Femmes invisibles : comment des femmes au Brésil se voient refuser l’accès à leurs droits fondamentaux au sein d’établissements pénitentiaires

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Femmes invisibles : comment des femmes au Brésil se voient refuser l’accès à leurs droits fondamentaux au sein d’établissements pénitentiaires

13.07.2020

Ecrit par Maìra Roubach
Traduit de l’anglais par Kaouther Bouhi

Entre 2006 et 2016, le nombre de femmes incarcérées au Brésil a augmenté de 656%. En marge de cette augmentation démographique absurde, nous retrouvons plusieurs rapports concernant des violations des droits humains. Non seulement la majorité de ces femmes attendent encore leur procès, sans aucun accès à la justice, elles sont également détenues dans des conditions inhumaines.

Violations des droits humains dans les établissements pénitentiaires féminins au Brésil

En octobre 2019, le journal The Intercept Brésil a dénoncé plusieurs cas de tortures dans les établissements carcéraux féminins de l’état de Para, dans le nord du Brésil[1]Potter, H., ‘Moro diz que não há tortura em presídios no Para. Presas obrigadas a sentar em formigueiro discordam’, 8 October 2019, The Intercept Brasil, available at … Continue reading. Pas moins de 700 détenues ont décrit des scènes effroyables : elles ont été isolées sans aucun accès aux moyens de communication, pas même à leur aide juridictionnelle, durant plusieurs jours, elles ont été battues et forcées de porter seulement leurs sous-vêtements et de s’asseoir au-dessus d’une fourmilière, entre autres atrocités.  

En réaction à ces accusations, Sergio Moro, ancien Ministre de la Justice, a visité quelques établissements pénitentiaires et a conclu qu’il n’y avait aucun cas de torture en cours[2]Potter, H., ‘Moro diz que não há tortura em presídios no Para. Presas obrigadas a sentar em formigueiro discordam’, 8 October 2019, The Intercept Brasil, available at … Continue reading. Selon lui, il s’agit d’un malentendu et les agents de sécurité de l’unité spéciale pour les interventions en établissements pénitentiaires ne faisaient que leur travail afin de maintenir l’ordre dans les prisons. Cette unité spéciale a initialement été mise en place par le gouvernement précédent, en 2017[3]Calvi, P. Câmara dos Deputados, 2019. Available at: https://www2.camara.leg.br/atividade-legislativa/comissoes/comissoes-permanentes/cdhm/noticias/tortura-nunca-mais, afin d’apporter un soutien aux états qui faisaient face à une crise de leurs systèmes carcéraux. Par la suite, sa mise en place a été intensifiée avec l’arrivée de Bolsonaro à la présidence. L’état de Para avait, en réalité, demandé sa création sur son territoire en juillet 2019[4]Ritcher, A. ‘Moro autoriza envio de força-tarefa penitenciaria ao Para’, 30 July 2019. Available at: … Continue reading, après un différend entre deux clans rivaux qui a entraîné la mort de soixante-deux prisonniers, à savoir le plus grand nombre de mort de détenus depuis le massacre de Carandiru en 1992[5]Carandiru was one of the largest prisons in Latin America, in the Brazilian State of Sao Paulo. The place was shut down in 1992, after a massacre which left more than 100 prisoners dead..

