24/06/2024
Viviana Espitia Perdomo
En 2012, le gouvernement colombien et la guérilla la plus grande et la plus ancienne de Colombie, les Forces Armées Révolutionnaires de la Colombie (FARC), ont entamé des négociations de paix qui ont finalement abouti en 2016. Cette organisation politico-militaire d’idéologie communiste-léniniste est née en 1966 d’un mouvement de résistance paysanne animé par les luttes agraires et la défense des terres prises de force par les élites économiques et politiques du pays. Ses membres, issu∙e∙s principalement de la population rurale, historiquement négligée et violentée par les institutions de l’État, étaient au nombre de 6.000 ou 7.000 au moment de la mise en place des négociations (à leur apogée, les FARC comptaient 20 000 guérilleros)[1]Données révélées par le général Javier Flórez, directeur de la sous-commission pour la fin du conflit dans les négociations de paix avec la guérilla, à la presse en 2016.
Le processus de paix, tenu à La Havane, Cuba, a été qualifié par la communauté internationale comme novateur et féministe en raison de la forte participation de la société civile et des organisations de victimes, dont 60% étaient des femmes[2]Bouvier, V. (2016). Gender and the Role of Women in Colombia’s Peace Process. United States Institute of Peace. En outre, le contenu de l’accord a garanti la représentation et la participation des femmes dans les institutions issues des accords de paix, tout en cherchant à promouvoir sa participation dans le système politique en général. En effet, l’accord comprend 130 engagements intégrant une dimension de genre, dont 122 portent sur des actions affirmatives spécifiques pour la participation des femmes[3]Instituto Kroc de Estudios Internacionales de Paz. (2017). Informe sobre el estado efectivo de implementación del acuerdo de paz en Colombia. Universidad de Notre Dame. Ainsi, pourquoi le processus de paix est-il devenu l’un des sujets centraux du mouvement féministe et des femmes en Colombie ? Comment ces femmes et féministes sont-elles parvenues à se positionner dans un processus de négociation qui traditionnellement était mené par les élites masculines ? Leur présence et leur positionnement ont-ils vraiment réussi à engendrer des transformations liées à leurs agendas et leurs revendications ?
En effet, l’entrée des femmes et des féministes dans les équipes négociatrices et dans les accords atteints, en tant que sources d’information légitimes et en tant que population prioritaire pour les politiques publiques qui en découlent, a représenté une rupture avec la tradition élitiste et patriarcale des négociations politiques en Colombie. À titre d’illustration, il convient de souligner que dans toute l’histoire du pays, seule une femme (guérillera) a été signataire d’un accord de paix. Entre 1990 et 1994, le gouvernement colombien a signé des accords avec l’EPL (Ejército Popular de Liberación), la PRT (Partido Revolucionario de los Trabajadores), le MAQL (Movimiento Armado Quintín Lame) et le CRS (Corriente de Renovación Socialista), et s’est engagé dans un dialogue avec le Parti communiste et la Coordinadora Guerrillera Simón Bolívar. Dans ces cas, tous les acteurs, négociateurs, témoins et garants étaient des hommes. De même, aucune femme n’a participé aux négociations qui ont abouti à la démobilisation des AUC (Autodefensas Unidas de Colombia), groupe paramilitaire, en 2004[4]Bouvier, V. (2016). Gender and the Role of Women in Colombia’s Peace Process. United States Institute of Peace.
Les vingt premières années du mouvement
Le mouvement féministe et des femmes en Colombie a une forte tradition antiguerre. En effet, le pacifisme et l’antimilitarisme se trouvent au cœur des principes politiques de ce mouvement depuis la fin des années 80. A cet égard, María Eugenia Ibarra, sociologue féministe colombienne, montre que les femmes et les féministes pour la paix en Colombie ont entamé un travail collectif inspiré de l’éthique de la non-violence, donnant ainsi une place centrale à des revendications telles que l’autonomie et la reconnaissance de la diversité d’identités à l’intérieur du collectif. En outre, l’expérience, partagée de toutes, de la douleur causée par la guerre est devenue une force motrice pour l’organisation collective, donnant lieu à des processus de politisation de la souffrance[5]Ibarra, M. E. (2007). Acciones colectivas de las mujeres en contra de la guerra y por la paz en Colombia. Sociedad y economía, 1 (13), 66-86.
