Homosexualité et relations de genre dans le monde arabo-musulman

Temps de lecture : 14 minutes

01/06/2023

Zineb Khelif 

Si l’homosexualité reste un tabou dans la majorité des sociétés contemporaines, le rapport à celle-ci dans le monde arabo-musulman est particulier. Sur douze pays où l’homosexualité est passible de la peine de mort, six sont des pays du Moyen-Orient (Arabie-Saoudite, Yémen, Afghanistan, Émirats arabes unis, Bruneï, Iran) et elle est illégale dans l’ensemble des autres pays de cette zone. Les particularismes locaux diversifient de fait l’étude du sujet dans chacun des pays mais le choix porté sur le territoire allant du Maroc à la Péninsule arabique se lie à travers la culture musulmane, arabe et par des modèles de masculinités hégémoniques similaires sur de nombreux points, tels que la virilité et la position de patriarche, à savoir de dominant. Cette réalité patriarcale n’est pas propre à cette zone mais elle en est un des dénominateurs communs parmi les différentes cultures qui s’y trouvent. L’autre aspect similaire est la marque de la colonisation dont la lutte pour l’indépendance à différentes échelles continue à moduler les divers paysages politiques et sociaux. Ainsi, cette partie du monde a rigidifié ses lois et son rapport à l’homosexualité depuis quelques décennies et semble aujourd’hui être l’une des plus inflexibles sur la question. L’intérêt de cette étude réside dans le questionnement des origines de cette réalité, notamment pour ne pas faire de corrélation hasardeuse entre Islam et intolérance. L’étude de ce sujet s’organise autour du prisme des études postcoloniales et du constructivisme, pour comprendre le rapport entre la réalité patriarcale de la région et son rapport à l’homosexualité en remontant à la période pré-coloniale. Ainsi, qu’est-ce que le rapport à l’homosexualité féminine et masculine dans la région révèle de ces relations genrées ?

Lecture historique du rapport à l’homosexualité dans la région et dans l’Islam

Le rapport à la sexualité dans le monde arabo-musulman relève traditionnellement des préceptes du Coran qui indiquent la licéité et l’illicéité des pratiques qui relèvent du corps. Contrairement à la religion chrétienne qui condamne les péchés de la chair et résume l’acte sexuel à la procréation, la sexualité est considérée dans le texte des musulmans comme positive mais seulement dans le cadre d’une union maritale[1]Bellakhdar, S. (2008). La prescription de la sexualité en Islam. Topique, 105, 105-116.. Entre le XIe et le XIVe siècle, qui correspondent à la fin de l’âge d’or de l’Islam, certaines interprétations du Coran, émanant de théologiens tels que Ibn Qayyim Al-Jawziyya et Al-Ghazali, ont même considérées la sexualité comme saine et relevant du divin[2]Al Ghazali (1955). Vivification des sciences de la foi. 2ème dizain, Livre XII. Paris, Besson..

Toutefois, même au sein du mariage, tout acte sexuel n’est pas licite, notamment la sodomie qui relève d’une interdiction à travers l’interprétation extensive de la condamnation du peuple de Loth qui se serait adonné à des orgies publiques, aux viols d’hommes étrangers à leur cité et divers actes de banditisme[3]Kligerman, N. (2007) « Homosexuality in Islam: A Difficult Paradox, » Macalester Islam Journal: Vol. 2: Iss. 3, Article 8.. Pourtant, dans le Coran toute transgression répond à une norme juridique et une morale précise, ce qui n’est théoriquement pas le cas de la sodomie. Cette exégèse relève de fait du contexte socio-politique dans laquelle elle s’est inscrite aux débuts de l’Islam au XIIe siècle plutôt que d’une lecture précise et neutre du texte sacré[4]Kugle, S.S.H.( 2010). Homosexuality in Islam. Critical Reflection on Gay, Lesbian, and Transgender Muslim. Oneworld Publications. London.. Or, l’enjeu de l’interdiction de la sodomie est central du fait que son importance ne relève pas tant de l’acte en lui-même mais plutôt des personnes à laquelle on l’assimile, c’est-à-dire les hommes homosexuels.

