Genre et développement : évolutions et débats autour d’un concept devenu indicateur du développement international (2/3)

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Genre et développement : évolutions et débats autour d’un concept devenu indicateur du développement international (2/3)

04.08.2020

Jeanne Prin

Parallèlement à l’adoption de l’approche « Genre et Développement » des années 1980, le champ lexical du concept s’enrichit d’une multitude de notions annexes. Cette nouvelle terminologie sert la mise en place de méthodes destinées à favoriser la prise en compte de l’intérêt des femmes dans le développement. A travers l’analyse des deux termes stars du genre dans le développement, empowerment et gendermainstreaming, nous verrons comment les instances internationales se sont appropriées le langage militant afin de répondre à leurs objectifs.

La notion d’empowerment : la femme comme agent actif du développement

L’apparition du terme empowerment (« autonomisation » en français) dans le champ du développement international résulte de la réflexion des féministes et des mouvements sociaux des pays du Sud dans les années 1980. En 1987, deux chercheuses du réseau féministe indien Development Alternatives with Women for a New era (DAWN), Gita Sen et Caren Grown, publient l’ouvrage Development, crises and alternatives visions : Third World Women’s perspectives[1]Sen (Gita) et Grown (Caren), Development Crises and Alternative Visions : Thrid Worlds Women’s Perspectives, New York, Monthly Review Press, 120p. Disponible sur : … Continue reading, dont l’écho participe à l’insertion du terme dans le champ du développement international. Leur réflexion s’appuie sur une critique de la méthode employée par les projets de développement jusqu’ici essentiellement focalisée sur l’autonomie économique des femmes. Selon elles, pour permettre une véritable émancipation des femmes ce sont les structures reproduisant la domination qu’il faut radicalement changer. L’individu ne doit pas seulement être un receveur passif des aides financières de la société internationale mais devenir l’acteur de son développement, par le renforcement de son « pouvoir d’agir ». L’approche empowerment est un processus privilégiant le renforcement du pouvoir des individus « par le bas » grâce à une action collective et par une prise de conscience de leur oppression. Afin de lutter contre la subordination des femmes, est alors préféré le « pouvoir de » au « pouvoir sur»[2]Pour plus d’informations sur la dimension multidimensionnelle de l’empowerement se référer à : Calvès (Anne-Emmanuèle), « 17. L’empowerment des femmes dans les politiques de … Continue reading.

Le plaidoyer des ONG féministes pour l’adoption de la notion d’empowerment par les organisations internationales porte ses fruits dans les années 1990. En témoigne, la quatrième conférence des Nations Unies sur les femmes de Beijing en 1995 qui constitue un « agenda pour l’empowerment des femmes »[3]Ibid. p.311.. Une fois intégré au discours onusien, le terme va fleurir les politiques de lutte contre la pauvreté et de réduction des inégalités jusqu’à figurer dans l’intitulé du troisième objectif du Millénaire pour le développement. En juillet 2010, à la suite de l’adoption de la résolution 1325 par le Conseil de Sécurité de l’ONU sur « Les femmes, la paix et la sécurité », est créée l’agence ONU Femmes. Elle succède au Fonds de développement des Nations Unies pour la Femme (UNIFEM) dont les principales missions concernaient les domaines de la lutte contre la pauvreté, de la participation politique des femmes, de la santé (VIH/Sida) et de la lutte contre les violences faites aux femmes. ONU Femmes affiche clairement son ambition d’intégrer l’empowerment à son programme d’actions se définissant elle-même comme « l’entité des Nations Unies pour l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes ». L’autonomisation des femmes apparaît alors comme un moyen de réduire la pauvreté, notamment en zone rurale où « favoriser l’autonomisation des femmes » permettra de « renforcer l’agriculture »[4]FAO, « Favoriser l’autonomisation des femmes pour renforcer l’agriculture », 2019, 24 p. Disponible sur : http://www.fao.org/3/ca2678fr/CA2678FR.pdf. FAO, « Favoriser l’autonomisation des femmes pour renforcer l’agriculture », 2019, 24 p. Disponible sur : http://www.fao.org/3/ca2678fr/CA2678FR.pdf)).Ce parallèle entre le renforcement des capacités des femmes et le développement économique des foyers ruraux tient dans le constat du potentiel productif de ces dernières, représentant environ 75% de la main d’œuvre agricole en Afrique subsaharienne[5]Guétat-Bernard (Hélène) et Saussey (Magalie) (dir.), Genre et savoirs, Marseille, IRD, Collection A travers champs, 2014, p.15.. L’autonomisation des femmes est alors perçue dans le champ du développement comme une réponse à l’insécurité alimentaire et à l’amélioration du bien-être des foyers. Dans le contexte des crises financières de 1997 et 1998 et des retombées des politiques d’ajustement structurelle, l’empowerment se transforme en « empowerment des pauvres »[6]Calvès (Anne-Emmanuèle), « Empowerment » : généalogie d’un concept clé du discours contemporain sur le développement », Revue Tiers Monde, vol. 200, no. 4, 2009, p.741. Disponible sur … Continue reading, un credo rapidement adopté par les institutions internationales.

