Réseaux sociaux : outils de contestation et de répression des femmes en Egypte

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04/05/2024

Guillaume Morel

L’Égypte connaît en 2011 une révolution populaire qui s’organise en grande partie sur les réseaux sociaux[1]Chebib, N. K., & Sohail, R. M. (2011). The reasons social media contributed to the 2011 Egyptian revolution. International journal of business research and management (IJBRM), 2(3), 139-162.. Ces médias, dont l’utilisation à des fins journalistiques et informatives commence en 2009[2]Murthy, D. (2018). Twitter. Cambridge: Polity Press., sont alors perçus comme des outils de liberté d’expression et d’organisation de ce mouvement populaire. Les Égyptiennes prennent part à ces manifestations dans les rues et sur les réseaux, faisant également entendre leurs propres revendications. Dr. Sahar Khamis, spécialiste des médias arabes, affirme concernant cette période que ces « activités politiques prolifiques en ligne et hors ligne des femmes arabes au cours des derniers mois ont ouvert un nouveau chapitre de l’histoire du féminisme arabe »[3]Newsom, V. A., & Lengel, L. (2012). Arab women, social media, and the Arab spring: Applying the framework of digital reflexivity to analyze gender and online activism. Journal of International … Continue reading

Ce Printemps arabe qui trouve son expression « physique » dans les rues du Caire donne toutefois lieu à des actes de violences sexuelles à l’encontre des femmes, entre autres ordonnés par les autorités publiques[4]Egypt : Prosecute Sexual Assaults on Protesters | Human Rights Watch, disponible à l’adresse https://www.hrw.org/news/2011/12/22/egypt-prosecute-sexual-assaults-protesters. L’Institut du Genre en Géopolitique a en ce sens publié une série de deux articles relatifs à cette violence d’État, à l’encontre des femmes, dans les prisons égyptiennes[5]Frada, R. (2023, décembre 13). State Violence Against Women in Egypt’s Prisons : Gendering Bodies and Space 1/2. Institut Du Genre En Géopolitique, disponible à l’adresse … Continue reading. L’espace physique de protestation est à la fois un lieu de liberté et de danger, pour des femmes qui doivent alors organiser leur propre sécurité lors de ces événements[6]Galan, S. (2016). Beyond the Logic of State Protection : Feminist Self-Defense in Cairo after the January 25 Revolution. Kohl: a Journal for Body and Gender Research, 2, 71. … Continue reading. L’ONG Egyptian Center for Women’s Rights dans un rapport de 2009 affirme que 83% des Égyptiennes ont déjà subi du harcèlement sexuel dans leur pays[7]Sexual Harassment in the Arab Region. (2015, novembre 19). UNFPA Arabstates, disponible à l’adresse https://arabstates.unfpa.org/en/publications/sexual-harassment-arab-region. Dans une étude publiée en 2013[8]United Nations Foundation sur X, disponible à l’adresse https://twitter.com/unfoundation/status/382588827556409344, l’ONU constate que 99,6% des Égyptiennes disent avoir été victimes de harcèlement[9]Gender-based violence. (s. d.). UNFPA Egypt, disponible à https://egypt.unfpa.org/en/node/22540. Human Rights Watch va jusqu’à parler d’épidémie de violence sexuelle en Égypte dans sa période postrévolutionnaire[10]Égypte : Épidémie de violence sexuelle. (2013, 3 juillet). Human Rights Watch. Disponible à l’adresse https://www.hrw.org/fr/news/2013/07/03/egypte-epidemie-de-violence-sexuelle

Les réseaux sociaux deviennent alors l’espace d’expression sécurisé pour les revendications féministes, au sein et en dehors de ces manifestations qui émaillent le pays de 2011 à 2013, date d’accession au pouvoir du président Abdel Fattah al-Sissi. Des mouvements féministes en ligne émergent et proposent un espace de liberté d’expression et de dénonciation des violences pratiquées dans les espaces publics et privés en Égypte.

