«Si c’était les hommes qui accouchaient, les choses ne se passeraient pas de la même manière » – Repenser le traitement des violences obstétricales au Maghreb

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«Si c’était les hommes qui accouchaient, les choses ne se passeraient pas de la même manière[1] » – Repenser le traitement des violences obstétricales au Maghreb

01.08.2020

Marion Luc et Noumidia Bendali Ahcene

Les pays du Maghreb ont également connu récemment une remise en question de leurs systèmes de santé, suite à la dénonciation de violences gynécologiques et obstétricales subies par les patient·e·s. Médecins, patient·e·s et militant·e·s s’accordent ensemble pour pointer du doigt le manque de volonté politique de changement de ces comportements patriarcaux oppressifs, et organisent ensemble de nouvelle façons d’envisager les soins.

Comme nous l’avons vu à l’occasion du premier article sur la politisation de la question des violences gynécologiques et obstétricales en France, le sujet est complexe parce qu’il demande une prise en considération de plusieurs types d’acteurs clés de la société pour être traité. En effet, les fondements patriarcaux de la plupart des sociétés modernes ont créé un terrain fertile à la perpétuation de ces violences, et amender ces normes ancrées prend beaucoup de temps. Nous nous intéresserons ici à la zone géographique du Maghreb, où le processus de dénonciation des violences faites aux femmes a également été mis en marche.

Dû au relatif manque de recherches universitaires disponibles en anglais ou en français sur ce sujet, il a été difficile de trouver des chiffres ou données objectives. En revanche, les témoignages des patient·e·s et parturientes, ainsi que des médecins nous permettent d’avoir matière à étudier cette question. Cet article se focalisera sur le Maroc et la Tunisie, pays dans lesquels une démarche de réappropriation des pratiques gynécologiques et obstétricales a commencé à s’opérer par les patient·e·s et médecins. Cette dynamique a été impulsée par une partie du personnel du corps médical engagé·e·s ainsi que par des militant·e·s pour les droits des femmes.

La difficile mise à l’agenda politique et militant de cette question

L’année 2019 a vu une augmentation du nombre de récits dénonçant les cas de violences gynécologiques et obstétricales. Dans le cadre de cet article, nous nous focaliserons majoritairement sur les violences obstétricales[2],  car ce sont les plus dénoncées. Afin de créer un cadre favorable au changement des normes et des pratiques gynécologiques et obstétricales, il est nécessaire que plusieurs types d’acteurs soient impliqués. L’adoption de loi dénonçant les violences faites aux femmes est une première étape vers le changement durable des comportements. Ce constat est rappelé dans un rapport publié en 2019 par ONU Femmes sur les transformations de la vie familiale à travers le monde[3]. Il est expliqué que « les lois promulguées et appliquées ont une incidence sur l’égalité des sexes dans les familles ». S’il est important d’évoquer les cellules familiales, c’est parce-qu’elles sont la source de nombreux obstacles à la reconnaissance des violences faites aux femmes.

Ainsi, au Maroc, le 14 février 2018, la loi n° 103-13 de lutte contre les violences faites aux femmes a été adoptée par la Chambre des représentants[4]. Elle définit les violences faites aux femmes comme : « tout acte basé sur la discrimination fondée sur le genre, qui soit de nature à causer un dommage physique, psychologique, sexuel ou économique à une femme ». Cette première approche par les droits permet de donner un cadre législatif pour dénoncer les violences, notamment celles subies dans le cadre de consultations gynécologiques ou obstétricales. Cependant, comme le regrette Human Rights Watch, cette loi ne désigne pas clairement les institutions compétentes pour traiter de ces requêtes[5]. Un système judiciaire opaque ou insuffisant ne permet donc pas à toutes les personnes victimes de ces types de violences d’avoir accès à la justice. La promulgation d’une loi doit, de surcroît s’accompagner d’une large diffusion et éducation populaire afin que tou·te·s puissent être informé·e·s et jouir de ces droits. Faute d’accès à l’information juridique, la loi ne peut être correctement appliquée et produire les effets émancipateurs attendus.

Fatma Safi, présidente de l’association tunisienne pour l’éducation prénatale regrette ainsi que « les femmes ne connaissent pas leurs droits et [que] c’est la pression sociale qui l’emporte! »[6]. Elle explique qu’en Tunisie, l’environnement trop médicalisé empêche les femmes de s’exprimer sur les violences qu’elles peuvent subir lors des accouchements. Lorsque les patient·e·s connaissent mal leurs droits, la parole émanant du corps médical peut être perçue comme toute puissante, et est difficilement remise en question. Cela retarde, à terme, la prise de conscience collective du vécu des violences, car elles sont plus difficilement pensées comme système.