Si l’illégalité de la sodomie et son interprétation extensive ont mené à un consensus relatif sur la nature illicite des relations homosexuelles chez les hommes dans la région, son interdiction n’explique pas pour autant pourquoi l’homosexualité chez les femmes serait également interdite. L’interdiction des deux formes d’homosexualité relèverait ainsi de la centralité de la pénétration dans le mariage, comme acte régisseur et source d’ordre social[5]Bouhdiba, A. (2010). La sexualité en Islam. Presses Universitaires de France.. La tradition musulmane s’est réalisée à ces débuts dans une société tribale régit par un ordre patriarcal, cet ordre se fonde sur la binarité entre l’homme et la femme, le premier comme pourvoyeur aux besoins du foyer et la seconde comme essence de la natalité. L’homosexualité serait l’antithèse de cette binarité entre les deux sexes, puisqu’elle empêche de fait la pérennisation du cadre social qu’il engendre pour assurer l’héritage d’un capital financier, et également d’un capital social par la culture et la religion.

De même, l’attirance pour le même sexe questionne les cadres de la féminité et de la masculinité prétendument avancés par le Coran, alors même qu’il s’agit plutôt de fatwa, avis juridiques sur le domaine du religieux et de ses pratiques en Islam, qui datent des années suivant la mort du prophète Muhammad[6]Ibid.. Ceux qu’on appelait les mukhannath, les « efféminés », et le regard que la société a porté sur eux en est un exemple éloquent. Jusqu’au règne des Omeyades, du VIIe au VIIIe siècle (jusqu’au XIe siècle à Al-Andalous, sud de l’Espagne actuelle), ils étaient considérés comme asexués et rarement attirés par les hommes, puis pendant la période des Abbassides jusqu’au XIIIe siècles ils ont été considérés comme des homosexuels passifs[7]Almarai, A., Persichetti, A. (2023). From Power to Pleasure: Homosexuality in the Arab-Muslim World from Lakhi’a toal-mukhannathun. Religions.. Étudier le rapport à l’homosexualité seulement à travers la manière dont les mukhannath ont été considérés à travers les siècles ne saurait être pertinent mais leur exemple illustre l’importance de la binarité entre homme et femme et son profond enracinement en tant que grille de lecture dans les sociétés arabo-musulmanes.

Toutefois, une différence notable entre la pratique sexuelle et le désir, ou l’amour homosexuel, s’illustre dans l’histoire du monde arabo-musulman. De nombreux poèmes attestent des louanges faites par des hommes plus âgés à l’égard de jeunes éphèbes, l’âge étant une variable importante dans l’acceptabilité de ce désir car ces jeunes garçons étaient presque considérés comme féminins du fait que leurs caractéristiques physiques « masculines » n’étaient pas encore développées.

L’existence de ce genre de poésie, qui s’est développée dans la région jusqu’au début du XIXe siècle, met en lumière le fait que la relation homosexuelle n’est pas un interdit en soi mais plutôt un interdit de l’acte de sodomie. Cela explique également pourquoi ce genre de relations étaient relativement acceptées socialement tant qu’elles restaient discrètes et ne remettaient pas en cause la manière dont la société s’organisait[8]El-Rouayheb, K. (2005). Before homosexuality in the Arab-Islamic world, 1500-1800. University of Chicago Press. Pourtant, à partir du XIXe siècle, notamment à travers les membres des élites de la région, un nouvel attachement aux normes victoriennes, beaucoup plus puritaines en termes de sexualité et de normes familiales, diminue drastiquement la tolérance vis-à-vis de ce type de littérature homoérotique et rigidifie le rapport aux relations homosexuelles[9]García, J. (2022). Before Homosexuality in the Arab-Islamic World, 1500-1800. Entremons, 203‑207.. Durant la période coloniale, la domination occidentale a également modifié la vision de l’homosexualité. Celle-ci s’est notamment réalisée à travers l’influence du Code Napoléon qui a permis de contourner les acquis révolutionnaires en termes de liberté individuelle par la notion d’atteinte publique à la pudeur, l’homosexualité n’étant pas proscrite dans le premier code pénal de 1791[10]Biotti-Mache, F. (2015). La condamnation à mort de l’homosexualité. De quelques rappels historiques. Études sur la mort, 147, 67-93.. Ces influences occidentales ont sensiblement remanié le rapport aux relations genrées dans le monde arabo-musulman, ce qui, par réciprocité, a également influencé le rapport à l’homosexualité.