Dans les années 90, les organisations de femmes et féministes se sont regroupées et unies dans un mouvement pacifiste et antimilitariste appelant à une solution négociée aux nombreux conflits armés du pays. Bien qu’il existât déjà à l’époque des expressions non-organisées de ces mêmes revendications, c’est à ce moment-là qu’elles sont devenues centrales dans l’agenda du mouvement[6]Gómez, D. M., & Montealegre, D. M. (2021). Colombian women’s and feminist movements in the peace negotiation process in Havana: complexities of the struggle for peace in transitional contexts. … Continue reading. En effet, plusieurs accords de paix ont été signés avec des guérillas de gauche, des négociations entamées avec les FARC – elles finiront par échouer, néanmoins – et une nouvelle constitution mise en place permettant la participation en politique d’ex-combattant·e·s et, dans une moindre mesure, d’organisations afrocolombiennes et indigènes. En lien avec cela, la sociologue colombienne Gloria Montoya remarque que l’émergence du mouvement des femmes et féministes pour la paix s’est caractérisée par un effort d’inclusion de tous·tes ces différents acteurs·rices sociaux·ales jusqu’alors négligé·es : la population paysanne, les secteurs populaires, les peuples indigènes et les communautés afro-descendantes. Par conséquent, le mouvement s’est construit sur la base d’alliances entre et avec différentes organisations sociales partageant une même position politique sur l’importance de la paix, même en temps de guerre : la Red Nacional de Mujeres, née de la participation des féministes à l’Assemblée Nationale Constituante de 1991 ; la Ruta Pacífica de Mujeres, née en 1996 de la convergence de multiples organisations et syndicats en faveur d’une manifestation pacifique contre la violence politique ; l’Asociación de Mujeres del Oriente Antioqueño, née en 1999 et ancrée, comme son nom l’indique, dans la région d’Antioquia, particulièrement touchée par la violence armée ; et l’organisation Inciativas por la Paz, créée en 2001 suite à une réunion à Stockholm de 22 groupes de femmes militantes pour la paix[7]Montoya, G. I. (2022). La ruta pacífica de las mujeres: movimiento pacifista y feminista en Colombia 1996 – 2016. Tesis de Doctorado. FLACSO sede Buenos Aires..
Entre 1990 et 2003, ces alliances ont été mises au travail pour promouvoir des réformes sociales et politiques orientées vers la paix dans un contexte de conflit armé actif[8]Montoya, G. I. (2022). La ruta pacífica de las mujeres: movimiento pacifista y feminista en Colombia 1996 – 2016. Tesis de Doctorado. FLACSO sede Buenos Aires. La manifestation à Mutatá en 1996, avec la participation de 1300 femmes, fut la première grande action collective de ce mouvement[9]Ibarra, M. E. (2007). Acciones colectivas de las mujeres en contra de la guerra y por la paz en Colombia. Sociedad y economía, 1 (13), 66-86. C’est lors de cette manifestation de résistance civile pacifique que le mouvement féministe et des femmes pour la paix déclare publiquement sa neutralité face aux différentes parties confrontées dans le conflit armé[10]Ruiz, M. [Ed.]. (2003). No parimos hijos ni hijas para la guerra. Servigraphic. Le militantisme en temps de guerre a permis notamment aux féministes colombiennes de mener un rôle d’intermédiation et de négociation de plusieurs cessez-le-feu au niveau local qui, dans certains cas, ont tenu pendant plusieurs mois. D’autres stratégies ont été mises en place, tel que les mobilisations dans les villages et les grandes villes ou les négociations directes avec les parties en guerre, en passant par l’organisation de groupes de pression au sein du Congrès et des agences gouvernementales.
Les femmes de l’organisation paysanne COCOMACIA (Consejo comunitario Mayor de la Asociación Campesina Integral del Atrato), par exemple, ont réussi à négocier à l’aide de l’Eglise Catholique des moments de levée des barrages routiers[11]Hernández Delgado, E. (2013). Mediaciones en el conflicto armado colombiano: hallazgos desde la investigación para la paz. CONfines de relaciones internacionales y ciencia política, 9(18), 31-57. Dans le même esprit, les femmes et les hommes de l’organisation paysanne ATCC (Asociación Campesina del Carare) ont encouragé de nombreux membres des différents groupes armés à se démobiliser et à rejoindre les programmes de retour à la vie civile du gouvernement, jouant ainsi un rôle de médiateurs·trices dans l’établissement des conditions de cette démobilisation[12]Hernández Delgado, E. (2013). Mediaciones en el conflicto armado colombiano: hallazgos desde la investigación para la paz. CONfines de relaciones internacionales y ciencia política, 9(18), 31-57. En ce qui concerne la libération et l’échange d’otages, les femmes de l’organisation des familles des personnes kidnappées, ASFAMIPAZ, ont réussi en 2000, au moyen de mobilisations et de diverses formes de pression organisée, à avoir l’autorisation des FARC pour visiter un des nombreux champs d’otages cachés au fond de la jungle ; elles ont pu évaluer les conditions humanitaires, identifier les personnes séquestrées, etc… Plus tard, en 2001, ces femmes ont joué à nouveau un rôle clé dans l’accord humanitaire entre le gouvernement d’Andrés Pastrana et les FARC ayant permis l’échange de 55 agents de police contre 14 guérilleros emprisonnés. Finalement, en 2012, alors que les négociations pour la paix venaient de commencer, elles ont fait campagne pour que les FARC libèrent leurs derniers otages, comme preuve tangible de leur bonne volonté.