Manque de volonté politique et service public défaillant

Pour expliquer le maintien de ce système de violences, les médecins et militant·e·s s’accordent à mettre en cause le manque de moyens publics dans les centres de santé. Fatma Safi témoigne notamment : « C’est de la violence institutionnelle. Les grands centres de soin sont débordés, manquent de moyens et les soignant-e-s subissent beaucoup de pression. J’ai vu des scènes vraiment violentes et c’est encore traumatisant pour moi d’en parler.[7]» Ce manque de moyens peut s’expliquer en partie par la géographie de ces territoires, qui présente des zones rurales très reculées et difficiles d’accès, mais ça ne peut être la seule explication, puisque les hôpitaux des villes connaissent des conditions similaires. C’est ce que dénonce l’obstétricien Zouhair Lahna[8]. Après avoir exercé dans des zones de guerre, comme la Syrie ou le Bangladesh auprès notamment de Médecins sans Frontières, il est revenu pratiquer au Maroc, son pays de naissance. Il y déplore un système de santé largement défaillant, qui n’est pas en capacité de répondre aux besoins de ses patient·e·s. A l’occasion d’un de ses articles de blog, il dénonce : « Les accouchements se font à l’aide de la femme de ménage parce qu’il n’y a pas d’aides-soignantes ni d’auxiliaires de puériculture dans les maternités publiques[9]. »

Le manque de personnel formé à la prise en charge des accouchements n’a pas seulement des retombées sur la santé physique des personnes qui accouchent et de leurs bébés, mais également de lourdes conséquences psychologiques. La manque de temps et de moyens, peut conduire à des situations de violences psychologiques ou physiques qui peuvent laisser de lourdes séquelles. D’après le Dr. Lahna, cette situation au Maroc découle uniquement d’un manque de volonté politique[10]. Des chiffres récents font état d’une forme de pénurie de l’offre de soins au Maroc dans le secteur public. En 2018, le pays comptait 471 gynécologues pour une population qui s’élève à 36 millions d’habitant·e·s[11], dont 17,67 millions de femmes[12],  soit un·e gynécologue pour 37 516 femmes.

Résilience et changement des comportements 

Face à ces constats, plusieurs acteur·rice·s se sont mobilisé·e·s pour remédier à cette situation. C’est notamment le cas du Dr. Lahna au Maroc, qui a pratiqué des formations de sages-femmes, maïeuticiens, et gynécologues obstétricien·ne·s.  Cependant, cette volonté militante ne suffit pas si le pouvoir public ne met pas à disposition le matériel et personnel nécessaire pour détecter et prendre en charge les différentes complications qui peuvent se présenter lors des accouchements. Il est urgent de mener un plaidoyer plus offensif auprès des gouvernements, émanant à la fois des sociétés civiles et d
es ordres de médecins, pour faire avancer la mise à l’agenda politique de cette question.

En parallèle, pour répondre aux demandes de meilleure prise en charge psychologique des patient·e·s lors de leurs accouchements, des structures associatives ont commencé à mettre en place des activités de préparation avant la naissance. C’est notamment le cas de l’association La Bulle des Mamans, fondée par Dora Ladjimi en Tunisie[13], qui est la « première structure en Tunisie à proposer des ateliers de préparation physique et psychologique autour de la maternité ». Ces actions permettent aux personnes qui vont accoucher d’être mieux préparé·e·s et accompagné·e·s au cours de leurs grossesses afin d’aborder les accouchements plus sereinement.

Cependant, ce type de structure pose une question importante, celle de la responsabilité de l’État dans l’accompagnement des personnes enceintes à travers leur parcours de soin. Déléguer cette prise en charge au milieu associatif, national ou international, ne permet pas forcément de créer un changement des normes pérenne.

Sources

[1] Dr Kaouther Dimassi, membre très active au sein de l’unité de préparation à la naissance et à la parentalité de l’hôpital public Mongi Slim (La Marsa, Tunisie)

[2] Nous utiliserons ici la définition fournit par Marie-Hélène Lahaye dans son ouvrage Accouchement, les femmes méritent mieux, (2018) : « l’addition de deux types de violences : la violence institutionnelle et la violence basée sur le genre », caractérisée par  « tout comportement, acte, omission ou abstention commis par le personnel de santé, qui n’est pas justifié médicalement et/ou qui est effectué sans le consentement libre et éclairé de la femme enceinte ou de la parturiente ».