Lecture politique : une marche complexe vers une illibéralisation des mœurs ?

À travers l’influence occidentale qui s’est étendue par la colonisation dans la région étudiée, les mœurs des pays de la région en termes de sexualité ont progressivement été modifiées. Ainsi, à travers les réflexions d’auteurs occidentaux tels que celle du philosophe français Michel Foucault, la sexualité et le corps se lisent comme des notions définies par le politique comme normales ou anormales. Le contrôle du corps à travers la politique a créé à travers l’histoire des catégorisations, celle de l’homosexuel étant née au 17e siècle à une période de rationalisation des rapports humains dans l’Occident bourgeois, notamment à travers l’institution que représente la famille[11]Banens, M. (2009). Foucault sur l’histoire de l’homosexualité: Une théorie en trois temps. La Revue.. C’est au 19e siècle que s’est réalisée la médicalisation de la sexualité, comme la rationalisation extrême du corps par la science, l’homosexuel ne sera plus la personne pratiquant l’acte de sodomie mais plutôt celui souffrant d’une « sorte d’androgynie intérieure, un hermaphrodisme de l’âme. Le sodomite était un relaps, l’homosexuel est maintenant une espèce[12]Foucault, M. (1976). Histoire de la folie à l’âge classique. Gallimard.. »

À partir de la fin du XXeme siècle en Occident, à travers la libéralisation des mœurs, une nouvelle politique de la sexualité se réalise par la société civile, notamment à travers la lutte pour les droits des minorités sexuelles. Les travaux de David Halperin, historien et théoricien queer états-unien, illustrent la manière dont l’appropriation de la sexualité par le politique a permis l’érection de nouvelles libertés pour les personnes homosexuelles, entre autres, et a mené à la conception d’une identité par la sexualité dans les milieux queer. C’est ce sur quoi alerte Foucault, le danger de visibilité des sexualités les enferme dans une catégorisation qui appuie de fait le contraste entre l’homosexualité et l’hétérosexualité[13]Linhares, A. (2010). Le genre : de la politique à la clinique. Champ psy, 58, 23-36.. Or, par le poids de l’influence occidentale, perceptible dans le monde arabo-musulman malgré les processus de décolonisation, cette catégorisation de la sexualité comme synonyme d’identité a influencé et est allée à l’encontre du rapport à la sexualité dans la région. Dans cette région, l’interdit de la sodomie n’avait jusqu’alors pas créé de dichotomie entre personnes hétérosexuelles et homosexuelles. L’article controversé « The Gay International » publié en 2002 dans la revue Public Culture par Joseph Massad, professeur d’histoire politique et intellectuelle arabe à Colombia, dénonce l’influence de la lutte politique des grandes associations américaines comme ILGA et IGLHRC. Leur influence sur le monde arabo-musulman serait, selon l’auteur, emprunte d’hégémonisme occidental. Ainsi, leur lutte pour les droits des minorités sexuelles a, malgré les avancées certaines qu’elle a permis en Occident, conceptualisé une vision de l’homosexualité emprunte d’une vision profondément occidentale sur les relations de genre du fait qu’elle englobe toutes les pratiques homoérotiques dans une définition politique de l’identité homosexuelle dichotomique entre homosexualité et hétérosexualité[14]Massad, J. (2002). Re-Orienting Desire: The Gay International and the Arab World. Public culture, 14(2), 361‑386.. Selon lui, à travers leur volonté de « sauver » les minorités sexuelles dans le monde arabo-musulman en poussant les gouvernements et leurs populations à donner plus de libertés et de visibilités aux personnes LGBTI+, ces associations ont plutôt mis en exergue une différence et une influence occidentale mal vue dans les pays arabo-musulmans, ce qui aurait mené à une plus grande rigidité à ce sujet, relativement à la temporalité des vagues d’arrestations de personnes LGBTI+ dans des pays comme l’Égypte ou l’Iran[15]Ibid.

