes juives. Ce mouvement est en effet plus culturel que religieux et prend ainsi ses distances avec les traditions religieuses jugées trop éloignées des moeurs de nos sociétés modernes notamment sur la question de l’IVG. Ainsi tout comme les juif.ves réformé.e.s, les juif.ves humanistes contestent toute tentative des autorités étatiques de limiter les droits à l’IVG ou même à la contraception considérant qu’il est inacceptable qu’en raison de croyances religieuses on puisse nier cette opération à celles qui veulent le faire[12]“Society for Humanistic Judaism speaks out against conscience clauses”, Society for Humanistic Judaism, disponible sur: … Continue reading.  Ils insistent également sur le fait que si des médecins venaient à faire appel à une clause de conscience pour s’abstenir de procéder à un avortement, les hôpitaux devraient alors obligatoirement se charger de trouver d’autres personnes habilitées pour pratiquer l’IVG[13]Ibid.

Les mouvements non-orthodoxes du Judaïsme sont par conséquent communément plus libéraux sur l’IVG voire la défendent. Mais qu’en est-il des courants orthodoxes ? Sont-ils aussi restrictifs sur l’avortement que certains mouvements conservateurs au sein du Christianisme et de l’Islam ?

Les courants orthodoxes du Judaïsme, aussi intransigeants que le christianisme envers l’IVG ?

Les courants orthodoxes du judaïsme se divisent en deux branches. La première branche étant le « Judaïsme orthodoxe » et la deuxième le « Judaïsme ultra-orthodoxe » appelé aussi Judaïsme Haredi. Bien que leurs positions soient plus fermes sur l’IVG, il n’y a en revanche jamais d’interdiction absolue de pratiquer un avortement contrairement à certains groupes chrétiens.

Les Juif.ves orthodoxes insistent sur le fait que selon leurs interprétations, la loi juive est contre l’avortement sauf si la vie de la mère est en danger. Les rabbins orthodoxes considèrent l’avortement comme un meurtre ou comme « le meurtre d’une vie potentielle[14]Sales Ben, « Orthodox rabbis compare abortion to murder and Orthodox women are angry about it”, 31/01/2019, disponible sur : … Continue reading». En ce qui concerne les Juif.ves ultra-orthodoxes, ils estiment de même qu’une femme juive ne doit pas avorter, un acte qui doit demeurer interdit dans la majorité des cas. La seule exception demeure le risque de mettre en danger la vie de la mère à l’accouchement. C’est ainsi la position officielle du Rabbinical Council of America, une des principales organisations orthodoxes d’Amérique[15]Ibid et de l’Agudath Israel of America une grande organisation ultra-orthodoxe d’Amérique[16]“Statement of Agudath Israel of America on the NY Reproductive Health Act”, 30/01/2019, disponible sur: … Continue reading.

Conclusion

Le Judaïsme est donc la religion monothéiste la moins stricte sur l’IVG puisque même les courants juifs les plus conservateurs sont en faveur de la légalisation, au moins partiellement, de l’avortement[17]Masci David, “Where major religious group stand on abortion”, Pew Research Center, 21/06/2016, disponible sur: … Continue reading. La majeure partie des Juifs américains (deuxième plus grande communauté juive au monde) est d’ailleurs un des groupes « religieux » le plus en faveur de l’avortement aux États-Unis[18]Masci David, “American Religious Group vary widely in their views of abortion”, Pew Research Center, 22/01/2018, disponible sur: … Continue reading. On peut ainsi trouver au sein des différents groupes juifs des positions allant de la légalisation totale de l’IVG pour tous les cas jusqu’à la condamnation forte de cette dernière sauf pour des cas extrêmes. Cependant, même les mouvements les plus conservateurs du Judaïsme n’interdisent jamais totalement l’avortement et considèrent qu’il peut être envisagé pour sauver la vie d’une femme. Cette série d’articles a donc permis de montrer que le rapport entretenu entre les religions monothéistes et un sujet de société aussi sensible que l’avortement est loin d’être figé et homogène.

Pour citer cette publication : Armand Taï, « Les religions monothéistes et leurs rapports à l’avortement : états des lieux d’une situation plus complexe qu’il n’y paraît (3/3) », 25.06.2020, Institut du Genre en Géopolitique.

References

References
1 Loi Juive
2 Bible selon Louis Segond, Chapitre 21 de l’Exode, versets 22 et 23
3 Kassel Abelson et Ben Zion Bokser, “A Statement on the permissibility of Abortion”, 21/10/1983, disponible sur: https://www.rabbinicalassembly.org/sites/default/files/public/halakhah/teshuvot/20012004/07.pdf
4 Ibid.
5 Dorff Elliot, « La contraception et l’avortement », Massorti France, disponible sur : https://www.massorti.com/la-contraception-et-l-avortement
6, 9, 13, 15 Ibid
7 Zevit Shawn et Hirsh Richard, “JRF statement on reproductive rights”, Religious Institute, 2006, disponible sur: http://religiousinstitute.org/denom_statements/jrf-statement-on-reproductive-rights/
8 Zupan Julie, “What is the Reform Jewish perspective on abortion?”, ReformJudaism.org, disponible sur: https://reformjudaism.org/what-reform-perspective-abortion
10 ibid
11 Sweeny Nadia, « Delphine Horvilleur : le livre est sacré à condition que vous le laissiez parler à l’infini », Le Courrier de l’Atlas, 03/09/2018, disponible sur : https://www.lecourrierdelatlas.com/dossier-du-courrier-delphine-horvilleur-le-livre-est-sacre-a-condition-que-vous-le-laissiez-parler-a-l-infini-20537/
12 “Society for Humanistic Judaism speaks out against conscience clauses”, Society for Humanistic Judaism, disponible sur: https://web.archive.org/web/20130725135714/http://www.shj.org/ConscienceClauses.html
14 Sales Ben, « Orthodox rabbis compare abortion to murder and Orthodox women are angry about it”, 31/01/2019, disponible sur : https://www.jta.org/2019/01/31/culture/orthodox-groups-come-out-swinging-against-new-yorks-abortion-law
16 “Statement of Agudath Israel of America on the NY Reproductive Health Act”, 30/01/2019, disponible sur: https://agudah.org/statement-of-agudath-israel-of-america-on-the-ny-reproductive-health-act/?cat=news/
17 Masci David, “Where major religious group stand on abortion”, Pew Research Center, 21/06/2016, disponible sur: https://www.pewresearch.org/fact-tank/2016/06/21/where-major-religious-groups-stand-on-abortion/
18 Masci David, “American Religious Group vary widely in their views of abortion”, Pew Research Center, 22/01/2018, disponible sur: https://www.pewresearch.org/fact-tank/2018/01/22/american-religious-groups-vary-widely-in-their-views-of-abortion/