Mihiri Wijetunge
31/10/2023
Le 23 mars 2021, le Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies adopte une résolution concernant les crimes de guerre commis dans le cadre de la guerre civile au Sri Lanka opposant les séparatistes tamoul·es dans les régions du Nord et de l’Est et le gouvernement sri lankais. Cette résolution serait selon Amnesty International « un tournant pour la justice et le respect de l’obligation de rendre des comptes ». Or, cette collaboration entre le Sri Lanka et le Haut Commissaire des Droits de l’Homme ne semble pas porter ses fruits comme en témoigne le prolongement du mandat en septembre 2022 du HCDH. De fait, le gouvernement continue de nier les accusations sur ses crimes de guerre et laisse régner une atmosphère d’impunité sur les discriminations et violences commises à l’égard de la communauté tamoule. Parmi les victimes, les femmes sont particulièrement ciblées par des violences et abus sexuels au quotidien, même après la fin de la guerre. Ce conflit s’étend de 1983 à 2009 tuant plus de 100 000 personnes, et a fait des milliers de blessé·es et de déplacé·es.
Encore aujourd’hui, il apparaît qu’une véritable réconciliation est hors de portée avec un gouvernement sri lankais et son armée peu coopératifs à l’idée de rendre justice. Les régions à majorité tamoule situées au Nord et à l’Est sont les plus sévèrement touchées par les séquelles du conflit. La communauté tamoule est en proie à une déstructuration profonde de ses cadres sociaux, tout en étant soumise à une surveillance militaire exercée les Cinghalais·es, qui représentent le groupe ethnique majoritaire au Sri Lanka. Ainsi, un grand nombre d’hommes ont trouvé la mort au combat, ont disparu, ou ont plongé dans l’abîme du désespoir.
Dans ce contexte complexe, il est intéressant de noter que la question du rôle des femmes a gagné en pertinence. Face à l’absence ou à l’incapacité des hommes, elles ont été contraintes de prendre la tête des familles, se transformant en pourvoyeuses de ressources et en défenseures de la quête de justice. Cette affirmation féminine est à considérer comme une transformation significative de leurs rôles au sein de la société et un changement fondamental qui a émergé au fil des épreuves de la guerre. Ainsi, dans quelle mesure le conflit séparariste au Sri Lanka a remodelé le rôle socio-politique des femmes tamoules ?
Le conflit séparatiste a propulsé les femmes tamoules comme actrices majeures de la lutte
Il est d’abord essentiel de comprendre le contexte de l’avènement du conflit séparatiste tamoul, duquel découle une violence sous-évaluée par la communauté internationale. Les hostilités débutent le 23 juillet 1983 lors du pogrom connu sous le nom de « juillet noir » provoqué par les Cinghalais·es contre les Tamoul·es causant près de 3 000 morts et détruisant des milliers de commerces et d’habitations. Cet événement fait suite aux représailles violentes du gouvernement sri lankais à l’encontre de la minorité tamoule, provoquées par un attentat perpétré par les Tigres de Libération de l’Eelam Tamoul (LTTE) tuant 13 soldats de l’armée sri lankaise.
Mais cet événement tragique est le résultat d’une discrimination progressive de la communauté tamoule depuis l’indépendance en 1948, qui a perdu son staut privilégié sous les Britanniques. Un nationalisme de la majorité cinghalaise bouddhiste s’impose excluant les Tamoul·es représentant un quart de la population. Cette exclusion s’élabore par le biais de dispositifs légaux tels que la destitution de la citoyenneté de près d’un million de travailleur·ses tamoul·es d’origine indienne en 1959 ou encore l’imposition du cinghalais comme seule langue officielle avec le Sinhala only act en 1956. Par effet d’entraînement, un nationalisme tamoul s’établit et la revendication de plus d’autonomie se fait entendre jusqu’à demander l’indépendance dans les années 1970 avec le Front Uni de Libération Tamil. Cette formation se radicalise ce qui fait naître un bras armé soit les Tigres de Libération de l’Eelam Tamoul (LTTE) fondé en 1976 par son leader Velupillai Prabhakaran et qui s’impose comme seul représentant des Tamoul·es éliminant les autres groupes rebelles tamouls rivaux.
