Déconstruire l’antagonisme entre féminisme et société à Madagascar 1/3 Le matriarcat à Madagascar : mythe ou réalité ? Retour sur la société précoloniale.

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Déconstruire l’antagonisme entre féminisme et société à Madagascar 1/3
Le matriarcat à Madagascar : mythe ou réalité ? Retour sur la société précoloniale.

04.07.2020

Koloina Andriamanondehibe

À l’aube de la célébration des 60 ans du retour à l’indépendance de Madagascar, les revendications culturelles et identitaires commencent à occuper un espace important dans les débats publics et citoyens – un processus incluant le rejet de ce qui est perçu comme une tentative d’impérialisme de l’Occident sur la société malgache actuelle.

C’est derrière cette rhétorique traditionnaliste que se retranchent les partisans de l’antiféminisme à Madagascar. Le système patriarcal et les normes sociales centrées sur les hommes seraient inhérents à la culture malgache, et les valeurs promues par les mouvements féministes sont « artificielles, voire contre-nature, en tout cas contraire à la culture traditionnelle car importée de l’étranger[1]RABENORO Mireille, « Le mythe des femmes au pouvoir, arme de l’antiféminisme à Madagascar », Cahiers du Genre/Recherches féministes 52/25, 2012, p. 91, en ligne : … Continue reading ». D’un point de vue historique, ce postulat erroné est basé sur une connaissance partielle de la culture malgache. À travers cette série d’articles, nous proposons d’aller à la source de ces idées reçues, aujourd’hui fortement préjudiciables aux initiatives en faveur de l’égalité des genres à Madagascar, puis de les déconstruire.

Selon Durkheim, les sociétés traditionnelles, ou « archaïques » se retrouvent dans les petites collectivités où l’organisation sociale est régie par les traditions et le sacré[2]MULLER Hans-Peter. « Société, morale et individualisme. La théorie morale d’Emile Durkheim », Trivium n°13, 2013, en ligne : https://journals.openedition.org/trivium/4490. En plus de cette définition, nous considérons que la société traditionnelle est également définie par une civilisation dénuée de toute influence extérieure. Nous partons de l’hypothèse que la véritable « modernisation » de la société malgache n’a réellement commencée qu’à l’ère de la christianisation et de la colonisation au XIXème siècle. Ce premier article propose ainsi de faire état des rapports sociaux de genre existants avant cette période, et de définir la véritable place traditionnelle de la femme malgache.

Les influences culturelles de la population malgache

Pour comprendre les relations traditionnelles entre hommes et femmes à Madagascar, il est nécessaire de remonter jusqu’à l’origine de sa population. Madagascar est une île de l’Océan Indien, séparé de la côte Sud-Est africaine par les 400 kilomètres de largeur du Canal de Mozambique. Sa population, estimée aujourd’hui à 26 millions d’habitants, trouve son origine dans plusieurs vagues d’immigrations provenant essentiellement d’Afrique, d’Asie du Sud-Est et même du Moyen-Orient. Selon Michaël Randriamaniraka, anthropologue malgache interrogé dans le cadre de ce rapport, c’est particulièrement le métissage austronésien et bantou qui aurait joué un rôle prépondérant dans l’identité de la civilisation malgache, dont la détermination des rapports de genre dans la société. La culture malgache est ainsi devenue une continuité de la « ceinture matrilinéaire bantoue[3]« La ceinture matrilinéaire bantoue » s’étend des côtes atlantiques de l’Angola jusqu’au Canal du Mozambique. Les anthropologues ayant étudié la région ont observé que la plupart des … Continue reading » ainsi que de la matrice culturelle matrilinéaire indonésienne[4]ALLIBERT Claude et RAJAONARIMANANA Narivelo. « L’extraordinaire et le quotidien », Éditions Karthala, 2000, p. 282.