La construction des anciens pays colonisés de la région se réalise depuis les processus de décolonisation comme un miroir en opposition à cette hégémonie occidentale, ainsi le sujet de l’homosexualité est devenu central dans la réincarnation de ce que serait l’identité arabo-musulmane. Les années 1990 ont été caractérisées par une recrudescence de la culture et de l’identité nationales, telle que l’illustrent des théories comme le choc des civilisations du professeur de sciences politiques états-unien, Samuel Huntington. Cette nouvelle mise en exergue de l’identité culturelle et la reconstruction des identités nationales post-coloniales ont fortement influencé le rapport à la sexualité au Maghreb et au Moyen-Orient, dont l’affaire du « Queen Boat » au Caire en 2001 en fournit un exemple éloquent. Le 11 mai 2001, 55 hommes ont été arrêtés dans une boîte connue pour être gay-friendly et ont subi des interrogatoires sous la torture, pour qu’ils avouent leur homosexualité et dénoncent d’autres personnes. L’Égypte étant en état d’urgence depuis une vingtaine d’années à l’époque, le jugement de l’affaire a été réalisé sous l’autorité de la Haute Cour de sûreté de l’État, une institution qui ne permet aucun appel. Ce procès largement médiatisé fut légitimé par l’État égyptien comme relevant de la sécurité nationale du fait que ces hommes mettraient en danger l’authenticité de la culture égyptienne[16]Long, S. (2004). The Trials of Culture: Sex and Security in Egypt. Middle East report (New York, N.Y. 1988), 34(230), 12‑20., le paradoxe étant que le principe juridique pour lequel ces hommes ont été accusés est l’atteinte publique à la pudeur, un héritage du Code Napoléon.

Il semble pertinent de comprendre les implications actuelles de cette mise en lumière des particularismes culturels par un miroir en opposition à l’Occident, dont l’affaire du Queen Boat donne une sorte de repère temporel et constitue une nouvelle influence sur les rapports genrés dans la région. Cette nouvelle rigidité est tout d’abord plus ou moins importante dans les pays où l’islam politique l’est également, ce qui est moins le cas au Maghreb qu’au Moyen-Orient. Ainsi, dans des pays de la région tels que le Koweït, la visibilité de la lutte pour les droits des minorités sexuelles à l’échelle internationale depuis le début du XXIe et les échanges d’idées à travers Internet et les voyages ont mené à plus de tolérance au sein de certains cercles de la société koweïtienne. Cette tolérance, isolée et propre à un certain milieu, a néanmoins engendré plus de visibilité des personnes LGBTI+, ce qui a amené le gouvernement à croire que plus de personnes sortiraient du schéma des relations hétérosexuelles. Cette lecture étatique mène à une rigidité accrue au niveau sécuritaire envers les minorités sexuelles, notamment par une augmentation des contrôles de police et la création de dispositifs médicaux qui permettraient d’identifier les personnes homosexuelles[17]Scutti, S. (2013). Rainbow demolition. Newsweek Global, 161(37).http://www.newsweek.com/2013/10/18/rainbow-demolition-243686.html.. Cela a engendré une nouvelle raideur relative aux codes de masculinités et de féminités à respecter, qui existaient au préalable au niveau social mais qui sont aujourd’hui des critères de bonne conduite chez les Koweïtien·nes, dont le non-respect peut devenir un motif de suspicion policière[18]Scull, N. C., & Mousa, K. (2017). A Phenomenological Study of Identifying as Lesbian, Gay and Bisexual in an Islamic Country. Sexuality & culture, 21(4), 1215‑1233..

Cette rigidification s’illustre au niveau de la région par des ciblages en ligne des personnes LGBTI+ par les autorités policières qui utilisent de faux comptes en ligne et des fouilles arbitraires en Irak, en Jordanie, en Égypte et en Tunisie[19]Human Rights Watch. (2023). “All This Terror Because of a Photo” Digital Targeting and Its Offline Consequences for LGBT People in the Middle East and North Africa. … Continue reading. Dans certains pays comme la Tunisie, les printemps arabes ont permis aux associations qui travaillent ouvertement pour les droits des personnes LGBTI+ d’avoir plus de visibilité[20]Kréfa, A. (2019). Le mouvement LGBT tunisien : un effet de la révolution ?. Ethnologie française, 49, 243-260.. Cependant leur lutte reste complexe et encore peu entendue par les autorités politiques du fait des mœurs encore majoritairement traditionnelles, seulement 7% des Tunisien·nes considéraient l’homosexualité comme acceptable en 2019 selon un sondage de la BBC, contre 26% et 21% en Algérie et au Maroc[21]The Arab world in seven charts: Are Arabs turning their backs on religion? (24 juin 2019). BBC. https://www.bbc.com/news/world-middle-east-48703377..

