Athlétisme et discrimination de genre : le cas Caster Semenya

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03.07.2020

Loïc Debard 

Hyperandrogénie et compétitions sportives

L’hyperandrogénie est la production, en excès, par le corps humain d’hormones mâles, dont la testostérone. Cette hormone mâle est également utilisée comme produit dopant, comme ce fût largement le cas au cours des années 1970-1980 dans les programmes de dopage étatique mis en place par les pays de l’Est, notamment en RDA[1].

En 2011, face à la controverse suscitée par la présence d’athlètes féminines hyperandrogènes, dont Caster Semenya, spécialiste du 800m d’origine sud-africaine, dans les compétitions internationales, l’IAAF (la fédération internationale d’athlétisme) a statué pour que le taux maximal de testostérone autorisé soit de 10 nanomoles/litre de sang pour les athlètes voulant concourir dans la catégorie femme.

Cette décision a été suspendue en 2015 par le TAS (Tribunal Arbitral du Sport) suite au recours de l’athlète indienne, Dutee Chand, elle aussi hyperandrogène. Le TAS a alors donné deux ans à l’IAAF pour fournir une preuve scientifique de la supériorité des athlètes hyperandrogènes.

C’est ainsi qu’en 2017, une étude du British Journal of Medecine, commandée par l’IAAF, a effectivement démontré que les femmes hyperandrogènes avaient de meilleures performances dans certaines disciplines (pour le 800m, qui dure environ 2 minutes, la différence de temps est de… 1,78%)[2]. En 2018, l’IAAF a donc imposé une nouvelle règle aux athlètes DSD (Différence de Développement Sexuel) : le taux maximum de testostérone devait être de 5 nanomoles/litre de sang.

De la piste au tribunal

C’est l’abrogation de cette dernière règle que demande Caster Semenya devant le TAS. Le 1er mai 2019, ce dernier a confirmé l’obligation faite à l’athlète de suivre la règle imposée par l’IAAF. Dans son compte-rendu, le TAS a estimé que le règlement concernant les athlètes DSD était « discriminatoire » mais il a jugé qu’une « telle discrimination constituait un moyen nécessaire, raisonnable et proportionné d’atteindre le but recherché de l’IAAF, à savoir préserver l’intégrité de l’athlétisme féminin dans le cadre de certaines disciplines (du 400m au mile)[3] ». Cette décision ambivalente obligeait donc l’athlète sud-africaine à recourir à des produits pour faire baisser son taux de testostérone sous le taux imposé (ce qu’elle ne souhaite pas) ; ou à s’aligner en compétition sur des distances non concernées par la règle (sous les 400m ou au-dessus du mile)[4]. Caster Semenya court désormais sur des distances supérieures à 1 600m.

Du dopage au questionnement de genre

Dès son apparition au premier plan en 2009, Caster Semenya a suscité la polémique. À la suite de l’obtention de son titre de championne du monde, la presse occidentale s’est interrogée sur son identité sexuelle[5]. Malgré la violence des propos formulés, cette polémique a permis d’ouvrir un débat sur la problématique du genre dans le sport.

La question du genre des athlètes féminines est un sujet qui fait polémique depuis l’autorisation officielle faite aux femmes de participer aux Jeux Olympiques en 1928. Dans les années 1960, les suspicions étaient si nombreuses qu’en 1967 des tests de féminité (qui consistaient à « vérifier » la présence d’organe génitaux féminins) ont été instaurés, puis abandonnés en 1996 car jugés discriminatoires. Malgré la mise en place de ces tests, les procès en masculinité d’athlètes féminines se sont poursuivis tout au long des années 1970, notamment sur fond de dopage. Ainsi, des doutes subsistent quant à la validité des records du monde détenus par Marita Koch (400m, 1985), Florence Griffith Joyner (100m et 200m, 1988) ou Jarmila Kratochvilova (800m, 1983), bien qu’ils soient toujours d’actualité[6]. C’est un point essentiel car l’IAAF a été qualifiée à l’époque de laxiste, voire complice en fermant les yeux devant les cas de dopage de certain(es) athlètes.

Car selon l’IAAF, il n’existe que deux catégories de sportifs : masculine ou féminine. Pour pouvoir concourir dans l’une ou l’autre, il faut prouver son appartenance au sexe concerné. Cela induit qu’il n’existe que deux catégories de genre. Or, la mise en place de différents tests de féminité a démontré que les réponses en la matière n’étaient pas si binaires et beaucoup plus complexes[7].

En effet, un premier test consistait en un contrôle gynécologique (sexe féminin apparent). Cette pratique ayant été jugée dégradante, elle fut remplacée par le test des groupuscules de Barr à partir de 1968 (recherche de la présence d’un second chromosome X). Devant la remise en cause de la fiabilité de ce dernier (il excluait des personnes portant des chromosomes atypiques : XXX, X…), celui-ci fut remplacé par le test génétique PCR/SRY (qui cherche à établir la présence ou non du chromosome Y), considéré comme véritable révélateur de l’identité sexuelle[8].

Caster Semenya, l’alibi déontologique de l’IAAF ?

Pourtant, Caster Semenya est née, a été élevée et se revendique comme femme. Elle assume également son hyperandrogénie. L’institution internationale lui rétorque que si elle veut pouvoir concourir dans la catégorie féminine, elle doit désormais se conformer aux nouveaux critères qui viennent d’être établis et doit ainsi faire baisser, artificiellement, son taux de testostérone.

Il semble paradoxal que la fédération fasse tout pour éradiquer la prise de produits dopants mais incite, dans le même temps, l’une de ses athlètes à en prendre pour diminuer une aptitude naturelle. Ainsi, une question demeure : pourquoi une telle décision ?