En effet, l’organisation sociale des bantous d’Afrique Centrale et des austronésiens d’Asie du Sud-Est est caractérisée par l’adoption d’une organisation « gynécostatique[5]PAUL Jean-Luc, « Au-delà de Femmes, Greniers et Capitaux », Journal des anthropologues, 2009, p. 6-7 » où les femmes s’installent et occupent les terres pour s’adonner à l’agriculture, tandis que les hommes adoptent un mode de vie nomade et vivent de la chasse et de la pêche. Selon Jean Luc Paul, ce système assoit la domination socio-économique des femmes, vues comme les nourricières de la communauté, ainsi que la dépendance de l’homme à leur égard. En conséquence, les femmes ont autorité sur ces sociétés sédentaires qu’elles composent, étant donné qu’elles y détiennent les moyens de production, les richesses et ne subissent pas l’oppression des hommes. De l’autre côté, comme il n’y a aucune présence « permanente » d’hommes dans les villages dû à leur nomadisme, l’ordre social est basé sur la filiation et l’autorité maternelles. Ces caractéristiques sont liées à la véritable définition du matriarcat, qui est souvent considéré à tort comme la domination des femmes sur les hommes, en contradiction littérale avec le patriarcat. Comme le rappelle en effet Peggy Reeves Sanday : « Le contexte ethnographique du matriarcat ne reflète pas le pouvoir féminin sur des sujets ou le pouvoir féminin pour dominer, mais le pouvoir féminin (dans leurs rôles en tant que mères et ancêtres) pour conjuguer, tisser et régénérer les liens sociaux dans l’ici et maintenant et dans l’au-delà[6]REEVES SANDAY Peggy. « Le matriarcat comme modèle socioculturel. Un vieux débat dans une perspective nouvelle », Robin-Woodard, 2008, en ligne : … Continue reading ».

Ainsi, lorsque nous parlons du matriarcat traditionnel à Madagascar, nous ne supposons pas que les femmes ont été les seules détentrices du pouvoir – mais plutôt qu’elles ont joué un rôle important dans les différentes sphères de la société. C’est à travers cette description synthétique des influences culturelles de Madagascar, et le rappel de ce que nous entendons par « société matriarcale », que nous allons tenter de déconstruire l’idée que la culture malgache a toujours été vouée à être centrée sur les hommes.

Le matriarcat pré-colonial à Madagascar et l’influence de la femme

Aujourd’hui, lorsqu’on parle de la place de la femme dans la société malgache, les défenseurs de la condition féminine pointent du doigt les abus et discriminations à l’endroit de celles qu’on appelle pourtant affectueusement Andriambavilanitra (« Les Princesses du Ciel »). Le patriarcat est souvent mis en cause dans les violations des droits des femmes, qui fait de la lutte contre la domination abusive des hommes le fer de lance des associations et activistes féministes locaux. Pourtant, l’infériorité sociale de la femme telle que nous la connaissons aujourd’hui n’a pas toujours existé dans la société malgache.

L’administrateur colonial Garbit a observé que la femme fut naturellement considérée comme l’égale de l’homme dans la cellule familiale, voire plus ; l’éducation et la propriété des enfants lui-revient, lui conférant un rôle plus privilégié[7]GARBIT Hubert Auguste. L’effort de Madagascar pendant la guerre : au point de vue financier, économique et militaire, A. Challamel, 1919, p. 11.. L’homme malgache disposait en effet de peu d’autorité juridique sur son ménage. La polygamie – aussi bien celles des femmes que celles des hommes – fut largement acceptée dans les communautés d’antan. Les tests ADN n’ayant été inventés que des siècles plus tard, il était toutefois difficile de confirmer la paternité d’un enfant et donc s’assurer sa légitimité à hériter du partenaire de sa mère. De ce fait, à l’instar des collectivités gynécostatiques afric
aines et indonésiennes, les règles de succession malgaches ont suivi un ordre matrilinéaire : très tôt dans l’histoire de Madagascar, les richesses furent transmises du côté maternel et les enfants appartiennent au clan de la mère. Par ailleurs, un adage malgache nous dit que « c’est l’utérus qui colore l’enfant[8]LETOURNEAU Charles. « Sociology Based Upon Ethnography », Chapman and Hall, 1881, p. 385 ». Une autre preuve de l’absence juridique du père est l’inexistence du patronyme. L’homme ne transmet son nom ni à son épouse, ni à ses enfants ; la première étant libre de garder son nom de jeune fille et ces derniers portant usuellement des noms de circonstance[9]Le Mouvement Matricien. « Matriarcat Sakalava et Vazimba (Madagascar) : la royauté matrilinéaire d’une île multi-ethnique », matricien.org, s.d., en ligne : … Continue reading.

La faiblesse de l’autorité paternelle ne signifiait pourtant pas l’absence d’une « figure masculine » dans la vie d’un enfant malgache. La société malgache traditionnelle est une adepte de l’avunculat, ou appelé Zama par les malgaches, qui est une pratique où le frère de la mère est responsable de l’éducation d’un enfant et assume sa paternité sociale. Ici encore donc, la lignée maternelle s’impose et confirme la présence d’un système social organisé autour de la famille de la mère. C’est d’ailleurs ces pratiques matrilinéaires qui vont permettre à certains grands monarques malgaches d’accéder au trône. Par exemple, le roi Andrianampoinimerina, initiateur de la réunification de Madagascar au XVIIIème siècle, fut désigné comme successeur légitime de son grand-père maternel Andriambelomasina ; le roi Radama II a hérité du trône malgache de par sa mère Ranavalona I ; Ranavalona II a succédé à sa cousine Rasoherina et fut elle-même suivie par sa nièce Ranavalona III. La règle du « premier-né mâle » ne prévalait donc pas dans la dévolution malgache.