Lecture sociale : réciprocités paradoxales entre rapports de genre et homosexualité en pratique

À l’échelle sociétale, l’importance de l’institution familiale est une variable déterminante quant au rapport à l’homosexualité dans la région. Si les particularismes culturels de chaque pays de la région varient relativement à la centralité de la famille, celle-ci reste prédominante et régisseuse en termes d’ordre social. La famille y est souvent définie au-delà de la seule famille nucléaire et est omniprésente dans le quotidien des individu·es, le collectif primant souvent sur les intérêts individuels. Ainsi, par cette importance du collectif se réalise une primauté des apparences à travers la réputation des familles, du fait que chacun des atomes familiaux est alors un miroir de son collectif en quelque sorte, sur lesquelles les individu·es peuvent ainsi naviguer. En Arabie saoudite par exemple, pays à l’Islam wahhabiste où l’homosexualité est passible de la peine de mort, les personnes homosexuelles jouent du contraste entre sphère privée et publique. Malgré une certaine rigidité pour ce qui est des règles de bienséance en public, un point d’honneur est mis sur l’aspect quasiment sacré du foyer, associable à une société dans la société sous l’égide du mari. Ainsi, cette sacralité du foyer et la séparation traditionnellement sexuée au sein de la société permettent une relative liberté pour les personnes homosexuelles dans l’espace privé, surtout pour celles qui savent se jouer des apparences et user de discrétion[22]Whitaker, B. (2011). Unspeakable Love: Gay and Lesbian life in the Middle East. Saqi..

Toutefois, un écart notable est perceptible quant au traitement de l’homosexualité féminine et masculine. Malgré le fait que l’homosexualité féminine soit interdite par la jurisprudence musulmane, une invisibilisation de celle-ci est remarquable puisque le sujet reste minoritaire dans les fatwas et dans les recherches académiques sur la sexualité dans la région. Il convient ainsi de se demander si cela est imputable à la théorie patriarcale selon laquelle la femme serait passive, dans la vie publique comme dans la vie privée, elle ne serait pas un sujet éprouvant du désir actif, rendant ainsi le saphisme[23]Terme qui dérive du nom de Sapho, poétesse de l’Antiquité pour désigner la sexualité entre deux femmes. Source : Landete, P. (2016). Sappho de Lesbos et l’anandrisme. Sigila, 38, … Continue reading impossible et impensable. Ainsi, à l’image des grandes affaires d’arrestations de personnes LGBTI+ depuis 30 ans dans la région, une majorité écrasante des individus inculpés étaient des hommes, une réalité qui appuie cette absence de l’homosexualité féminine dans les préoccupations sociales et politiques, peut-être du fait que, contrairement à l’homosexualité masculine, elle ne met pas à mal une position qui serait dominante dans la société.

De même, du fait que l’homme soit le tenant de la réputation familiale relativement au modèle de société patrilinéaire, certaines femmes ne sont pas inquiétées par leurs parents lorsqu’elles ne montrent pas d’intérêt pour les hommes dans leur jeunesse du fait que cela induit moins d’inquiétude parentale quant à la virginité de leur fille pour l’avenir. La virginité étant toujours un prérequis au mariage dans de nombreuses société du monde arabo-musulman[24]Whitaker, B. (2011). Unspeakable Love: Gay and Lesbian life in the Middle East. Saqi.. Revient ainsi ce jeu des apparences et le tabou de la sexualité omniprésent dans les sociétés arabes, certaines familles seront peu regardantes si elles se doutent que leurs filles ont des relations avec d’autres filles tant que cela ne remet pas en jeu la possibilité du mariage, ce qui aurait été mis à mal par des relations sexuelles prémaritales avec un homme[25]Ibid.