Ce conflit s’est déroulé sous les yeux de la communauté internationale restée relativement passive. Il n’a jamais été élaboré de manière coordonnée un cadre commun parmi les acteurs internationaux afin d’influencer les structures sri lankaises. Cette inertie peut s’expliquer par le désintérêt relatif de l’opinion publique internationale, qui n’a pas œuvré en faveur d’une pression plus soutenue de la part des États sur le Sri Lanka. De la même manière, les États n’ont pas discerné de conséquences diplomatiques et politiques de grande envergure associées à ce conflit, se limitant ainsi à promouvoir exclusivement une résolution pacifique des tensions entre le gouvernement sri-lankais et le LTTE. D’autre part, le gouvernement sri-lankais a veillé à ce que ce conflit soit considéré comme relevant de ses affaires intérieures et non de la compétence internationale, ce qui limite largement la possibilité de médiation par un tiers-parti ou d’un rôle déterminant des Nations Unies.
Les zones les plus touchées par les combats se trouvent dans le Nord et l’Est, des régions où la population majoritairement tamoule est installée, faisant un nombre considérable de victimes. Dans le cadre de ce conflit, les pratiques de la violence se sont multipliées sans considération aux lois de la guerre ou tenant un minimum compte au respect des droits humains. De fait, le gouvernement sri lankais a fermé les yeux voire autorisé les nombreux crimes de guerre commis par son armée tels que la disparitions forcée de personnes, la torture ou encore les violences sexuelles sur les hommes et les femmes. Les violences sexuelles sont prépondérantes et affectent de manière significative les femmes de la communauté tamoule. Les mécanismes sous-jacents de cette forme spécifique de violence, mettent en évidence la manière dont elle semble devenir une stratégie privilégiée pour les agresseurs. Dans un tel cadre, comme celui de la guerre, les répercussions directes incluent la dégradation de la primauté du droit et de l’ordre, engendrant ainsi une diminution de la régulation de la violence sexuelle, ce qui réduit la dissuasion inhérente à de tels actes. Ensuite, la violence sexuelle est utilisée comme un insturment stratégique. Ainsi, un officier supérieur peut prescrire ces actes de violence conjointement à d’autres méthodes de torture dans le but d’extorquer des aveux, humilier les détenu·es et dissuader la participation des membres de la communauté tamoule aux activités du LTTE.
Cette analyse peut être approfondie en examinant de plus près la structure de commandement au sein de l’armée cinghalaise. Ces manifestations de violence sexuelle pourraient refléter une défaillance au sein des chaînes de commandement et un déficit de discipline. Il arrive parfois que les troupes cinghalaises déployées dans les territoires du Nord soient qualifiées de « out of control » par le commandement, car elles s’adonnent à des comportements destructeurs, incluant des actes de torture et de viol de manière aléatoire. Mais cette tolérance envers de telles conduites peut s’expliquer par des contraintes budgétaires ou d’autres avantages offerts aux soldats. La tolérance envers ces comportements peut découler de contraintes budgétaires ou d’avantages accordés aux soldats. Ignorer ces pratiques peut ainsi être perçu comme un moyen de soulager leur frustration, de compenser un manque de cohésion au sein du groupe, voire de favoriser la socialisation des combattants. A contrario, les séparatistes tamoul·es ont banni la pratique des violences sexuelles. Cette situation découle principalement du poids des conventions sociales qui interdisent les relations intimes entre des individu·es non uni·es par les liens du mariage et issu·es de castes différentes, conjugué à la prédominance numérique des femmes parmi les effectifs des combattant·es. C’est donc également un choix stratégique car cela les rendrait impopulaires parmi les civiles pour leur cause.