[3] ONU Femmes, Le progrès des femmes dans le monde 2019-2020 : les familles dans un monde en changement, 2019, disponible à : https://www.unwomen.org/-/media/headquarters/attachments/sections/library/publications/2019/progress-of-the-worlds-women-2019-2020-fr.pdf?la=fr&vs=2759

[4] Human Rights Watch, « Maroc : Une nouvelle loi  contre les violences faites aux femmes », 2018, disponible à: https://www.hrw.org/fr/news/2018/02/26/maroc-une-nouvelle-loi-contre-les-violences-faites-aux-femmes#

[5] Ibid.

[6] ROY Geneviève, « En lutte contre les violences obstétricales », Breizh Femmes, 2018, disponible à : http://breizhfemmes.fr/index.php/en-lutte-contre-les-violences-obstetricales

[7] Ibid.

[8] Obstétricien à la clinique de Bouskoura au Maroc, et auteur du blog « Chronique du Dr. Lahna »

[9] LAHNA Zouhair, « Chronique du Dr Lahna: Les violences obstétricales au Maroc », Yabiladi, 2019, disponible à : https://www.yabiladi.com/articles/details/76023/chronique-lahna-violences-obstetricales-maroc.html

[10] Op cit.

[11] ZERROUR Leila, « Carte sanitaire: les chiffres de la honte », Aujourd’hui le Maroc, 2018, disponible à: https://aujourdhui.ma/societe/carte-sanitaire-les-chiffres-de-la-honte 

[12] LesEco.ma, « HCP : Les femmes représentent plus de la moitié de la population en 2018 », le 8 mars 2019, disponible à : https://leseco.ma/hcp-les-femmes-representent-plus-de-la-moitie-de-la-population-en-2018/

[13] LAKHOUA Emna, « Les super mamans tunisiennes: Dora Ladjimi, fondatrice de La Bulle des Mamans », Femmes de Tunisie, 2018, Disponible à: https://femmesdetunisie.com/les-super-mamans-tunisiennes-4-dorra-ladjimi-fondatrice-de-la-bulle-des-mamans/

Bibliographie 

LAHNA Zouhair, «Chronique du Dr Lahna: Les violences obstétricales au Maroc », Yabiladi, 2019, disponible à: https://www.yabiladi.com/articles/details/76023/chronique-lahna-violences-obstetricales-maroc.html

LAHAYE Marie-Hélène, Accouchement, les femmes méritent mieux, 2018, Ed. Michalon, p.187

LAKHOUA Emna, « Les super mamans tunisiennes: Dora Ladjimi, fondatrice de La Bulle des Mamans », Femmes de Tunisie, 2018, Disponible à: https://femmesdetunisie.com/les-super-mamans-tunisiennes-4-dorra-ladjimi-fondatrice-de-la-bulle-des-mamans/

Human Rights Watch, « Maroc: Une nouvelle loi  contre les violences faites aux femmes », 2018, disponible à: https://www.hrw.org/fr/news/2018/02/26/maroc-une-nouvelle-loi-contre-les-violences-faites-aux-femmes#

ONU Femmes, Le progrès des femmes dans le monde 2019-2020 : les familles dans un monde en changement, 2019, disponible à: https://www.unwomen.org/-/media/headquarters/attachments/sections/library/publications/2019/progress-of-the-worlds-women-2019-2020-fr.pdf?la=fr&vs=2759

ROY Geneviève, « En lutte contre les violences obstétricales », Breizh Femmes, 2018, disponible à: http://breizhfemmes.fr/index.php/en-lutte-contre-les-violences-obstetricales

ZERROUR Leila, « Carte sanitaire: les chiffres de la honte », Aujourd’hui le Maroc, 2018, disponible à: https://aujourdhui.ma/societe/carte-sanitaire-les-chiffres-de-la-honte

Pour citer cet article : Marion LUC et Noumidia BENDALI AHCENE, «  »Si c’était les hommes qui accouchaient, les choses ne se passeraient pas de la même manière » – Repenser le traitement des violences obstétricales au Maghreb », 01.08.2020, Institut du Genre en Géopolitique.