La dénonciation des violations des droits humains a eu de grandes répercussions dans tout le pays et la Commission des droits de l’homme et des minorités de la Chambre des députés a commencé à examiner la question en ordonnant une série d’audiences publiques[6]Haje, L., Câmara dos Deputados, 2019. Available at: https://www.camara.leg.br/noticias/626777-violacoes-de-direitos-humanos-em-presidios-femininos-sao-denunciadas-na-camara/ . Dans la présente enquête, les prisonnières affirment qu’il y avait une différence notable dans la manière dont elles étaient traitées à partir du tout premier jour de l’opération : les agents les réveillaient en criant à 4 heures du matin sans aucune raison, les médicaments et les produits d’hygiène de base étaient devenus un luxe et elles étaient privées de soins médiaux élémentaires[7]Potter, H., ‘Moro diz que não há tortura em presídios no Para. Presas obrigadas a sentar em formigueiro discordam’, 8 October 2019, The Intercept Brasil, available at … Continue reading. Malheureusement, ces rapports préoccupants ne sont pas des cas isolés dans l’état de Para ; comme il a été dénoncé dans une précédente audience publique en 2017, environ 95% des femmes incarcérées au Brésil ont déjà souffert de différentes formes de violence dans les prisons[8] Haje, L., Câmara dos Deputados, 2019. Available at: https://www.camara.leg.br/noticias/626777-violacoes-de-direitos-humanos-em-presidios-femininos-sao-denunciadas-na-camara/.

De son côté, l’ancien Ministre de la Justice défend que les statistiques prouvent que lutter contre les organisations criminelles au sein des unités pénitentiaires a tendance à se traduire par une réduction des crimes. Même si l’unité spéciale existe depuis 2017, il n’y a pas de directive spécifique définissant ses missions. L’administration Bolsonaro n’a pas vu cela comme un problème au moment où le gouvernement a décidé de publier un nouveau décret octroyant encore plus de pouvoirs aux membres des forces de l’ordre faisant partie de l’unité spéciale.

Il est devenu évident que l’administration actuelle est en train de configurer un gouvernement basé sur le populisme pénal, qui encourage l’usage de la violence ainsi que la répression et l’emprisonnement afin de contrôler ses citoyens. Le problème ne vient pas de l’unité spéciale, mais de son mode de fonctionnement. Il n’y a aucun doute que ces opérations sont extrêmement problématiques pour tous les détenus, mais on ne peut nier qu’elles sont encore plus problématiques pour les femmes incarcérées, étant donné que la plupart d’entres elles sont des victimes de traumatisme, et doivent désormais faire face à de nouvelles formes de violences, et être de nouveau traumatisées.

Le nombre de femmes incarcérées à la hausse

Le Brésil se trouve à la quatrième place au niveau mondial, après les Etats-Unis, la Chine et la Russie, en ce qui concerne la taille de sa population carcérale féminine[9]Cunha, F., ‘Além das grades: Uma leitura do sistema prisional feminino no Brasil’, Huffpost, 15 July 2017. Available at: … Continue reading. Beaucoup a été dit au sujet de l’actuelle crise pénitentiaire dans le pays, mais le système, hélas, a tendance à accorder plus d’attention aux hommes incarcérés plutôt qu’aux femmes. Une étude publiée en 2018, INFOPEN Mulheres, a révélé que les mêmes problèmes présents dans les prisons pour hommes touchent également les femmes dans leurs établissements. Toutefois, les femmes feraient face à d’autres problèmes spécifiques étant donné que les établissements carcéraux sont généralement « mixtes »[10]Blakinger, K., ‘Can we build a better women’s prison?’, The Washington Post, 28 October 2019. Available at: … Continue reading.

Comme mentionné plus haut, sur une période de 16 ans, entre 2000 et 2016, le taux de femmes incarcérées a subi une augmentation de 656%, c’est-à-dire que 42 355 femmes étaient incarcérées à la fin de juin 2016[11]NFOPEN Mulheres – 2° Ediçao/organização, Thandara Santos, 2017, Ministério da Justiça e Segurança Publica, Brasil. Available at: … Continue reading. Sur la même période, le taux d’arrestation des hommes a augmenté de 293%. Pour autant, la majorité des établissements pénitentiaires ont été conçus pour des hommes, ce qui signifie qu’il n’y a pas de cellules spéciales pour les femmes et leurs besoins spécifiques. Ces besoins spécifiques impliqueraient (parmi d’autres mesures) des cellules spéciales pour les femmes enceintes, des équipements qui permettraient l’allaitement en milieu carcéral, des équipes pluridisciplinaires pour des soins de santé spécifiques aux femmes, des articles d’hygiène de base, tels que des serviettes hygiéniques ou des tampons[12]Moorhead, J., ‘Why prison isn’t working for women’, The Guardian, 22 April 2014. Available at: … Continue reading. Malheureusement, ces articles ne sont généralement pas fournis, et si des femmes détenues en ont besoin, elles font appel à leur famille ou à des associations. De nombreuses femmes racontent avoir utilisé des miettes de pain ou des bouteilles en plastique comme protection hygiénique, et ce n’est pas nouveau.