À mesure que l’utilisation de ces réseaux est maîtrisée par les égyptien.nes, leur surveillance est également accrue par un appareil étatique particulièrement vigilant. La surveillance des médias traditionnels ne suffit plus dans un monde où les activités virtuelles influencent le réel. Dès lors, la transition de ces luttes sur les réseaux sociaux entraîne le déplacement de cette répression sur les usagers et les créateurs de contenus. Ainsi, dans quelle mesure les réseaux sociaux constituent-ils à la fois un espace de lutte féministe et un danger pour ses utilisateur·rices en Égypte ?

Une impossible expression féministe dans les rues en Egypte

La Révolution de 2011 contre le régime du président Hosni Moubarak fait descendre la population dans la rue. Cet événement populaire est également le lieu de perpétration de nombreuses agressions à l’encontre des femmes, particulièrement sur la place Tahrir, point central de cet événement historique. Le cas le plus commenté en Occident est celui de la journaliste sud-africaine Lara Logan, correspondante pour CBS, agressée sexuellement le 11 février 2011 sur la place Tahrir par plusieurs hommes au cours d’un reportage télévisé. Participer aux manifestations revêt aussi un caractère risqué pour les Égyptiennes qui tentent de s’organiser dans la rue pour assurer leur protection.

Le 8 mars 2011[11]Bohn, L. E. (2011, mars 11). What Happened on March 8 in Tahrir Square. Ms. Magazine, disponible à l’adresse https://msmagazine.com/2011/03/10/what-happened-on-march-8-in-tahrir-square/, lors de la journée internationale des droits des femmes, des centaines de femmes se rassemblent place Tahrir pour demander l’inscription de l’égalité de leurs droits dans la nouvelle Constitution de l’Égypte. Des groupes d’hommes organisés agressent sexuellement les participantes. L’armée procède également à des arrestations de manifestantes et plusieurs d’entre elles relatent des tortures et des tests de virginité lors de leur détention[12]Egypt women protesters forced to take « virginity tests ». (2011, mars 24). BBC News, disponible à l’adresse https://www.bbc.com/news/world-middle-east-12854391

Les nombreuses vidéos circulant sur cette journée donnent la parole à ces agresseurs qui justifient notamment leur action contre un mouvement féministe « invalide » qui tirerait son origine de l’Occident[13]Bohn, L. E. (2011, mars 11). What Happened on March 8 in Tahrir Square. Ms. Magazine. , disponible à l’adresse https://msmagazine.com/2011/03/10/what-happened-on-march-8-in-tahrir-square/. L’un des objectifs de ces agressions est de délégitimer les demandes de ces militantes en les renvoyant « aux normes traditionnelles qui considèrent la femme comme mère au foyer, en appelant les manifestantes à quitter l’espace public pour remplir leurs « devoirs de mère et d’épouse »[14]Abu Amara, N. (2012). Le débat sur le harcèlement sexuel en Égypte : Une violence sociale et politique. Égypte/Monde arabe, 9, Article 9, disponible à l’adresse … Continue reading. La Fédération Internationale pour les Droits Humains (FIDH) dans son rapport « Egypt : keeping women out » constate que ces violences sont encouragées, voire organisées par les autorités politiques pour invisibiliser la voix des femmes dans ces contestations[15]Egypt. Keeping Women Out – Sexual violence against women in the public sphere. (2014, avril). Fédération Internationale pour les Droits Humains.

Cette tactique politique est historiquement observée dès 1892 en Égypte. Elle a eu pour effet de normaliser le harcèlement des femmes et de développer une culture d’impunité des agresseurs[16]Fighting sexual violence in Egypt on social media: A visual essay on assault police, disponible à l’adresse https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/17441692.2021.1991972. Amnesty International constate que les plaintes déposées pour ces agressions ne sont pas suivies de poursuites judiciaires[17]Les femmes victimes d’agressions sexuelles en Égypte. (2013, février 1). Amnesty International, disponible à l’adresse … Continue reading et que les plaignantes subissent des pressions de la part de la police ou des agresseurs pour retirer leur plainte. La société égyptienne et les autorités tendent à culpabiliser les victimes. L’agression est régulièrement mise sur le compte du comportement ou de la tenue vestimentaire des femmes[18]Fighting sexual violence in Egypt on social media: A visual essay on assault police, disponible à l’adresse https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/17441692.2021.1991972. La rue est un lieu de danger où la contestation devient alors cause légitime d’agression.