Cet écart de traitement entre les deux formes d’homosexualité se trouve également influencé par sa réciprocité aux rapports genrés dans les lieux de sociabilité, c’est à dire par la manière dont chaque genre occupe l’espace public. Ainsi, cet espace est caractérisé dans la majorité des sociétés d’aujourd’hui par une omniprésence de l’homme ou plutôt par une facilité donnée à ce dernier pour y circuler, dû à la séparation patriarcale traditionnelle de la sphère privée liée à au féminin et à la sphère publique liée au masculin. Au Maghreb, cette séparation dans le domaine public se réalise traditionnellement par le café, surtout les cafés traditionnels qui sont plus excentrés des centres d’activités touristiques dans des pays comme le Maroc ou la Tunisie. De fait, l’aspect habituel et quotidien de la sociabilité entre hommes dans les cafés, ou plus largement dans la rue, permet dans une certaine mesure une relative facilité de rencontre pour les hommes gays sous les yeux des passants qui ne se douteraient pas de la nature de leur échange[26]Rebucini, G. (2011). Lieux de l’homoérotisme et de l’homosexualité masculine à Marrakech. L’Espace Politique.. Cependant, la notion de contre-espace de Foucault permet de différencier les espaces de l’homo-érotisme et espaces de l’homosexualité dans une ville comme Marrakech. L’homoérotisme se retrouve dans les rues, les cafés, les grandes places, alors que l’homosexualité se retrouve plutôt dans des contre-espaces, définis par Foucault comme des espaces qui semblent ouverts au sein même d’une société mais qui ne correspondent pas aux règles de ces dernières, de fait ils demandent une certaine initiation pour y entrer et en comprendre le fonctionnement[27]Nal, E. (2015) Les hétérotopies, enjeux et rôles des espaces autres pour l’éducation et la formation. Recherches & éducations.. C’est le cas des boîtes de nuit ou des bars à Marrakech dont l’entrée ou la consommation sur place requièrent un certain capital économique et où les relations homosexuelles sont plus acceptées, notamment du fait de la mixité avec un tourisme occidental. Or, la barrière économique de ce contre-espace entretient une altérité entre l’homoérotisme et une sexualité non catégorisée, plus présente dans les classes populaires, et l’homosexualité, reconnue en tant que sexualité catégorisée et dans certains cas comme une identité dans les classes aisées. De même, cette altérité se retrouve dans les inégalités de genre puisque les hommes ont traditionnellement plus de liberté à se déplacer et à user de leur argent dans l’espace public par rapport aux femmes.

À la lumière des réciprocités entre relations genrées et homosexualité, dans quelle mesure la stricte répartition des rôles genrés dans la région pourrait expliquer la montée des violences et discriminations envers les personnes épousant des formes de sexualité divergeant du modèle hétérosexuel ? L’ouverture des sociétés de la région aux mœurs occidentales à travers Internet, les difficultés économiques, politiques mais également l’âge moyen auquel les personnes se marient du fait de l’allongement des études et de l’évolution des modèles familiaux mènent à une sorte de dysphorie quant au modèle hétérosexuel à incarner et la réalité des rapports humains qui sont de fait plus subversifs et difficilement catégorisables. Cette dysphorie pourrait expliquer une certaine frustration dont découlerait une colère et une violence qui s’abattraient ainsi sur les personnes qui incarnent de fait un modèle de répartition des rôles genrés qui serait plus souple par la nature même de leur sexualité.

L’homosexualité, source d’évolution pour le paradigme patriarcal ?

L’étude historique de l’homosexualité féminine et masculine dans les pays du monde arabo-musulman atteste d’une vision qui diffère particulièrement de la vision occidentale. Plus subversives, les formes d’homosexualité dans la région durant la période pré-coloniale ne répondent pas à la dichotomie entre hétérosexualité et homosexualité caractéristique de l’Occident. À travers les processus de colonisation, l’hégémonie occidentale a marqué cette région et continue de l’influencer par la construction de réalités socio-politiques et religieuses des anciens peuples colonisés qui se réalise en opposition à la culture de leurs anciens oppresseurs en termes de sexualité et de droits des personnes LGBTI+. Si l’homosexualité sous toutes ses formes reste peu acceptée dans la région, elle témoigne en tant qu’objet d’étude des relations genrées caractéristiques des sociétés patriarcales et expose les schémas qui les constituent. Ainsi, les rapports négatifs à l’homosexualité mettent en évidence les rapports patriarcaux et entretiennent ces derniers par le maintien d’une binarité essentialiste entres hommes et femmes. C’est pourquoi il paraît pertinent d’établir qu’une réflexion plus ouverte, ainsi que des avancées en termes de visibilité et de droits des personnes épousant des formes de sexualités autres qu’hétérosexuelles pourraient mener à une réduction des inégalités de genre, du fait qu’elles remettent en cause la notion d’hétérosexualité et le paradigme de domination qui lui est relatif.