Cette augmentation absurde repose en partie sur un projet de loi loi datant de 2006. Avec cette nouvelle législation, mise en place par le système national de politiques publiques sur les drogues, les juges obtiennent le pouvoir d’évaluer si une personne arrêtée par la police est un trafiquant ou simplement un consommateur. Par-là, un vide juridique s’est créé, ce qui permet aux juges brésiliens d’être conservateur, et parfois même raciste, puisqu’ils ont tendance à condamner des femmes non seulement pour leurs crimes, mais pour ce qu’ils considèrent être une « mauvaise mère » et ne pas se comporter comme une femme le devrait[13]Ruas, C. and Lisboa, S., ‘O alto preço do encarceramento feminino’, The Intercept Brasil, 8 March 2018. Available at: https://theintercept.com/2018/03/08/encarceramento-feminino-mulheres/.

L’étude de l’INFOPEN Mulheres, précédemment mentionnée plus haut, démontre qu’en moyenne les femmes arrêtées au Brésil sont jeunes (50% ont entre 18 et 29 ans), noires (62%), ont une éducation primaire incomplète (66%), ont un ou plusieurs enfants et se sont probablement fait arrêter pour trafic de drogues. Pour faire court, certains juges, s’appuyant sur cette loi, et désormais l’administration actuelle, punissent de plus en plus de jeunes femmes de quartiers défavorisés.

La situation s’empire dans les établissements pénitentiaires féminins lorsque l’on réalise que la majorité des femmes présentes dans ces lieux (45%) n’ont pas reçu de jugement[14]Ruas, C. and Lisboa, S., Op. Cit.. D’après un changement de législation en 2016, les femmes incarcérées qui attendent leur procès et qui sont mères d’enfants de moins de 12 ans peuvent être assignées à résidence. Toutefois, ce n’est pas toujours le cas.

L’ancien Ministre Moro a mentionné que lutter contre les organisations criminelles au sein des établissements carcéraux a tendance à se traduire par une réduction des crimes. Pourtant, la plupart de ces femmes ne jouent pas un rôle important dans le trafic de drogues. Elles ne sont pas des membres importants de factions ou tout autre organisation criminelle. Certaines sont en prison à cause des activités illégales de leur mari ou petit-ami ou parce qu’elles faisaient réellement partie d’un trafic de drogues afin de subvenir aux besoins de leurs enfants[15]Cunha, F., ‘Além das grades: Uma leitura do sistema prisional feminino no Brasil’, Huffpost, 15 July 2017. Available at: … Continue reading

Les juges conservateurs mentionnés plus haut considéreraient cela comme être une « mauvaise mère » et n’offriraient donc pas le privilège juridique d’être assignée à résidence. Ceci est un exemple de la manière dont fonctionne un gouvernement basé sur le populisme pénal. Ce n’est pas une coïncidence, c’est un projet politique. Le Brésil est un pays construit sur les inégalités sociales, la plupart des femmes détenues sont originaires de zones défavorisées et ne reçoivent pas le même traitement qu’une femme issue de la classe moyenne aisée recevrait si elle était accusée d’avoir commis un crime[16]Ruas, C. and Lisboa, S., Op. Cit..

Conclusion

Le système pénitentiaire et les politiques publiques qui se cachent derrière représentent un système imparfait. L’unité spéciale n’est certainement pas la solution après des années de violations des droits humains. Le système de sécurité publique brésilien est un reflet du passé esclavagiste et de la dictature militaire, où on promouvait et encourageait l’usage de la violence.