Précisément, la stratégie adoptée par les séparatistes tamoul·es à l’égard des femmes révèle un changement de perspective à leur égard, mettant en lumière le délitement des normes sociales et la désintégration des structures traditionnelles tamoules engendrées par le conflit. De fait, les femmes au sein de la société tamoule sont traditionnellement conçues comme les gardiennes et les transmettrices de la culture, tout en assumant la responsabilité de la gestion du foyer familial. Elles sont soigneusement protégées depuis leur enfance jusqu’à leur mariage, ce transfert d’autorité s’opérant du père au mari, leur valeur étant étroitement liée à leur virginité. À cela s’ajoute leur exclusion de la sphère politique. Cette sacralisation de la pureté des femmes a accentué davantage la brutalité et le traumatisme associés à l’utilisation du viol en tant qu’arme de guerre. S’attaquer à la « pureté » d’une femme tamoule revient à profaner l’intégrité de l’ensemble de la communauté, amplifiant ainsi l’impact psychologique et symbolique de ces actes.
Ces actes de violence témoignent également du brouillage entre le front et l’arrière, ce qui expose les civiles et particulièrement les femmes aux violences des combats. C’est précisément à partir de ce moment, en conjonction avec une unité nationaliste autour de la cause tamoule, que les femmes franchissent les limites qui leur sont imposées par la société et intègrent la lutte armée. Mais est-il envisageable que la lutte armée puisse constituer un cadre propice à la promotion de l’émancipation des femmes ? Il apparaît qu’un nombre important de cadres femmes ont rejoint les rangs du LTTE après avoir fait l’expérience d’une forme d’injustice par l’armée sri lankaise. La majorité de cadres femmes proviennent des régions du Nord, fortement militarisées, et sont animées par un désir ardent de liberté, aspirant à jouer un rôle actif dans un environnement marqué par une insécurité constante, dans une optique idéologique de contribuer à l’établissement d’un État tamoul. Au point que la faction féminine du LTTE, connue sous le nom de Suthanthirap Paravaikal (Birds of Freedom), qui a commencé à recruter des membres féminins dès 1984, a gagné une réputation équivalente à celle de ses homologues masculins, en particulier depuis que certaines femmes se sont distinguées par des actes d’une envergure remarquable, tels que l’assassinat en 1993 de Rajiv Gandhi, alors Premier Ministre de l’Inde, perpétré par une kamikaze féminine.
La guerre est devenue une opportunité pour les femmes de se définir autrement que par leur rôle traditionnel. Devenir combattante pour la cause tamoule est devenu un acte libérateur des carcans et une promesse pour davantage de liberté et de puissance. Malgré les réticences, les hommes ont accepté leur rôle stratégique, d’où l’émergence d’un « martial feminism ». Le LTTE défend de plus en plus une politique d’équité en faveur des femmes toutefois les postes décisionnels demeurent purement masculins. Il faut, toutefois, nuancer l’importance de cette émancipation féminine, car la perception des femmes a évolué tout au long du conflit et a principalement été façonnée à des fins stratégiques. Le professeur sri lankais Sitralega Maunaguru a entrepris une analyse de la construction de la figure de « la femme » au sein du nationalisme tamoul, créant ainsi le concept de la « combattante féminine » qui a connu deux phases distinctes. La première phase se caractérise par la perspective du LTTE où l’idéal de la « femme tamoule » était d’incarner à la fois le rôle de guerrière et de mère.
Dans une seconde phase, apparaissent des groupes plus progressistes et en concurrence avec le leadership du LTTE, tels que l’Eelam’s People’s Revolutionary Liberation Front (EPRLF), ont favorisé l’émergence d’une « nouvelle femme », celle qui remettait en question l’ordre patriarcal au sein de la culture tamoule, insistant sur la nécessité d’associer la lutte pour la libération nationale à la quête de l’émancipation des femmes. Néanmoins, cette perspective a été de courte durée, car le LTTE a consolidé son pouvoir en éliminant toute concurrence, y compris les mouvements féministes. L’EPRLF n’a pas disparu mais s’est fait plus discret et consensuel avec la domination de l’idéologie du LTTE. Le LTTE a alors imposé le modèle de la « guerrière vierge masculinisée », qui présentait des traits extérieurs masculins tout en demeurant « pure » à l’intérieur. Avec la fin du conflit en 2009 marquant la victoire du gouvernement sri lankais, tout progrès en faveur des droits des femmes s’est interrompu.