Pour citer cet article : Zineb Khelif (2023). Homosexualité et relations de genre dans le monde arabo-musulman. Institut du Genre en Géopolitique. igg-geo.org/?p=12652

Les propos contenus dans cet écrit n’engagent que l’autrice. 

References

References
1 Bellakhdar, S. (2008). La prescription de la sexualité en Islam. Topique, 105, 105-116.
2 Al Ghazali (1955). Vivification des sciences de la foi. 2ème dizain, Livre XII. Paris, Besson.
3 Kligerman, N. (2007) « Homosexuality in Islam: A Difficult Paradox, » Macalester Islam Journal: Vol. 2: Iss. 3, Article 8.
4 Kugle, S.S.H.( 2010). Homosexuality in Islam. Critical Reflection on Gay, Lesbian, and Transgender Muslim. Oneworld Publications. London.
5 Bouhdiba, A. (2010). La sexualité en Islam. Presses Universitaires de France.
6 Ibid.
7 Almarai, A., Persichetti, A. (2023). From Power to Pleasure: Homosexuality in the Arab-Muslim World from Lakhi’a toal-mukhannathun. Religions.
8 El-Rouayheb, K. (2005). Before homosexuality in the Arab-Islamic world, 1500-1800. University of Chicago Press
9 García, J. (2022). Before Homosexuality in the Arab-Islamic World, 1500-1800. Entremons, 203‑207.
10 Biotti-Mache, F. (2015). La condamnation à mort de l’homosexualité. De quelques rappels historiques. Études sur la mort, 147, 67-93.
11 Banens, M. (2009). Foucault sur l’histoire de l’homosexualité: Une théorie en trois temps. La Revue.
12 Foucault, M. (1976). Histoire de la folie à l’âge classique. Gallimard.
13 Linhares, A. (2010). Le genre : de la politique à la clinique. Champ psy, 58, 23-36.
14 Massad, J. (2002). Re-Orienting Desire: The Gay International and the Arab World. Public culture, 14(2), 361‑386.
15, 25 Ibid
16 Long, S. (2004). The Trials of Culture: Sex and Security in Egypt. Middle East report (New York, N.Y. 1988), 34(230), 12‑20.
17 Scutti, S. (2013). Rainbow demolition. Newsweek Global, 161(37).http://www.newsweek.com/2013/10/18/rainbow-demolition-243686.html.
18 Scull, N. C., & Mousa, K. (2017). A Phenomenological Study of Identifying as Lesbian, Gay and Bisexual in an Islamic Country. Sexuality & culture, 21(4), 1215‑1233.
19 Human Rights Watch. (2023). “All This Terror Because of a Photo” Digital Targeting and Its Offline Consequences for LGBT People in the Middle East and North Africa. https://www.hrw.org/report/2023/02/21/all-terror-because-photo/digital-targeting-and-its-offline-consequences-lgbt.
20 Kréfa, A. (2019). Le mouvement LGBT tunisien : un effet de la révolution ?. Ethnologie française, 49, 243-260.
21 The Arab world in seven charts: Are Arabs turning their backs on religion? (24 juin 2019). BBC. https://www.bbc.com/news/world-middle-east-48703377.
22, 24 Whitaker, B. (2011). Unspeakable Love: Gay and Lesbian life in the Middle East. Saqi.
23 Terme qui dérive du nom de Sapho, poétesse de l’Antiquité pour désigner la sexualité entre deux femmes. Source : Landete, P. (2016). Sappho de Lesbos et l’anandrisme. Sigila, 38, 127-146.
26 Rebucini, G. (2011). Lieux de l’homoérotisme et de l’homosexualité masculine à Marrakech. L’Espace Politique.
27 Nal, E. (2015) Les hétérotopies, enjeux et rôles des espaces autres pour l’éducation et la formation. Recherches & éducations.