La migrante dans la politique migratoire européenne : les écueils d’une conception partielle et partiale du migrant 1/2

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La migrante dans la politique migratoire européenne : les écueils d’une conception partielle et partiale du migrant 1/2


Illustration réalisée par Yona Rouach : @welcome_univers
23.07.2020
Adèle Monod
Le statut de la femme migrante en droit européen est révélateur des défauts inhérents de la politique migratoire européenne. De nombreux travaux sociologiques révèlent les stéréotypes dont découle une catégorisation de la femme migrante. Ces deux articles analyseront la vision qui prévaut de la femme migrante et comment cette vision est appréhendée par les politiques migratoires européennes à chaque étape de la migration : le périple migratoire (Partie 1) et la qualification de la migrante et son intégration dans la société (Partie 2).
Partie I – Le périple migratoire et l’arrivée sur le territoire européen
La désignation des personnes quittant leur pays par le biais du terme générique et neutre « migrant » met en lumière la compréhension par les législateurs et les autorités sur le terrain (policiers, gardes frontières etc.) des migrants comme un groupe homogène et neutre. Or, au sein de ce groupe, on observe autant de différences que dans une société traditionnelle : des femmes et des hommes ; des enfants avec ou sans parents ; des familles nombreuses ; des familles monoparentales ; des femmes homosexuelles ; des hommes homosexuels ; des personnes transgenres ; des personnes avec des handicaps visibles ou invisibles ; des personnes souffrant de stress post-traumatique, ayant subi la torture, ayant vécu la guerre ; ou des personnes rentrant dans plusieurs catégories. Il y a également d’importantes divergences ethniques, cultuelles et culturelles.
Pourtant, en droit européen, les distinctions établies sont bien moins nombreuses. Or, elles définissent les droits et garanties octroyés aux migrants. On différencie les migrants légaux des migrants illégaux. Les migrants légaux sont des personnes qui migrent pour des raisons prévues par le droit européen ou les droits nationaux (e.g. les personnes hautement qualifiées[1]Directive 2009/50/CE du 25 mai 2009 établissant les conditions d’entrée et de séjour des ressortissants de pays tiers aux fins d’un emploi hautement qualifié., les travailleurs saisonniers[2]Directive 2014/36/UE du 26 février 2014 établissant les conditions d’entrée et de séjour des ressortissants de pays tiers aux fins d’un emploi en tant que travailleur saisonnier.). Les migrants illégaux sont les personnes entrées sur le territoire de manière irrégulière : ils peuvent avoir quitté leur pays pour des raisons économiques ou politiques en tant que réfugiés ou demandeurs d’asile. Au sein des demandeurs d’asiles, le droit européen considère une sous-catégorie : les personnes vulnérables (définis selon le droit européen ou les droits nationaux). Ce sont des personnes qui, en raison de ce qu’ils ont vécu (stress post-traumatique, mutilation génitale…) ou de leur situation (mineurs non accompagnés, femmes enceintes…), devraient bénéficier de davantage de garanties que le reste de la population migrante.
Dès la catégorisation des migrants, la politique migratoire européenne conçoit une réalité partielle et partiale du migrant. Ceci s’explique par le fait que les politiques migratoires sont, par essence, « neutre » c’est-à-dire qu’elles ne prennent pas en compte des différences genrées et sexuées qui peuvent exister au sein des migrants. Néanmoins, la société n’est pas neutre et les inégalités entre hommes et femmes sont intrinsèques et systémiques. Prendre en considération les réalités sociologiques est ainsi primordial pour assurer les droits des femmes migrantes. En ce sens, l’article 5 paragraphe a) de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (1979) dispose que les États doivent prendre des mesures afin de « modifier les schémas et modèles de comportement socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes. ».
Ainsi, pour examiner comment les politiques migratoires tentent (ou non) de modifier les schémas socioculturels, ces deux articles opposeront certaines préconceptions sociologiques de la femme et les pratiques ou mesures du droit européen qui en découlent. Cette première partie se concentrera sur la condition de la femme et ses droits lors du périple migratoire.
La femme victime de traite humaine ?
La traite des être humains est définie par la convention du Conseil de l’Europe de 2005 signée à Varsovie comme « le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement par une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes.[3]Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, article 4. ». Ainsi, la convention considère qu’il y a trois éléments constitutifs de la traite : l’action, le moyen et le but[4]S. LAACHER, « Les femmes migrantes dans l’enfer du voyage interdit », 2012, Les Temps Modernes, Gallimard, 2012, pages 183 à 201, disponible sur: … Continue reading.