Le gender mainstreaming ou « l’approche intégrée » du genre au sein du développement international du discours à la pratique 

Le gender mainstreaming (aussi appelé approche « intégrée » ou « transversale »[7]Dauphin (Sandrine) et Sénac-Slawinski (Réjane), « Gender mainstreaming : analyse des enjeux d’un ‘concept-méthode’. Introduction », Cahiers du Genre, vol. 44, no. 1, 2008, pp. 5-16. … Continue readingdu genre) implique l’intégration et la prise en compte du concept à toutes les étapes d’un projet de développement ainsi qu’au sein de la structure et du fonctionnement interne des organisations. Le genre s’enrichit d’un nouveau «concept-méthode » à l’origine de nouvelles politiques publiques et de nouveautés législatives. L’approche intégrée du genre consiste donc en une approche « transversale » de la notion à l’ensemble des dispositifs publics et politiques des organes nationaux et internationaux. La présence d’ambitions relatives au genre au sein des agendas des ONG non-spécialistes de la question participe à une prise en compte des inégalités de genre à tous les niveaux du développement. Intégrer à son programme d’action des activités en faveur de l’égalité femmes-hommes représente pour les ONG l’occasion de s’aligner sur la mouvance adoptée, d’une part, par les grandes institutions internationales de développement et, de l’autre, sur la rhétorique de plus en plus genrée des discours politiques gouvernementaux. 

L’ambition de « transversalisation » du gender[8]Voir les rubriques « Boite à outils genre ». Disponible sur le site de l’AFD : https://www.afd.fr/fr a permis de mettre le genre au rang des priorités des bailleurs de fonds. Preuve de ce nouvel engouement pour une approche « intégrée » du genre, depuis une décennie en France, le monde de la solidarité internationale s’est armé de plusieurs programmes de formation et de guides proposés par les principales agences de développement à l’image de l’Agence Française pour le Développement (AFD) [9]Voir les rubriques “Boite à outils genre” disponibles sur le site de l’AFD https://www.afd.fr/fr du partenariat entre Coordinations Sud et le F3E[10]Coordination Sud et FE3, « Pour une transversalisation du genre au sein des organisations de solidarité internationale. Rapport final d’évaluation. », 2018. Disponible sur : … Continue reading.

C’est au contact des institutions européennes et onusiennes que le gender mainstreaming gagne ses lettres de noblesse. La IVe conférence mondiale sur les femmes de Beijing évoque la nécessité d’intégrer la notion d’égalité de genre au sein de «toutes les politiques et tous les programmes afin d’en analyser les effets sur les deux sexes, respectivement, avant toute prise de décision »[11]ONU, Déclaration et Programme d’action de Beijing, adopté le 15 septembre 1995, Objectif stratégique G (189). Disponible sur : … Continue reading. Les États-membres s’engagent alors à adopter une « approche intégrée » de l’égalité des sexes au sein du processus de décision politique. A la suite de la Déclaration de Pékin, la communauté européenne s’engage activement dans la promotion de l’égalité femmes-hommes dont la promotion figure parmi les objectifs de la Communauté dans les articles 2 et 3 du traité instituant la Communauté Européenne (TCE)[12]TCE (version révisée par le traité d’Amsterdam en 1997), 7 février 1992, entrée en vigueur le 1er novembre 1993, art. 2 et 3.. A l’occasion des Conférences des Parties (COP) de 2014, est créé le Programme de travail de Lima relatif au genre (décision 18/CP.20) qui intègre la promotion de l’égalité de genre « dans la définition et la mise en œuvre des politiques relatives au climat[13]ONU, « Progrès réalisés dans l’intégration des questions de genre dans les travaux des organes constitués – Rapport de synthèse du secrétariat », 2019. Disponible sur : … Continue reading. Le gender mainstreaming s’insère alors directement dans les politiques onusiennes relatives au développement durable. Instrument politique ou vitrine du combat féministe, le gender mainstreaming [14]Partenariat de Biarritz pour l’égalité entre hommes et femmes, « Recommandations du Conseil consultatif pour l’égalité entre les hommes et les femmes en vue de faire progresser … Continue reading est cité à titre d’inspiration pour les futures réformes législatives impulsées par la tenue du G7.