Dans ce contexte, les réseaux sociaux deviennent un refuge de l’expression féministe. Le principe de blâme de la victime pour son comportement ou sa tenue vestimentaire est alors inopérant[19]Fighting sexual violence in Egypt on social media: A visual essay on assault police, disponible à l’adresse https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/17441692.2021.1991972. Amnesty International alerte sur cette situation sans précédent de répression de la liberté d’expression en Égypte, faisant du pays une prison à ciel ouvert, où toute contestation publique devient alors impossible[20]Crackdown on freedom of expression turns Egypt into an open-air prison. (2018, septembre 20). Amnesty International, disponible à l’adresse … Continue reading. Les réseaux sociaux deviennent le seul lieu de lutte possible[21]En Égypte, une révolution féministe 2.0 est en marche | Slate.fr, disponible à l’adresse https://www.slate.fr/story/205982/Égypte-revolution-feministe-reseaux-sociaux-viols-agressions-sexuelles

Le compte Twitter @Harassmap créé dès décembre 2010 permet notamment d’identifier des lieux d’agressions pour les femmes participant aux manifestations. Ce compte va à la fois alerter sur les lieux à éviter pour les femmes lors de ces rassemblements et progressivement encourager les témoins à intervenir pour empêcher toute violence[22]Fighting sexual violence in Egypt on social media: A visual essay on assault police, disponible à l’adresse https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/17441692.2021.1991972. En 2012, des organisations non gouvernementales émergent telles que « I saw Harassment » et « Op Anti-Harassment Movement »[23]Https://www.facebook.com/opantish, disponible à l’adresse https://www.facebook.com/opantish et s’appuient sur les réseaux sociaux pour diffuser des messages à l’attention du public égyptien[24]el Fekki, A. (2015, 16 juin). ‘I Saw Harassment’ gets positive response from male citizens in awareness campaign – Dailynewsegypt. Dailynewsegypt, disponible à l’adresse … Continue reading. Des campagnes de prévention et de dénonciation des agressions sexuelles dans les rues sont diffusées en ligne. « I saw Harassment » s’est notamment concentré sur des messages visant à renverser la charge de la culpabilité et de la honte sur l’agresseur lors de ces campagnes et à publier un guide rapide pour appeler à l’aide, en cas d’agression. Toutefois, les conséquences auprès du grand public sont contenues, « I Saw Harassment » reconnaissant que son impact sur le public masculin est difficilement appréciable[25]el Fekki, A. (2015, 16 juin). ‘I Saw Harassment’ gets positive response from male citizens in awareness campaign – Dailynewsegypt. Dailynewsegypt, disponible à l’adresse … Continue reading. En effet, les auteurs de ces violences demeurent peu inquiétés par la police ou la justice[26]Fighting sexual violence in Egypt on social media: A visual essay on assault police, disponible à l’adresse https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/17441692.2021.1991972

Lors de la victoire à l’élection présidentielle d’Abdel Fattah al-Sissi en juin 2014, des agressions sexuelles sont à nouveau constatées dans les espaces publics où les citoyen·nes célèbrent la désignation du nouveau président. Les lois 306A et 306B du Code pénal contre le harcèlement sexuel sont alors adoptées par le président intérimaire Adly Mandsour, deux jours avant qu’il ne remette le pouvoir au président al-Sisi. Sur la base de ces nouvelles lois seront condamnés dans la foulée sept hommes pour tentative de viol, tentative de meurtre et torture, une première dans le pays[27]Egypt’s Sexual Harassment Law: An Insufficient Measure to End Sexual Violence. (s. d.). Middle East Institute, disponible à l’adresse … Continue reading. Les lois définissent pour la première fois le délit de harcèlement sexuel et les peines encourues par les agresseurs[28]Fighting sexual violence in Egypt on social media: A visual essay on assault police, disponible à l’adresse https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/17441692.2021.1991972. Le Conseil National pour les Femmes, organisme public chargé de protéger les droits et le bien-être des femmes, y voit un net progrès et félicite cette initiative. D’autres organisations indépendantes de défense des droits des femmes comme Nazra for Feminist Studies et Nadeem Center for the Rehabilitation of Victims of Torture regrettent que les lois n’aient pas intégré leurs amendements visant à conformer le droit égyptien aux normes internationales[29]Egypt’s Sexual Harassment Law: An Insufficient Measure to End Sexual Violence. (s. d.). Middle East Institute, disponible à l’adresse … Continue reading