La qualification de traite des êtres humains est complexe car elle peut comprendre le passage et l’accompagnement des personnes (« smuggling ») et la traite des êtres humains à proprement parler (« trafficking »). Ces deux pratiques peuvent se succéder voire s’enchevêtrer. Seulement, dans la mesure où les politiques migratoires européennes ne laissent que très peu de possibilités d’accès au territoire européen, les femmes, comme les hommes, sont souvent contraintes de passer par les réseaux clandestins[5]Ibid..
La convention de Varsovie mentionne à plusieurs reprises « l’approche intégrée de l’égalité entre les femmes et les hommes ». Cependant, la prise en considération de la situation de la femme victime de traite des êtres humains reste vague. De même, la directive 2011/36/UE relative à la lutte contre la traite d’être humains rappelle dès son article premier la nécessité de « tenir compte des questions d’égalité entre hommes et femmes ». Outre cette mention, le préambule fait plusieurs fois référence au « sexe », sans toutefois préciser comment les États devraient adopter cette approche.
Bien que la femme soit clairement mentionnée dans la convention de Varsovie comme dans la directive 2011/36/UE, il n’en reste pas moins que le statut de victime de traite humaine n’apporte pas uniquement des garanties à la femme. En effet, à l’instar de la lutte contre l’immigration irrégulière, la lutte contre la traite d’êtres humains peut servir de prétexte aux gouvernements pour renforcer les contrôles aux frontières (d’ailleurs la convention de Varsovie le prévoit dans son article 7). Ce renforcement du contrôle des frontières peut se faire au détriment des victimes de la traite d’êtres humains. Il peut alors empêcher l’arrivée de bateaux ou de groupes de migrants qui seraient passés par les réseaux clandestins sans identification des victimes (contrairement à l’article 10 de la convention de Varsovie)[6]E. TYSZLER, « Sécurisation des frontières et violences contre les femmes en quête de mobilité », 2018, Migrations Société, n°173, pages 143 à 158..
La femme maternelle ?
Pour se protéger des violences sexuelles intrinsèques à la traite d’êtres humains, la femme migrante est incitée à constituer une nouvelle famille[7]Op. cit. 2. En effet, dès le périple migratoire, les femmes célibataires, avec ou sans enfants, sont amenées à trouver un « protecteur » qui joue le rôle de « chef de famille »[8]Op. cit. 4  et J. FREEDMAN, « The use and abuses of « vulnerability » in EU asylum and refugee protection : protecting women and reducing autonomy ? », 2019, … Continue reading.
Par ailleurs, être enceinte est souvent encouragé voire requis par les passeurs pour s’assurer que les autorités leur porteront secours en mer[9]Op. cit. 4. D’autant que la femme enceinte, en tant que migrante vulnérable, peut bénéficier de plus de droits que les autres[10]Op. cit. 6.
De ce fait, les politiques migratoires européennes envisagent la migration principalement à travers le prisme familial. Cette conception peut porter préjudice aux femmes migrantes : il arrive qu’au sein d’une famille déjà constituée ou d’une famille créée à l’occasion du périple, les femmes soient victimes de violence ou d’exploitation. Or, les organisations humanitaires ou les autorités compétentes ont tendance à prêter assistance à la famille et ainsi négliger la protection de la femme[11]ONU, Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, Recommandation générale n°32 sur les femmes et les situations de réfugiés, d’asile, de nationalité et … Continue reading. Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a également constaté cette conception réductrice faite par les autorités : « (…) les autorités chargées de l’asile auront tendance à auditionner seulement “le chef de famille”, c’est-à-dire l’homme, à ne pas faire écouter les femmes par un fonctionnaire de sexe féminin, afin que celles-ci puissent parler de leur situation dans un environnement sensible à leur condition de femme, ainsi qu’à s’entretenir avec des demanderesses d’asile en présence de leur époux ou de membres masculins de leur famille qui sont en fait visés par leurs plaintes »[12]Ibid..
La femme vulnérable ?
Les rares fois où la femme apparaît dans le régime d’asile européen commun, c’est parmi la liste des demandeurs d’asile vulnérables : les femmes enceintes et les femmes victimes de mutilation génitale bénéficient de garanties supplémentaires par rapport aux demandeurs d’asile. La liste consacrée par l’article 21 de la directive dites « Accueil » (Directive 2013/33/UE) étant non-exhaustive, les États membres peuvent octroyer le statut de vulnérable à d’autres femmes migrantes.