Ce n’est pas surprenant que le taux de suicide des femmes incarcérées soit vingt fois plus élevé que la moyenne nationale. De nombreux facteurs influencent la souffrance psychologique derrière les barreaux. Parmi eux se trouve le manque d’information concernant les conditions carcérales et la durée de la peine d’emprisonnement, la violence physique et émotionnelle qu’elles subissent et l’abandon de leur famille et de leurs amis. Les responsables politiques doivent prendre en considération ces problématiques pour apporter des solutions adaptées aux femmes détenues. Prendre en compte leurs besoins spécifiques est nécessaire bien que la société entière doive changer son état d’esprit.

Maìra Roubach,  » Femmes invisibles : comment des femmes au Brésil se voient refuser l’accès à leurs droits fondamentaux au sein d’établissements pénitentiaires », Institut du Genre en Géopolitique, 13.07.2020.

References

References
1, 2 Potter, H., ‘Moro diz que não há tortura em presídios no Para. Presas obrigadas a sentar em formigueiro discordam’, 8 October 2019, The Intercept Brasil, available at https://theintercept.com/2019/10/08/presas-forca-tarefa-moro-tortura/
3 Calvi, P. Câmara dos Deputados, 2019. Available at: https://www2.camara.leg.br/atividade-legislativa/comissoes/comissoes-permanentes/cdhm/noticias/tortura-nunca-mais
4 Ritcher, A. ‘Moro autoriza envio de força-tarefa penitenciaria ao Para’, 30 July 2019. Available at: https://agenciabrasil.ebc.com.br/justica/noticia/2019-07/moro-autoriza-envio-de-forca-tarefa-penitenciaria-ao-para
5 Carandiru was one of the largest prisons in Latin America, in the Brazilian State of Sao Paulo. The place was shut down in 1992, after a massacre which left more than 100 prisoners dead.
6 Haje, L., Câmara dos Deputados, 2019. Available at: https://www.camara.leg.br/noticias/626777-violacoes-de-direitos-humanos-em-presidios-femininos-sao-denunciadas-na-camara/
7 Potter, H., ‘Moro diz que não há tortura em presídios no Para. Presas obrigadas a sentar em formigueiro discordam’, 8 October 2019, The Intercept Brasil, available at https://theintercept.com/2019/10/08/presas-forca-tarefa-moro-tortura/
8 Haje, L., Câmara dos Deputados, 2019. Available at: https://www.camara.leg.br/noticias/626777-violacoes-de-direitos-humanos-em-presidios-femininos-sao-denunciadas-na-camara/
9, 15 Cunha, F., ‘Além das grades: Uma leitura do sistema prisional feminino no Brasil’, Huffpost, 15 July 2017. Available at: https://www.huffpostbrasil.com/2017/07/15/alem-das-grades-uma-leitura-do-sistema-prisional-feminino-no-br
10 Blakinger, K., ‘Can we build a better women’s prison?’, The Washington Post, 28 October 2019. Available at: https://www.washingtonpost.com/magazine/2019/10/28/prisons-jails-are-designed-men-can-we-build-better-womens-prison/?arc404=true
11 NFOPEN Mulheres – 2° Ediçao/organização, Thandara Santos, 2017, Ministério da Justiça e Segurança Publica, Brasil. Available at: http://depen.gov.br/DEPEN/depen/sisdepen/infopen-mulheres/infopenmulheres_arte_07-03-18.pdf
12 Moorhead, J., ‘Why prison isn’t working for women’, The Guardian, 22 April 2014. Available at: https://www.theguardian.com/lifeandstyle/womens-blog/2014/apr/22/prison-women-trauma-stephanie-covington
13 Ruas, C. and Lisboa, S., ‘O alto preço do encarceramento feminino’, The Intercept Brasil, 8 March 2018. Available at: https://theintercept.com/2018/03/08/encarceramento-feminino-mulheres/
14, 16 Ruas, C. and Lisboa, S., Op. Cit.