Dans son voyage vers le statut d’indicateur du développement international, le genre s’est doté de mécanismes propres et par la suite, légitimés par la communauté internationale. Le rapport du G7 dresse pourtant les limites de ces stratégies universalisantes et précise la nécessaire adaptation de ces mesures dont la mise en œuvre « dépend d’un environnement favorable et d’une prise en compte des causes profondes de l’inégalité »[15]Ibid.. La mention des limites de ce genre de procédé fait écho à la virulence des critiques dont le genre dans le développement est la cible. Des critiques tournées à la fois sur la forme – le genre au contact des institutions de développement a été victime d’une déradicalisation autrefois permise par son origine militante – et sur le fond – mise en place d’indicateurs inadaptés à l’hétérogénéité des terrains d’actions.

Pour citer cet article : Jeanne PRIN, « Genre et développement : évolutions et débats autour d’un concept devenu indicateur du développement international (2/3) », 04.08.2020, Institut du Genre en Géopolitique.

References

References
1 Sen (Gita) et Grown (Caren), Development Crises and Alternative Visions : Thrid Worlds Women’s Perspectives, New York, Monthly Review Press, 120p. Disponible sur : https://www.dawnnet.org/sites/default/files/articles/devt_crisesalt_visions_sen_and_grown.pdf
2 Pour plus d’informations sur la dimension multidimensionnelle de l’empowerement se référer à : Calvès (Anne-Emmanuèle), « 17. L’empowerment des femmes dans les politiques de développement : Histoire d’une institutionnalisation controversée », 2014, Regards croisés sur l’économie, vol. 15, no. 2, p.309. Disponible sur : https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2014-2-page-306.htm
3 Ibid. p.311.
4 FAO, « Favoriser l’autonomisation des femmes pour renforcer l’agriculture », 2019, 24 p. Disponible sur : http://www.fao.org/3/ca2678fr/CA2678FR.pdf
5 Guétat-Bernard (Hélène) et Saussey (Magalie) (dir.), Genre et savoirs, Marseille, IRD, Collection A travers champs, 2014, p.15.
6 Calvès (Anne-Emmanuèle), « Empowerment » : généalogie d’un concept clé du discours contemporain sur le développement », Revue Tiers Monde, vol. 200, no. 4, 2009, p.741. Disponible sur : https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2009-4-page-735.htm
7 Dauphin (Sandrine) et Sénac-Slawinski (Réjane), « Gender mainstreaming : analyse des enjeux d’un ‘concept-méthode’. Introduction », Cahiers du Genre, vol. 44, no. 1, 2008, pp. 5-16. Disponible sur : https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2008-1-page-5.htm
8 Voir les rubriques « Boite à outils genre ». Disponible sur le site de l’AFD : https://www.afd.fr/fr
9 Voir les rubriques “Boite à outils genre” disponibles sur le site de l’AFD https://www.afd.fr/fr
10 Coordination Sud et FE3, « Pour une transversalisation du genre au sein des organisations de solidarité internationale. Rapport final d’évaluation. », 2018. Disponible sur : https://www.coordinationsud.org/document-ressource/evaluation-du-projet-pour-une-transversalisation-du-genre-au-sein-des-organisations-de-solidarite-internationale/
11 ONU, Déclaration et Programme d’action de Beijing, adopté le 15 septembre 1995, Objectif stratégique G (189). Disponible sur : https://www.unwomen.org/-/media/headquarters/attachments/sections/csw/bpa_f_final_web.pdf?la=fr&vs=754
12 TCE (version révisée par le traité d’Amsterdam en 1997), 7 février 1992, entrée en vigueur le 1er novembre 1993, art. 2 et 3.
13 ONU, « Progrès réalisés dans l’intégration des questions de genre dans les travaux des organes constitués – Rapport de synthèse du secrétariat », 2019. Disponible sur : https://unfccc.int/sites/default/files/resource/cp2019_08F.pdf
14 Partenariat de Biarritz pour l’égalité entre hommes et femmes, « Recommandations du Conseil consultatif pour l’égalité entre les hommes et les femmes en vue de faire progresser l’égalité entre les femmes et les hommes et l’autonomisation des filles et des femmes et Appel à l’Action », 2019, p.6. Disponible sur : https://www.elysee.fr/admin/upload/default/0001/05/e6baab1b19f2732bba6fb8564482665dadf53c3b.pdf
15 Ibid.