Néanmoins, la conception de la vulnérabilité peut poser problème car elle montre une vision essentialiste des groupes vulnérables : les législateurs et les autorités exécutrices ont tendance à considérer que toutes les femmes migrantes auraient les mêmes caractéristiques, les mêmes vulnérabilités et la même histoire. Cette vision réductrice peut porter atteinte aux personnes appartenant à ces groupes. Par ailleurs, la conception de la vulnérabilité peut renforcer les représentations genrées associant femme et vulnérabilité et homme et force en ne tenant pas compte des raisons structurelles et contextuelles de cette vulnérabilité[13]Hollander, J, « Vulnerability and Dangerousness: The Construction of Gender through Conversation about Violence », 2001 Gender and Society, pages 83-109.. Il découle de ce constat un paradoxe : ne considérant pas l’aspect genré et sexué de la migration, les législations, qui sont à l’origine de la vulnérabilité de la femme, sont également celles qui mettent en place des mesures de protection des personnes vulnérables. De même, ceux qui doivent assurer la protection des personnes vulnérables – policiers ou autres représentants de l’autorité étatique – peuvent également être ceux qui perpétuent des violences à l’égard des femmes, qu’elles soient invisibles et structurelles ou qu’elles constituent une agression.
Par ailleurs, les États membres ont tendance à identifier seulement les formes visibles de vulnérabilité au détriment des autres formes de vulnérabilité telles que les maladies mentales ou les troubles post-traumatiques[14]Op. cit. 6. Cette pratique a également conduit certaines femmes migrantes à tomber enceinte pour pouvoir bénéficier de davantage de garanties[15]Ibid.. Ainsi, la catégorie juridique des migrants vulnérables ne résout les problèmes qu’en surface ne prenant en compte qu’une petite partie des populations migrantes. De ce fait, l’octroi du statut de vulnérabilité permet in fine de faire bénéficier à un plus petit nombre les garanties dont devraient bénéficier la majorité.
Conclusion
Dès le périple migratoire, la femme migrante est en proie à des violences sexuelles et sexuées. Ayant comme seul recours pour parvenir à l’asile les réseaux clandestins, la femme qui voyage seule, avec ou sans enfants et avec ou sans mari, est amenée à reconstituer une famille : trouver un protecteur, tomber enceinte. Cette tendance due au fait que les autorités européennes viennent au secours de bateaux ayant des femmes enceintes à bord révèle une autre tendance : la vulnérabilisation des migrants, et plus précisément la vulnérabilisation de la femme. La mise en place d’une catégorie vulnérable simplifie les réalités sexuées et genrées intrinsèques à la société et subies par les femmes migrantes.
Pour citer cet article : MONOD Adèle, « La migrante dans la politique migratoire européenne : les écueils d’une conception partielle et partiale du migrant (Partie I) », 23.07.2020, Institut du Genre en Géopolitique.

References

References
1 Directive 2009/50/CE du 25 mai 2009 établissant les conditions d’entrée et de séjour des ressortissants de pays tiers aux fins d’un emploi hautement qualifié.
2 Directive 2014/36/UE du 26 février 2014 établissant les conditions d’entrée et de séjour des ressortissants de pays tiers aux fins d’un emploi en tant que travailleur saisonnier.
3 Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, article 4.
4 S. LAACHER, « Les femmes migrantes dans l’enfer du voyage interdit », 2012, Les Temps Modernes, Gallimard, 2012, pages 183 à 201, disponible sur: https://www.cairn.info/revue-les-temps-modernes-2012-2-page-183.htm
5, 12 Ibid.
6 E. TYSZLER, « Sécurisation des frontières et violences contre les femmes en quête de mobilité », 2018, Migrations Société, n°173, pages 143 à 158.
7 Op. cit. 2
8 Op. cit. 4  et J. FREEDMAN, « The use and abuses of « vulnerability » in EU asylum and refugee protection : protecting women and reducing autonomy ? », 2019, Papeles del CEIC ,pages 1-15, disponible sur : https://www.researchgate.net/publication/331935631_The_uses_and_abuses_of_vulnerabiliTy_in_eu_asylum_and_refugee_proTecTion_proTecTing_women_or_reducing_auTonomy_Los_usos_y_abusos_de_la_vulnerabilidad_en_el_asilo_de_la_UE_y_la_proteccion_de_refugiados
9 Op. cit. 4
10 Op. cit. 6
11 ONU, Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, Recommandation générale n°32 sur les femmes et les situations de réfugiés, d’asile, de nationalité et d’apatridie, 14 décembre 2014.
13 Hollander, J, « Vulnerability and Dangerousness: The Construction of Gender through Conversation about Violence », 2001 Gender and Society, pages 83-109.
14 Op. cit. 6
15 Ibid.