Cela démontre plusieurs choses : premièrement contrairement à l’opinion publique actuelle, l’avènement d’une femme au pouvoir n’était pas perçu comme un fait incongru ou progressif dans la vie politique ; deuxièmement qu’elles soient ou non à la tête du royaume, les femmes ont souvent joué un rôle capital dans les règles de succession et de transmission du pouvoir.

En conclusion, le matriarcat relève bien plus que du mythe à Madagascar, à condition de bien saisir le sens de cette notion. Des premières sociétés primitives jusqu’à l’acculturation occidentale, la femme malgache a démontré une supériorité sociale et une autorité similaire à celles retrouvées dans les civilisations africaines et asiatiques dont Madagascar est issue. Matriarcat et matrilinéarité se sont alors conjugués durant des siècles en faveur de valeurs, de normes et de pratiques propices aux intérêts des femmes. Comme le défend Randriamaniraka, le féminisme actuel ne fait alors que réclamer les droits et avantages que les femmes malgaches ont autrefois connus.

Dans le prochain article, nous aborderons les principaux bouleversements subis par la société lors de l’introduction occidentale au XIXème siècle et la fracture conséquence occasionnée dans les rapports de genre à Madagascar. Cette analyse retracera comment nous sommes passés d’une société matriarcale à une société patriarcale durable en l’espace de quelques décennies et expliquera surtout pourquoi la lutte pour l’égalité entre les femmes et les hommes est aujourd’hui plus ardue, voire inconcevable pour l’opinion.

Retrouvez la suite de la série « Déconstruire l’antagonisme entre féminisme et société à Madagascar » : 
2/3 Acculturation occidentale et rapports sociaux de genre au XIXème siècle : ruptures et transformations : https://igg-geo.org/?p=1609
3/3 (Ré)concilier féminisme et société, le nouveau défi militant à Madagascar : https://igg-geo.org/?p=1851

Pour citer cette publication : Koloina Andriamanondehibe, « Déconstruire l’antagonisme entre féminisme et société à Madagascar 1/3. Le matriarcat à Madagascar : mythe ou réalité ? Retour sur la société précoloniale. « , 04.07.2020, Institut du Genre en Géopolitique.

References

References
1 RABENORO Mireille, « Le mythe des femmes au pouvoir, arme de l’antiféminisme à Madagascar », Cahiers du Genre/Recherches féministes 52/25, 2012, p. 91, en ligne : https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2012-1-page-75.htm
2 MULLER Hans-Peter. « Société, morale et individualisme. La théorie morale d’Emile Durkheim », Trivium n°13, 2013, en ligne : https://journals.openedition.org/trivium/4490
3 « La ceinture matrilinéaire bantoue » s’étend des côtes atlantiques de l’Angola jusqu’au Canal du Mozambique. Les anthropologues ayant étudié la région ont observé que la plupart des groupes peuplant cette région s’appuient sur un système matrilinéaire et matrilocal. (Source : Mouvement Matricien. « Bantous matriarcaux (groupe ethnique) : un grand courant civilisateur de l’Afrique noire ». matricien.org, s.d., en ligne : https://matricien.wordpress.com/geo-hist-matriarcat/afrique/bantou/)
4 ALLIBERT Claude et RAJAONARIMANANA Narivelo. « L’extraordinaire et le quotidien », Éditions Karthala, 2000, p. 282
5 PAUL Jean-Luc, « Au-delà de Femmes, Greniers et Capitaux », Journal des anthropologues, 2009, p. 6-7
6 REEVES SANDAY Peggy. « Le matriarcat comme modèle socioculturel. Un vieux débat dans une perspective nouvelle », Robin-Woodard, 2008, en ligne : http://robin-woodard.eu/spip.php?article13&lang=fr.
7 GARBIT Hubert Auguste. L’effort de Madagascar pendant la guerre : au point de vue financier, économique et militaire, A. Challamel, 1919, p. 11.
8 LETOURNEAU Charles. « Sociology Based Upon Ethnography », Chapman and Hall, 1881, p. 385
9 Le Mouvement Matricien. « Matriarcat Sakalava et Vazimba (Madagascar) : la royauté matrilinéaire d’une île multi-ethnique », matricien.org, s.d., en ligne : https://matricien.wordpress.com/geo-hist-matriarcat/afrique/malgache/