Malgré ce renforcement législatif, ces lois qui définissent de manière restrictive les cas d’agression sont inadaptées pour couvrir l’ensemble des agressions possibles[30]Egypt’s Sexual Harassment Law: An Insufficient Measure to End Sexual Violence. (s. d.). Middle East Institute, disponible à l’adresse … Continue reading. Le Middle East Institute incrimine directement les agents de police qui « traumatisent à nouveau les femmes qui portent plainte pour harcèlement ou agression en leur posant des questions suggestives, en les taquinant au sujet de l’incident et en leur reprochant ce qu’elles portaient ou le fait qu’elles se trouvaient au mauvais endroit au moment de l’agression »[31]Egypt’s Sexual Harassment Law: An Insufficient Measure to End Sexual Violence. (s. d.). Middle East Institute, disponible à l’adresse … Continue reading. En 2021, l’Institut Tahrir pour la politique au Moyen-Orient déplore que dans les faits, la police et la justice n’appliquent toujours pas ces lois, refusant notamment de prendre les plaintes de victimes qui osent déjà difficilement se manifester. Ces institutions n’étant pas sensibilisées et formées à la prise en compte de ces crimes, la culture d’impunité demeure[32]Sexual Harassment Laws in Egypt: Does Stricter Mean More Effective? (2021, décembre 14). The Tahrir Institute for Middle East Policy, disponible à l’adresse … Continue reading

L’émergence d’un #MeToo égyptien en 2020

Bien que la presse traditionnelle soit cadenassée par le pouvoir en place, les Égyptien·nes ont accès aux principaux réseaux sociaux[33]Twitter, Instagram, Tik Tok et Facebook. et peuvent suivre l’actualité internationale. Conscient de l’impact qu’ont eu ces médias en 2011, le président Abdel Fattah al-Sissi fait adopter en septembre 2018 une loi autorisant une surveillance étroite des comptes sur les réseaux sociaux[34]Égypte : Sissi promulgue une loi de surveillance des réseaux sociaux. (2018, septembre 2). France 24, disponible à l’adresse … Continue reading, répliquant ainsi la surveillance des médias traditionnels. La parole et les écrits de chaque Égyptien·nes sont désormais susceptibles d’attirer l’attention d’autorités plus aguerries aux usages de ces plateformes. Le pouvoir fédérateur conféré aux citoyen·nes par ces réseaux, particulièrement lors de la Révolution, est alors source de responsabilité pénale. 

Dans ce contexte, le mouvement #MeToo, originaire des États-Unis, va connaître un essor important à partir de 2017, notamment grâce aux soutiens de célébrités comme Alyssa Milano et Rose McGowan et va s’étendre progressivement dans le monde, pour trouver finalement un écho en 2020 en Égypte, dans un mouvement qui va impacter pour la première fois l’ensemble de la société égyptienne. En juillet 2020, un compte Instagram Reportabz dénonce publiquement les agissements d’un homme prénommé Ahmed Bassam Zaki tout en publiant sa photo. Ce compte renommé Assault Police, créé par Nadeen Ashraf, alors âgée de 22 ans, encourage les victimes d’agression sexuelle à faire entendre leur voix. Plus d’une centaine de témoignages corroborent les accusations à l’encontre de l’homme incriminé, issu de la bourgeoisie égyptienne[35]En Égypte, une révolution féministe 2.0 est en marche | Slate.fr, disponible à l’adresse https://www.slate.fr/story/205982/egypte-revolution-feministe-reseaux-sociaux-viols-agressions-sexuelles. Le compte Assault Police permet aux victimes de dénoncer les abus tout en conservant leur anonymat à travers des témoignages dénonçant des violences sexuelles. Il donne l’occasion à une partie de la population d’afficher publiquement son soutien aux victimes à travers cette page Instagram.

