Les violences sexuelles faites aux hommes dans les conflits armés : l’anéantissement du concept de masculinité comme méthode de guerre pour détruire l’individu et les communautés

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Les violences sexuelles faites aux hommes dans les conflits armés : l’anéantissement du concept de masculinité comme méthode de guerre pour détruire l’individu et les communautés

02.06.2020

Justine Lefeuve

Mots clefs : violences sexuelles, conflits armés, masculinité, genre

Étant donné que « les formes de torture moderne s’accompagnent désormais presque toujours d’attaque sexuelle[1]O’Connell, “Gambling with the Psyche: Does Prosecuting Human Rights Violators Console Their Victims?”, 2005, in Harvard Journal of International Law, Volume 46, Number 295, p. 312.”, en particulier en temps de guerre, les sociétés en phase de post-conflit doivent faire face à tous les types de violence sexuelle afin de mener à bien un processus de justice transitionnelle et de réconciliation nationale, permettant aux victimes de tourner la page[2]Manivannan, “Seeking Justice for Male Victims of Sexual Violence in Armed Conflict”, 2014, in New York University Journal of International Law and Politics, Volume 46, p. 636.. Le fait que les hommes et les garçons puissent également être victimes de violences sexuelles est de plus en plus admis sur la scène internationale. Cependant, cette prise de conscience ne s’est pas encore traduite par des efforts pratiques pour sensibiliser, prévenir et traiter ce problème – que ce soit au niveau politique ou juridique[3]Sivakumaran, “Lost in Translation: UN Responses to Sexual Violence against Men and Boys in situations of Armed Conflict”, 2010, in the International Review of the Red Cross, Volume 92, Number … Continue reading. Outre les considérations élémentaires d’humanité, il est primordial d’aborder davantage le thème des violences sexuelles faites aux hommes dans les conflits armés, et ce pour plusieurs raisons.

Que comprend la notion de violences sexuelles faites aux hommes ?

Pour pouvoir aborder le problème des violences sexuelles faites aux hommes, il faut d’abord examiner ce qu’on entend exactement par ce terme. Le droit international ne fournit pas de définition universellement acceptée de la violence sexuelle, mais selon le rapporteur spécial des Nations Unies sur le viol systématique, l’esclavage sexuel et les pratiques analogues à l’esclavage en période de conflit armé, la violence sexuelle peut être définie comme « toute violence, physique ou psychologique, exercée par des moyens sexuels ou visant la sexualité »[4]McDougall, UN Special Rapporteur on Contemporary forms of slavery: systematic rape, sexual slavery and slavery-like practices during armed conflict, Final Report, E/CN.4/Sub.2/1998/13, para. 21. ».

Par conséquent, la violence sexuelle contre les hommes englobe toutes sortes d’abus et de mauvais traitements. Le viol est probablement la première chose qui vient à l’esprit, mais il ne faut pas oublier la stérilisation forcée, comme la castration et les mutilations sexuelles, et les autres formes de mauvais traitements sexuels – qui peuvent inclure la masturbation et la nudité forcées par exemple[5]Sivakumara, “Sexual Violence Against Men in Armed Conflict”, 2007, in the European Journal of International Law, Volume 18, Number 2, p. 266.. Cet article n’entrera pas dans les détails quant à la nature des crimes sexuels commis contre les hommes, mais il faut garder à l’esprit que l’être humain peut être très imaginatif lorsqu’il s’agit d’infliger des douleurs sexuelles à ses paires – comme l’ont révélé les atrocités commises pendant les conflits en ex-Yougoslavie, en RDC, au Sri Lanka et au Kosovo, par exemple.

Les violences sexuelles faites aux hommes en temps de guerre : les difficultés de rendre justice liées au concept de masculinité

Il est prouvé que la violence sexuelle contre les hommes est une caractéristique récurrente des conflits armés dans lesquels des crimes sexuels sont commis[6]Sivakumara, “Sexual Violence Against Men in Armed Conflict”, 2007, in the European Journal of International Law, Volume 18, Number 2, p. 255.. Ce type de violence contre les hommes est généralement plus fréquent qu’on ne le pense car les survivants sont souvent réticents à en parler, à cause de la peur, de la confusion et de la stigmatisation sociale qui y sont associées. En effet, dans de nombreuses sociétés, il existe une incompatibilité inhérente entre le concept de masculinité et l’idée de victime : le système patriarcal fait croire qu’un homme ne peut pas être une victime – sinon, il n’est pas vraiment homme[7]Stanko and Hobdell, “Assault on Men: Masculinity and Male Victimization”, 1993, in British Journal of Criminology, Volume 33, p. 403.. Si elles décident de s’ouvrir et d’en parler, les victimes masculines peuvent également souffrir de scepticisme et d’un manque de reconnaissance[8]Manivannan, “Seeking Justice for Male Victims of Sexual Violence in Armed Conflict”, 2014, in New York University Journal of International Law and Politics, Volume 46, p. 652..Si elles ne sont pas en mesure de prouver qu’elles ont été violées, elles peuvent également être poursuivies si la législation nationale de leur pays interdit l’homosexualité[9]Sivakumara, “Sexual Violence Against Men in Armed Conflict”, 2007, in the European Journal of International Law, Volume 18, Number 2, p. 256.. De plus, si un procès a finalement lieu pour juger de ces crimes, les auteurs sont généralement peu punis – si tant est qu’ils soient punis –, ce qui ne fait qu’alimenter l’impunité et le cercle vicieux de l’invisibilisation des violences sexuelles faites aux hommes[10]Manivannan, “Seeking Justice for Male Victims of Sexual Violence in Armed Conflict”, 2014, in New York University Journal of International Law and Politics, Volume 46, p. 657.