La mobilisation des femmes pour la paix et la reconstruction
Les femmes tamoules se sont davantage engagées et organisées pour la désescalade de la violence et la reconstruction. De fait, dans les années 1980-1990 une mobilisation politique des mères s’est constituée contre la violence. C’est en 1984 que se forme le Mother’s Front à Jaffna afin de protester contre l’arrestation de jeunes Tamoul·es par l’État sri lankais. Il s’agit d’une organisation contrôlée et constituée de femmes issues de toutes les strates sociales. La militante féministe et défenseure des droits humains, Rajani Thiranagama, a minutieusement documenté la mobilisation de ces femmes. Elle a particulièrement souligné leur importance numérique et leur capacité à mobiliser leur identité maternelle en réponse à la répression des autorités sri lankaises.
Toutefois, ces femmes se sont également montrées critiques à l’égard de leur propre camp. Elles ont vivement dénoncé la manipulation de leur identité de mère par certains militants Tamouls, qui utilisaient des affiches pour encourager les femmes à avoir davantage d’enfants au nom de la cause séparatiste. Le succès du Mother’s Front a servi d’inspiration aux femmes tamoules de l’Est, les incitant à créer leur propre branche. Ainsi, en 1986, la branche de l’Est du Mother’s Front est descendue dans les rues, munie de leurs pilons à riz, pour protester contre le massacre des membres de l’Organisation de Libération du Tamil Eelam (TELO), un groupe rebel concurrent, perpétré par le LTTE. La nature hégémonique du LTTE, qui ne tolérait aucune concurrence de la part de mouvements indépendants ou démocratiques, a entraîné la marginalisation dans les années 1990 du Mother’s Front, réduisant considérablement son attrait et son activité militante.
Les femmes tamoules ont joué un rôle essentiel, malgré les cicatrices de la guerre, dans la reconstruction post-conflit dans les régions du Nord et de l’Est. De fait, parmi les conséquences directes du conflit sur les Tamoul·es, il y a les traumatismes mentaux, les conséquences physiques, ainsi que les dommages matériels n’ont pas fait l’objet d’une prise en charge de la part de l’État sri lankais. Les témoins des atrocités lors des dernières phases du conflit sont les plus affecté·es. L’assaut militaire final, qui s’est étendu de janvier à début mai 2009 était d’une particulière brutalité. Environ 7 000 Tamoul·es y ont perdu la vie. Outre ces pertes en vies humaines, à la suite de la cessation des hostilités, jusqu’à 300 000 Tamoul·es qui avaient fui la zone de guerre ont été regroupés dans des camps surpeuplés. Ainsi, parler de ce qu’iels ont vu est dangereux, car leurs expériences contredisent directement la vision triomphaliste de l’État sri-lankais qualifiant la guerre « [d’]exploit humanitaire ». De par l’appréhension que des éléments de preuve relatifs à des transgressions militaires puissent être obtenus grâce aux interventions psychosociales, le gouvernement de Rajapaksa a délibérément éliminé ces services, proférant des menaces à l’encontre des professionnel·les qui s’y adonnaient, et a proscrit les initiatives connexes, privant ainsi la grande majorité des survivant·es de toute forme de soutien.