Son mode opératoire « dénonciation/éveil des consciences », ainsi que son exposition médiatique, notamment à l’international[36]The 22-Year-Old Force Behind Egypt’s Growing #MeToo Movement—The New York Times, disponible à l’adresse … Continue reading, protège le compte d’une censure étatique[37]Salif, H., & el Boujjoufi, M. (2021). Gender, Language, and the Separation of Public and Private Space (p. 282).. La page se pose comme une plateforme de relais de dénonciation des agissements et de partage des expériences dans le respect de l’anonymat pour les victimes. Dans une interview, Nadeen Ashraf, explique que son utilisation des réseaux sociaux dès l’enfance et son éveil aux problèmes sociétaux, notamment à l’international, l’ont poussé à créer cette page[38]Meet Assault Police’s Nadeen Ashraf : The Student Behind Egypt’s Anti-Harassment Revolution | Egyptian Streets. (2020, septembre 20), disponible à l’adresse … Continue reading. Sa génération maîtrise les codes des réseaux sociaux, connaît les dynamiques internationales et entend porter leurs revendications sur les plateformes qu’elle affectionne. L’absence d’implication directe permet à la créatrice du compte d’agir avec moins de pression sociale. Assault Police diversifie par la suite ses publications et dénonce d’autres violences comme les viols dans le mariage, encourageant la réaction à ces situations de violence intrafamiliale. Le compte est alors suivi par plus de 300 000 personnes et entraîne l’émergence d’autres mouvements en ligne contre les violences faites aux femmes.

La libération de la parole et le soutien populaire affiché aux victimes offrent une opportunité de révéler la situation des Égyptiennes dans la société. Dans la continuité de ce compte Instagram, le 19 août 2020, la campagne « I have been harassed », dont une publication sur Facebook peut être retrouvée[39]Vidéo | Facebook, disponible à l’adresse https://www.facebook.com/watch/?v=2633445323652654, montre successivement une centaine de femmes égyptiennes, face caméra, répétant ces mots pour dénoncer ces agissements dans leurs vies quotidiennes[40]Salif, H., & el Boujjoufi, M. (2021). Gender, Language, and the Separation of Public and Private Space (p. 282).. Cette dynamique pousse à la mise en lumière d’une autre affaire de violences sexuelles, datant pourtant de 2014, relative à une série de viols dans l’hôtel Fairmont du Caire, mettant en cause plusieurs agresseurs issus de familles influentes[41]Salif, H., & el Boujjoufi, M. (2021). Gender, Language, and the Separation of Public and Private Space (p. 282).

La dénonciation par Assault Police et la centaine de témoignages entraînent l’arrestation d’Ahmed Bassam Zaki une semaine après la première publication. En décembre 2020, Ahmed Bassam Zaki est d’abord condamné par le Tribunal des délits économiques à trois ans de prison pour mauvaise utilisation des réseaux sociaux, en raison du harcèlement sexuel pratiqué en ligne à l’encontre d’une plaignante, la menaçant de dévoiler des photos intimes, en vue d’obtenir des relations sexuelles[42]Ahmed Bassam Zaki Sentenced to 3 Years in Prison | Egyptian Streets. (s. d.). Consulté 22 janvier 2024, disponible à l’adresse … Continue reading, mais il est ensuite acquitté par la Cour d’appel sur ce chef d’accusation[43]Al-Youm, A.-M. (2022, septembre 13). Egypt court acquits Ahmed Bassam Zaki for misusing social sites. Egypt Independent, disponible à l’adresse … Continue reading. En avril 2021, la Cour pénale condamne le jeune homme à huit ans de prison pour agression sexuelle et chantage sur trois mineurs[44]Ahmed Bassam Zaki Sentenced to 8 Years in Prison for Sexual Assault | Egyptian Streets. (2021, avril 11) , disponible à l’adresse … Continue reading, jugement confirmé en août 2023 par la Cour de cassation égyptienne[45]Egypt’s Court of Cassation Upholds Eight-Year Sentence in Ahmed Bassam Zaki Case | Egyptian Streets. (2023, août 18), disponible à l’adresse … Continue reading. L’impact est tel que l’université Al-Azhar, centre de pouvoir théologique réputé conservateur, se positionne en soutien des victimes, déclarant que seuls les agresseurs sont fautifs, indépendamment du comportement ou des vêtements des victimes[46]Salif, H., & el Boujjoufi, M. (2021). Gender, Language, and the Separation of Public and Private Space (p. 282. L’affaire du Fairmont entraîne des arrestations, au sein de puissantes familles égyptiennes, mais soulève des interrogations sur la protection des victimes contre leurs agresseurs, et vis-à-vis de l’État également.