Les violences sexuelles faites aux homme comme outil de destruction de l’individu en temps de guerre

Le viol et les autres formes de violence sexuelle ne sont évidemment pas des actes motivés par la luxure et le désir sexuel ; ces actes sont commis par soif de pouvoir et de domination[11]Wencelblat, “Boys Will Be Boys – An Analysis of Male-on-Male Heterosexual Sexual Violence”, 2004, in Columbia Journal of Law and Social Problems, Volume 38, Number 1, p. 62.. En temps de guerre, cette dynamique de pouvoir est encore plus exacerbée puisque les conflits armés perturbent généralement le statu quo et l’ordre politique et social traditionnel.

En outre, cette soif de domination est présente et s’applique à tous les types de violence sexuelle, quel que soit le sexe ou genre de la victime. Cependant, ce qui est particulièrement frappant lorsque ce type d’actes est dirigé contre des hommes, c’est qu’ils sont souvent utilisés pour détruire le statut masculin de l’individu en le « féminisant » et/ou en l' »homosexualisant »[12]Sivakumara, “Sexual Violence Against Men in Armed Conflict”, 2007, in the European Journal of International Law, Volume 18, Number 2, p. 270–273.. En effet, dans les sociétés où les hommes sont encore considérés comme l’incarnation du pouvoir et de la puissance, les soumettre à cette violence revient à les rendre inaptes à protéger leur foyer et leur communauté parce qu’ils n’ont apparemment pas pu se protéger eux-mêmes de tels actes. La victime est donc fréquemment stigmatisée après avoir été abusée parce qu’elle est perçue comme faible et souillée. La violence sexuelle dans les conflits armés peut être un outil atrocement utile pour discréditer et détruire l’individu et le rendre moins homme aux yeux de ses proches ; en somme, la victime est dépouillée de sa masculinité puisque le crime sexuel l’a émasculée – que ce soit littéralement, c’est-à-dire physiquement, ou socialement.

Les violences sexuelles faites aux hommes durant des conflits armés comme un moyen de détruire un groupe spécifique

Les violences sexuelles faites aux hommes ne font pas que rendre la victime impuissante et ostracisée, elles peuvent également conduire à l’impuissance et même, dans certaines situations, à la destruction du groupe auquel la victime appartient. En temps de guerre, il n’est pas rare que la violence sexuelle
soit commise publiquement, devant les parents et les amis de la victime, dont découlent de l’humiliation et de la honte, mais c’est aussi un moyen de répandre la peur et la vulnérabilité dans toute la communauté[13]Sivakumara, “Sexual Violence Against Men in Armed Conflict”, 2007, in the European Journal of International Law, Volume 18, Number 2, p. 268..

En outre, la violence sexuelle affecte directement les capacités de reproduction des hommes. Si la castration les rend stériles au niveau biologique, d’autres mauvais traitements sexuels peuvent entraîner un traumatisme psychologique qui leur fait fuir toute intimité sexuelle[14]Bradford Di Caro, “Call it What it is: Genocide Through Male Rape and Sexual Violence in the Former Yugoslavia and Rwanda”, 2019, in Duke Journal of Comparative and International Law, Volume 30, … Continue reading. Emasculer les hommes d’une certaine communauté est une façon symbolique de détruire le groupe visé[15]Sivakumara, “Sexual Violence Against Men in Armed Conflict”, 2007, in the European Journal of International Law, Volume 18, Number 2, p. 274.. Comme l’a dit Jones : « l’humiliation sexuelle d’un homme d’une autre ethnie est donc une preuve non seulement qu’il est un homme inférieur, mais aussi que son ethnie est une ethnie inférieure »[16]Jones, “Straight as a Rule: Heteronormativity, Gendercide, and the Noncombatant Male”, 2006, in Men and Masculinities, Volume 8, Issue 4, p. 460.”. Cela tend également à renforcer la cohésion du groupe des agresseurs ainsi que leur statut masculin.