À cela s’ajoute le poids de la stigmatisation sociale des veuves tamoules car le « retour à la normale » implique également le retour des structures sociales patriarcales. Parmi les populations déplacées, les veuves sont le plus concentrées dans les districts de Puttalam, Jaffna, Wanni, Vavuniya, Trincomalee, Batticaloa et Ampara dans le Nord et l’Est. C’est à l’intérieur de ces collectivités que les veuves sont touchées par une diminution de l’estime de soi, du sentiment de confiance en soi et d’un fort ressenti de culpabilité. Elles se retrouvent contraintes de diriger un foyer en tant que femme cheffe de famille, une situation perçue comme étant une anomalie à corriger par un remariage ou par le rattachement à une famille élargie dirigée par un homme.
Malgré tout, le contexte post-2009 impose aux femmes une responsabilisation accrue. La communauté tamoule, fortement touchée par l’instabilité économique, doit composer avec l’héritage des traumatismes et de la violence liés à la guerre. En l’absence d’hommes ou d’hommes capables d’assumer ces défis, les femmes se voient contraintes de prendre en charge ces problématiques complexes. Elles doivent, d’une part, offrir un soutien émotionnel à leurs enfants et à leurs conjoints traumatisés, tout en luttant pour garantir une stabilité économique. À titre d’exemple de leur statut économique précaire, les femmes qui ont été déplacées en 2008-2009 et qui ont par la suite regagné leurs foyers à Mullaitivu, Mannar et Kilinochchi se sont retrouvées confrontées à des habitations dévastées ou pillées, tandis que leur cheptel avait disparu. Les initiatives gouvernementales en matière d’infrastructures, déployées après la fin du conflit, ont engendré peu d’opportunités d’emploi ou d’autres moyens de subsistance. Même au sein des foyers où des hommes sont présents, il est fréquent que les femmes occupent le rôle principal de pourvoyeuses, du fait de la limitation des débouchés professionnels pour les hommes, particulièrement pour ceux souffrant de troubles psychologiques et/ou d’addiction à l’alcool.
Le gouvernement estime qu’en 2009, environ 58 000 veuves étaient recensées, tandis que les organisations non gouvernementales estiment qu’il y a actuellement jusqu’à 40 000 foyers dirigés par des femmes dans le Nord du pays. Cette double marginalisation se traduit par des difficultés à trouver un emploi et une discrimination à l’embauche car la plupart des opportunités se situent dans des secteurs traditionnellement considérés comme inadaptés aux femmes, comme la construction. Celles qui réussissent à décrocher un emploi, souvent auprès d’employeurs privés, sont souvent traitées de manière exploitative, parfois assimilées à des travailleuses assujetties.
Cette précarité économique, encore d’actualité, entraîne une situation où l’insécurité physique et les faveurs sexuelles deviennent une stratégie de survie pour certaines femmes. Cette précarité s’accompagne d’une recrudescence des violences domestiques, des abus sexuels et de l’exploitation, principalement dans les régions du Nord et de l’Est du pays. Ces phénomènes sont attribuables au conflit armé, à la militarisation persistante, ainsi qu’à une culture d’harcèlement sexuel, d’exploitation et de peur. En 2016, des témoignages de nombreuses femmes rapportent subir régulièrement l’exploitation par des hommes occupant diverses fonctions, y compris des fonctionnaires de l’État, des employés d’ONG, des travailleurs et des militaires.
Ce chantage sexuel est encore d’actualité notamment à l’égard des veuves ou des femmes seules. Elles sont souvent contraintes de céder à des demandes de faveurs sexuelles en échange d’aide pour retrouver des proches ou améliorer leur situation économique. Les femmes cheffes de famille se retrouvent engagées dans des relations sexuelles temporaires ou informelles en échange d’avantages économiques ou de protection, du fait de l’insécurité physique et économique qui les entoure. Cette situation d’insécurité féminine se perpétue aujourd’hui comme en témoigne un professeur-associé de la Santa Clara University aux États-Unis en avril 2022. Il affirme que les femmes tamoules sont spécifiquement confrontées à de la discrimination, du harcèlement sexuel, ainsi qu’à une attention non désirée et à une surveillance de la part des autorités sri-lankaises, notamment de la police, l’armée et les forces spéciales, dans leur vie quotidienne.