Des lois de moralité pour sanctionner ces mouvements féministes : cybersécurité cause d’insécurité

L’une des difficultés pour les victimes d’agression en Égypte est l’absence de protection par la loi. Le mouvement #Metoo a permis la dénonciation de la violence sexuelle dans une société occidentale où l’activité sexuelle est largement acceptée hors mariage. Le soutien des victimes a permis la libération de la parole et la mise en lumière de comportements violents systémiques. Influencées par la loi islamique, les familles égyptiennes attendent des femmes qu’elles se présentent vierges au mariage[47]Sexual Rights Database, disponible à l’adresse https://sexualrightsdatabase.org/countries/357/Egypt. Dès lors, la dénonciation de violences sexuelles hors mariage entraîne enquête et infamie sur les victimes. Elles doivent faire face au jugement culpabilisateur de leur famille, de la société et des pouvoirs publics. Par ailleurs, elles reçoivent des pressions de la part des agresseurs pour retirer leur plainte[48]Salif, H., & el Boujjoufi, M. (2021). Gender, Language, and the Separation of Public and Private Space (p. 282)., sans être protégées par les autorités policières ou judiciaires. 

À la suite du mouvement fédérateur initié par Assault Police, le Parlement égyptien promulgue en août 2020 une loi qui préserve désormais l’anonymat des victimes[49]Egypt passes bill to give women anonymity in sexual abuse cases, disponible à l’adresse … Continue reading. Cette initiative est à la fois poussée par des membres du Parlement et par le Conseil National pour les Femmes[50]Egypt : Parliament Approves Draft Law Concealing the Identity of Victims of Sexual Violence Crimes during the Pretrial Investigative Stage. (s. d.). [Web page]. Library of Congress, Washington, … Continue reading, qui déclarent avoir reçu plus de 400 plaintes en cinq jours à la suite de la médiatisation de l’affaire Ahmed Bassem Zaki[51]Hendawi, H. (2020, juillet 9). Egypt moves to encourage women to report sexual crimes. The National, disponible à l’adresse … Continue reading. Ghada Ghaleeb, parlementaire égyptienne, qui a encouragé l’adoption de ce texte, y voit la compréhension du gouvernement que « les femmes étaient de moins en moins nombreuses à signaler les cas d’agression sexuelle dont elles ont été victimes par crainte de la stigmatisation sociale »[52]Foundation, T. R. (s. d.). Egypt approves law to protect women reporting sex abuse. news.trust.org, disponible à l’adresse https://news.trust.org/item/20200816164340-pspxh/ et espère une augmentation des plaintes pour ce type d’infraction.

Ces incitations à dénoncer ces violences n’ont en pratique pas donné les résultats espérés, tant la société est ancrée dans des valeurs conservatrices. Les femmes qui se sont portées témoins dans l’affaire du Fairmont ont été elles-mêmes retenues quatre mois en détention. Human Rights Watch rapporte que lors de leur détention, elles auraient subi des tests de virginité, pratique courante dans les prisons égyptiennes[53]Egypt: Gang Rape Witnesses Arrested, Smeared | Human Rights Watch. (2020, septembre 11), disponible à l’adresse https://www.hrw.org/news/2020/09/11/egypt-gang-rape-witnesses-arrested-smeared.

À l’issue de leur détention, ces témoins sont inculpées pour utilisation abusive et contraire aux bonnes mœurs des réseaux sociaux. La dissonance entre l’encouragement à dénoncer les agressions et le traitement des victimes rend toute amélioration du traitement des affaires de violence à l’encontre des femmes difficile. La violence opérée par les autorités et l’infamie sociétale finissent par avoir raison de la motivation de victimes à se manifester publiquement, pérennisant l’impunité des auteurs de violences sexistes et sexuelles fondées sur le genre.