Il existe des exemples historiques de viols utilisés dans le cadre d’une stratégie de nettoyage ethnique, notamment au Rwanda et en ex-Yougoslavie. Certains commentateurs ont même qualifié ces actes de violence sexuelle systématiques de « viols génocidaires », car une telle violence sexuelle généralisée peut empêcher le groupe de pouvoir se reproduire – que ce soit sur un plan purement physique, ou en raison d’un préjudice mental et de l’exclusion sociale qui accompagne ces violences.[17]Bradford Di Caro, “Call it What it is: Genocide Through Male Rape and Sexual Violence in the Former Yugoslavia and Rwanda”, 2019, in Duke Journal of Comparative and International Law, Volume 30..

De la nécessité de repenser les notions de victime et d’agresseur

Comme cet article a tenté de le démontrer, les violences sexuelles faites aux hommes dans les conflits armés demeurent un thème qui n’est pas suffisamment abordé. La communauté internationale doit changer son imaginaire traditionnel lié aux crimes sexuels et repenser l’idée selon laquelle les femmes en sont automatiquement les victimes et les hommes forcément les auteurs[18]Sivakumara, “Sexual Violence Against Men in Armed Conflict”, 2007, in the European Journal of International Law, Volume 18, Number 2, p. 275.. En effet, reconnaître que ces rôles ne sont pas intrinsèquement liés au sexe ou au genre d’une personne pourrait permettre de nuancer les stéréotypes liés au genre et éroder la masculinité toxique – qui est problématique à bien des égards, mais plus encore lorsqu’il est question de violence sexuelle puisqu’elle tend à invisibiliser les victimes masculines.

Pour citer cet article : Justine Lefeuve,  » Sexual Violence against Men in Armed Conflicts : Destroying Individuality and Communities through the Annihilation of the Concept of Masculinity », 02.06.2020, Institut du Genre en Géopolitique.

References

References
1 O’Connell, “Gambling with the Psyche: Does Prosecuting Human Rights Violators Console Their Victims?”, 2005, in Harvard Journal of International Law, Volume 46, Number 295, p. 312.
2 Manivannan, “Seeking Justice for Male Victims of Sexual Violence in Armed Conflict”, 2014, in New York University Journal of International Law and Politics, Volume 46, p. 636.
3 Sivakumaran, “Lost in Translation: UN Responses to Sexual Violence against Men and Boys in situations of Armed Conflict”, 2010, in the International Review of the Red Cross, Volume 92, Number 877, p. 260.
4 McDougall, UN Special Rapporteur on Contemporary forms of slavery: systematic rape, sexual slavery and slavery-like practices during armed conflict, Final Report, E/CN.4/Sub.2/1998/13, para. 21.
5 Sivakumara, “Sexual Violence Against Men in Armed Conflict”, 2007, in the European Journal of International Law, Volume 18, Number 2, p. 266.
6 Sivakumara, “Sexual Violence Against Men in Armed Conflict”, 2007, in the European Journal of International Law, Volume 18, Number 2, p. 255.
7 Stanko and Hobdell, “Assault on Men: Masculinity and Male Victimization”, 1993, in British Journal of Criminology, Volume 33, p. 403.
8 Manivannan, “Seeking Justice for Male Victims of Sexual Violence in Armed Conflict”, 2014, in New York University Journal of International Law and Politics, Volume 46, p. 652.
9 Sivakumara, “Sexual Violence Against Men in Armed Conflict”, 2007, in the European Journal of International Law, Volume 18, Number 2, p. 256.
10 Manivannan, “Seeking Justice for Male Victims of Sexual Violence in Armed Conflict”, 2014, in New York University Journal of International Law and Politics, Volume 46, p. 657.
11 Wencelblat, “Boys Will Be Boys – An Analysis of Male-on-Male Heterosexual Sexual Violence”, 2004, in Columbia Journal of Law and Social Problems, Volume 38, Number 1, p. 62.
12 Sivakumara, “Sexual Violence Against Men in Armed Conflict”, 2007, in the European Journal of International Law, Volume 18, Number 2, p. 270–273.
13 Sivakumara, “Sexual Violence Against Men in Armed Conflict”, 2007, in the European Journal of International Law, Volume 18, Number 2, p. 268.
14 Bradford Di Caro, “Call it What it is: Genocide Through Male Rape and Sexual Violence in the Former Yugoslavia and Rwanda”, 2019, in Duke Journal of Comparative and International Law, Volume 30, p. 82.
15 Sivakumara, “Sexual Violence Against Men in Armed Conflict”, 2007, in the European Journal of International Law, Volume 18, Number 2, p. 274.
16 Jones, “Straight as a Rule: Heteronormativity, Gendercide, and the Noncombatant Male”, 2006, in Men and Masculinities, Volume 8, Issue 4, p. 460.
17 Bradford Di Caro, “Call it What it is: Genocide Through Male Rape and Sexual Violence in the Former Yugoslavia and Rwanda”, 2019, in Duke Journal of Comparative and International Law, Volume 30.
18 Sivakumara, “Sexual Violence Against Men in Armed Conflict”, 2007, in the European Journal of International Law, Volume 18, Number 2, p. 275.