Un dernier point d’importance concernant l’engagement des femmes tamoules est leur rôle prépondérant dans la lutte pour la reconnaissance des crimes de guerre et des disparitions de leurs maris et enfants. Ces protestations sont menées quasiment exclusivement par des femmes qui cherchent désespérément à savoir où se trouvent leurs proches disparus et ce qui leur est advenu, malgré les entraves bureaucratiques. En date du 12 juin 2017, le président Sirisena a finalement rencontré les leaders de ces manifestations à Jaffna. En leur présence, il a lu la lettre de deux pages rédigée par les familles et a accepté certaines de leurs requêtes, notamment la publication d’une liste de celleux qui se sont rendu·es ou ont été détenu·es par l’armée au cours des dernières semaines de la guerre, ainsi qu’une liste des détenu·es et la localisation des camps de détention secret. Cependant, malgré le refus de l’armée de partager des informations qui les compromettrait, il y a eu une véritable volonté de changer son approche à l’égard des Tamoul·es, contrairement aux pratiques antérieures du gouvernement.
Parallèlement, les femmes mènent une lutte acharnée pour la restitution de leurs biens confisqués. Des milliers de personnes ont été tuées et des dizaines de milliers ont été contraintes de quitter leur domicile dans le Nord et l’Est du pays, fuyant la violence ou étant expulsées de leurs foyers. Des groupes de défense des droits humains font valoir que de nombreuses personnes ayant abandonné leur résidence ont vu leurs biens saisis. À titre d’exemple, à Keppapilavu, environ 142 hectares de terre sont toujours sous le contrôle de l’armée, selon l’Alliance populaire pour le droit à la terre.L’ancien président Maithripala Sirisena avait promis de restituer toutes les terres privées dans les provinces du Nord et de l’Est d’ici le 31 décembre 2018, mais les groupes de défense des droits fonciers affirment que cette échéance n’a pas été respectée.
Toutefois, la décennie 2020 montre qu’il n’y a pas eu d’améliorations significatives pour les femmes tamoules. Les Tamoules issues des castes supérieures interagissent sans problèmes avec les Cinghalais·es. En revanche, les veuves, celles issues des castes inférieures et ayant des situations socio-économiques précaires demeurent l’objet de discriminations. Elles sont stigmatisées par leur lieu de naissance, leurs noms de famille et les signes corporels de leur appartenance religieuse (hindoue) lorsqu’elles cherchent à obtenir un logement, une éducation, un emploi et des soins de santé.
Une redéfinition éphémère du rôle des femmes tamoules et un après-guerre propulsant les femmes à la hauteur des hommes
Le conflit séparatiste au Sri Lanka a engendré une transformation significative et rapide de la condition des femmes tamoules. Il a permis une perturbation des normes sociétales traditionnelles en favorisant une forme d’empowerment des femmes à travers leur engagement dans le domaine militaire. Cependant, la prédominance du LTTE a entravé tout mouvement féministe indépendant, tout en utilisant les femmes à des fins stratégiques pour la cause. Néanmoins, l’après-guerre a marqué un recul de cette dynamique émancipatrice en faveur des femmes, les plaçant non seulement en tant que victimes de violences quotidiennes, mais également soumises au jugement de leur propre communauté, notamment en ce qui concerne les veuves et les anciennes combattantes qui sont désormais contraintes de reprendre leur rôle traditionnel. Mais en même temps, les conditions difficiles qui ont suivi le conflit, combinées à la mort de nombreux hommes, ont contraint les femmes à assumer des rôles traditionnellement dévolus aux hommes au sein de leur foyer, tout en luttant pour la justice et la reconstruction de leur communauté.
Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’autrice.
Pour citer cette production : Mihiri Wijetunge. (2023) La lutte des femmes tamoules au Sri Lanka depuis le conflit séparatiste. Institut du Genre en Géopolitique. https://igg-geo.org/?p=16012