En outre, la liberté de dénonciation offerte par les réseaux sociaux[54]Égypte. Il faut cesser de poursuivre en justice les défenseur·e·s des droits humains qui dénoncent les violences sexuelles. (2022, mars 12). Amnesty International, disponible à l’adresse … Continue reading présente un danger pour les victimes lors d’un éventuel traitement judiciaire de ces affaires de violences. En 2020, une série de condamnations vise directement les utilisateur·ices des réseaux sociaux, en raison des contenus diffusés ou en raison de prises de position relatives à des affaires d’agressions. L’Institut Tahrir pour la politique au Moyen-Orient (Tahrir Institute for Middle East Policy) rapporte différentes condamnations comprenant des peines de prison ferme : deux jeunes femmes sont condamnées à deux ans et trois ans de prison en août 2020, pour violation des principes et des valeurs familiales à la suite de publications sur la plateforme Tik Tok[55]Egypt’s TikTok Crackdown and “Family Values”. (2020, août 13). The Tahrir Institute for Middle East Policy, disponible à l’adresse … Continue reading. En juin de la même année, une danseuse du ventre connue est condamnée à trois ans pour violation des valeurs morales, pour ses publications en lien avec sa pratique sur différents réseaux. En mai 2020, une influenceuse rapporte auprès de sa communauté en ligne avoir été victime d’un viol. Elle est alors arrêtée et passe quatre mois en détention pour incitation à la débauche[56]Égypte. Il faut cesser de poursuivre en justice les défenseur·e·s des droits humains qui dénoncent les violences sexuelles. (2022, mars 12). Amnesty International, disponible à l’adresse … Continue reading

Ces arrestations s’inscrivent dans une campagne plus globale de répression contre les créatrices de contenus qui violeraient les valeurs familiales, en se basant sur des lois relatives à la cybercriminalité. Les valeurs morales et le danger que représentent ces publications, qualifiées de « diaboliques » et portant atteinte aux valeurs de la société, font reposer les condamnations sur des appréciations extensibles de la notion juridique de moralité.

Postérieurement au mouvement Assault Police, Amnesty International alerte sur les nombreux cas de harcèlement judiciaire à l’encontre des victimes ou de leurs sympathisant·es qui s’expriment sur les réseaux sociaux. L’organisation dénonce notamment les poursuites engagées au début de l’année 2022 contre Rasha Azab qui affiche son soutien aux victimes d’un réalisateur de films. Elle est accusée d’insulte et de diffamation pour ses tweets dénonçant l’inaction des autorités[57]Égypte. Il faut cesser de poursuivre en justice les défenseur·e·s des droits humains qui dénoncent les violences sexuelles. (2022, mars 12). Amnesty International, disponible à l’adresse … Continue reading. Ainsi, la surveillance des réseaux sociaux permet de condamner des citoyen·nes qui critiquent l’absence de réaction des pouvoirs publics dans des affaires de violences sexuelles désormais publiques.

Dans le contexte actuel, la marge de manœuvre pour encourager la libération de la parole en Égypte est particulièrement faible. La dénonciation de faits de violences entraîne pour la victime une enquête sur sa moralité et ses mœurs, ainsi qu’une mise au ban de la société égyptienne. Par ailleurs, toute forme de contestation pouvant mettre en cause le pouvoir public peut entraîner une condamnation de l’auteur·ice. Le modèle des dénonciations indirectes de violences utilisé par Assault Police a permis de protéger l’auteure du compte Instagram de représailles, ainsi que les victimes, qui sont restées anonymes. La prise de parole, par une tierce personne à l’agression, protège le créateur de contenu, la victime anonymisée et offre un espace de révélation, d’indignation et de discussion pour la société.