Est-ce par peur d’une confusion possible pour le grand public entre dopage et hyperandrogénie que l’IAAF agit ainsi, afin, peut-être, de masquer ses manquements précédents ?

Caster Semenya est-elle la victime de la nouvelle politique de transparence affichée par l’IAAF ? À la suite du mandat décrié du sénégalais Lamine Diack et aux scandales s’y rattachant, le nouveau président britannique Sebastian Coe (ex-athlète de 800m) a pour ambition de redorer l’image de l’athlétisme, notamment en termes d’équité et d’éthique. Mais l’acharnement et la violence des nouvelles dispositions prises envers Caster Semenya contrastent avec la clémence dont a fait preuve l’IAAF vis-à-vis de la coureuse britannique de marathon Paula Radcliffe, qui a été blanchie de toute accusation de dopage malgré des prélèvements sanguins douteux[9].

Et la réflexion peut s’étendre à d’autres sports. Prenons le cas du nageur américain multi-médaillé Mickael Phelps : celui-ci produit moins d’acide lactique que les autres nageurs, ce qui lui permet d’obtenir des performances exceptionnelles. Pourtant, jamais il n’a été question de remettre en cause cet avantage naturel pour Phelps. Pourquoi devrait-on le faire pour Caster Semenya ?

Elle est peut-être la victime de jeux de pouvoir et d’influence à l’œuvre au sein de l’IAAF. Car le sport de haut niveau est un instrument de soft power particulièrement puissant et largement utilisé. L’impact géopolitique des Jeux Olympiques a été largement démontré. L’athlétisme est le sport roi des JO, la finale du 100m masculin est ainsi l’un des événements sportifs les plus regardés au monde. L’IAAF a longtemps fait figure de fédération plutôt moderne, et au contraire d’autres grandes fédération
s sportives dirigées par des Occidentaux, celle-ci a été présidée par le sénégalais Lamine Diack jusqu’en 2015.

Elle a donné une visibilité internationale à des pays qui n’en avait pas ou peu (comme l’Éthiopie, l’Érythrée ou la Jamaïque). Mais son mandat ayant été marqué par de nombreuses affaires de corruption et de dissimulation de dopage (notamment des athlètes russes), le nouveau dirigeant de l’IAAF, le britannique Sébastien Coe, s’est présenté comme celui qui allait l’assainir. Il doit pourtant tenir compte du poids pris par certaines fédérations lors de la mandature Diack, notamment celles d’Afrique de l’Est (Kenya, Éthiopie). C’est ainsi que sous couvert de garantir l’égalité, une athlète dont la fédération exerce peu de poids au niveau international a pu être pointée du doigt, pour répondre aux supposées valeurs nouvellement érigées par l’IAAF, sans toucher aux fragiles équilibres géopolitiques en place.

Ce cas pose in fine le problème de la domination exercée par des dirigeants des fédérations sportives, à grande majorité masculine, sur le corps des femmes. Se pose également plus largement la question de la sur-représentation des hommes dans les fédérations sportives internationales. Il est probable que, dans un proche avenir, l’IAAF devra, au travers de la place qu’elle fera, ou non, aux personnes intersexes ou transsexuelles, se positionner de nouveau.

 

Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’auteur.

Pour citer cette publication : Loïc Debard, ” Athlétisme et discrimination de genre : le cas Caster Semenya “, 03.07.2020, Institut du Genre en Géopolitique.

[1] Spitzer Giselher, Treutlein Gerhard, Pigeassou Charles, « Approche historique du dopage en République démocratique allemande : description et analyse d’un système de contraintes étatiques », Staps, 2005/4 (no 70), p. 49-58. DOI : 10.3917/sta.070.0049. URL : https://www.cairn.info/revue-staps-2005-4-page-49.htm

[2] AFP, « L’hyperandrogénie : la question qui dérange l’Athlétisme », 17/02/2019 , AFP , disponible sur https://www.lepoint.fr/sport/l-hyperandrogenie-la-question-qui-derange-l-athletisme-17-02-2019-2294035_26.php

[3] TAS, « Cas arbitration : Caster Semenya, Athletics South Africa (ASA) and International Association of Athletics Federations (IAAF) : Decision », 01/05/2019, disponible sur : www.tas-cas.org/fileadmin/user_upload/Media_Release_Semenya_ASA_IAAF_decision.pdf

[4]  L’IAAF considère que seules ces distances sont concernées par l’avantage supposé des athlètes hyperandrogènes

[5] Par exemple, l’Équipe du 20/08/2009 titre : « Le cas Semenya : la nouvelle championne du monde est-elle une femme ? »

[6] A ce sujet, Marie-Josée Perec se considérait comme la véritable détentrice du record du monde ; voir également la transformation physique très suspecte de Florence Griffith Joyner entre 1984 et 1988.

[7] Au passage, cela montre également le traitement asymétrique des deux sexes : il n’existe pas de test de masculinité.

[8] B.Dingeon, A. Lacoste, « Le contrôle de genre (féminité) des sportives de haut niveau: point de repères et méthodologie officielle (pcr/sry) », Avril-Juin 1997, Science and Sport vol 12, issue 2, P115-122, disponible sur : https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0765159797806922?via%3Dihub

[9] Ouest France, « Dopage. Athlétisme. L’IAAF disculpe la marathonienne Paula Radcliffe », 27/11/2015, Ouestt France, disponible sur :   https://www.ouest-france.fr/sport/dopage/dopage-athletisme-liaaf-disculpe-la-marathonienne-paula-radcliffe-3872606