Recommandations 

Pour que cette libération de la parole continue, il est essentiel que des organisations non gouvernementales égyptiennes l’encouragent. Les organisations de défense des droits des femmes  proposent des hotlines à destination du public pour offrir soutien et écoute aux femmes victimes de violence, en situation de détresse. A cela doivent désormais s’ajouter des mesures prenant en compte la popularité des réseaux sociaux au sein de la population. Ces organisations peuvent mettre en place des plateformes en ligne permettant la diffusion de témoignages des victimes sous couvert d’anonymat. La popularité des réseaux et la libération de la parole des cas d’agression sont un encouragement à l’expression pour les femmes en Egypte. La capacité à exposer publiquement des affaires de violence sexuelle encourage la libération de la parole et la discussion. Cette plateforme s’articule autour du recueil des récits d’agression et de leur retranscription auprès du public égyptien sur un réseau social.

Ces mêmes organisations doivent également communiquer sur les risques dans l’utilisation des réseaux sociaux au regard de la loi et des affaires judiciaires. En ce sens, un guide de l’usage des réseaux sociaux adapté au contexte national doit être produit et diffusé auprès des utilisateurs.rices des réseaux sociaux.

La consultation des réseaux sociaux est libre en Egypte, aussi des organisations égyptiennes ou des créateurs égyptiens.nes de contenus résidants à l’international peuvent sensibiliser une population égyptienne à distance sur les dangers encourus, notamment ceux émanant de l’Etat dans son contrôle des réseaux sociaux.

Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’auteur.

Pour citer cet article: MOREL Guillaume (2024), « Réseaux sociaux : outils de contestation et de répression des femmes en Egypte », Institut du Genre en Géopolitique, https://igg-geo.org/?p=18968

References

References
1 Chebib, N. K., & Sohail, R. M. (2011). The reasons social media contributed to the 2011 Egyptian revolution. International journal of business research and management (IJBRM), 2(3), 139-162.
2 Murthy, D. (2018). Twitter. Cambridge: Polity Press.
3 Newsom, V. A., & Lengel, L. (2012). Arab women, social media, and the Arab spring: Applying the framework of digital reflexivity to analyze gender and online activism. Journal of International Women’s Studies, 13(5), 31‑46.
4 Egypt : Prosecute Sexual Assaults on Protesters | Human Rights Watch, disponible à l’adresse https://www.hrw.org/news/2011/12/22/egypt-prosecute-sexual-assaults-protesters
5 Frada, R. (2023, décembre 13). State Violence Against Women in Egypt’s Prisons : Gendering Bodies and Space 1/2. Institut Du Genre En Géopolitique, disponible à l’adresse https://igg-geo.org/?p=17057&lang=en
6 Galan, S. (2016). Beyond the Logic of State Protection : Feminist Self-Defense in Cairo after the January 25 Revolution. Kohl: a Journal for Body and Gender Research, 2, 71. https://doi.org/10.36583/kohl/2-1-9
7 Sexual Harassment in the Arab Region. (2015, novembre 19). UNFPA Arabstates, disponible à l’adresse https://arabstates.unfpa.org/en/publications/sexual-harassment-arab-region
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16, 18, 19, 22, 26, 28 Fighting sexual violence in Egypt on social media: A visual essay on assault police, disponible à l’adresse https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/17441692.2021.1991972
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45 Egypt’s Court of Cassation Upholds Eight-Year Sentence in Ahmed Bassam Zaki Case | Egyptian Streets. (2023, août 18), disponible à l’adresse https://egyptianstreets.com/2023/08/18/egypts-court-of-cassation-upholds-eight-year-sentence-in-ahmed-bassam-zaki-case/
46 Salif, H., & el Boujjoufi, M. (2021). Gender, Language, and the Separation of Public and Private Space (p. 282
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53 Egypt: Gang Rape Witnesses Arrested, Smeared | Human Rights Watch. (2020, septembre 11), disponible à l’adresse https://www.hrw.org/news/2020/09/11/egypt-gang-rape-witnesses-arrested-smeared
54, 56, 57 Égypte. Il faut cesser de poursuivre en justice les défenseur·e·s des droits humains qui dénoncent les violences sexuelles. (2022, mars 12). Amnesty International, disponible à l’adresse https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2022/03/egypt-end-prosecution-of-rights-defender-for-speaking-out-against-sexual-violence/
55 Egypt’s TikTok Crackdown and “Family Values”. (2020, août 13). The Tahrir Institute for Middle East Policy, disponible à l’adresse https://timep.org/2020/08/13/egypts-tiktok-crackdown-and-family-values/