L’organisation AMOR, quant à elle, a été la première à mener des entretiens de porte à porte dans les territoires où l’État n’était pas présent. Cela a contribué à combler le manque d’informations et le sous-enregistrement des violences subies, notamment à l’égard des femmes. Autrement dit, les femmes de cette organisation ont cartographié ces violences pour lesquelles personne ne s’intéressait : les violences sexuelles, les violences subies par les populations rurales et appauvries. Elles ont ensuite systématisé et illustré ces informations et les ont amenés aux réunions avec les autorités locales, avec la presse, l’objectif étant de visibiliser ce que tout le monde voulait nier. Ainsi, les organisations de femmes et féministes ont contribué à la sensibilisation et à la création d’une conscience collective sur l’impératif de mettre fin au conflit armé ; elles ont participé à la construction d’une mémoire historique sur ce qui se passait au moment même où cela avait lieu.
Ce ne sont là que quelques exemples, parmi tant d’autres, de la manière dont les organisations de femmes et féministes ont contribué à la fin du conflit. Virginia Bouvier, fonctionnaire étatsunienne à l’ONU, signale que
« les femmes ont engagé un dialogue direct avec les groupes armés pour obtenir la libération des otages, prévenir les violences et les déplacements forcés, récupérer les enfants recrutés par les acteurs armés, protéger leurs communautés et garantir les besoins fondamentaux. Elles ont mis le pied dans les territoires occupés et ont persuadé les insurgés de lever les barrages routiers et de permettre le passage de nourriture, de médicaments et de personnes à travers les points de contrôle militaires, paramilitaires et des insurgés[13]Bouvier, V. (2016). Gender and the Role of Women in Colombia’s Peace Process. United States Institute of Peace, p. 18 »
Ces expériences de construction de paix en dehors des institutions leur ont permis d’acquérir une contre-expertise dans le champ de la négociation, au sens proposé par Daniel Mouchar – c’est-à-dire, la résistance à la domination des systèmes experts qui est étroitement liée à l’articulation entre le savoir et le pouvoir[14]Mouchard, D. (2009). Expertise. Paris : Presses de Sciences Po. doi:10.3917/scpo.filli.2009.01.0235 Retrieved from https://www.cairn.info/dictionnaire-des-mouvements-sociaux– … Continue reading. Les femmes du mouvement de femmes et féministes pacifique ont développé une expertise politique qui est propre aux institutions, défiant ainsi le « monopole cognitif » des institutions politiques. Cette contre-expertise a été fondamentale pour établir ce rapport de force particulier qu’elles ont pu entretenir pendant tout le processus de paix et notamment avec les équipes négociatrices à La Havane. Cela est dû à la légitimité et à la confiance que leur accordaient désormais tous les acteurs armés, légaux et illégaux, en raison des années d’expérience dans des activités de pacification et de médiation. Dans un contexte de méfiance entre les parties aux négociations, cette légitimité a permis au mouvement des femmes et féministes pour la paix non seulement de prendre pied dans les négociations, mais aussi de contribuer à surmonter les différentes crises que le processus a traversées.
En 2003, par exemple, le mouvement a commencé une campagne pour « la démilitarisation de la vie civile et la récupération de la citoyenneté des femmes », dénonçant principalement l’instrumentalisation du corps des femmes dans le conflit armé[15]Ibarra, M. E. (2007). Acciones colectivas de las mujeres en contra de la guerra y por la paz en Colombia. En 2004, face à l’instauration d’une négociation entre le gouvernement et les paramilitaires sans que ne soit pris en compte les besoins et les revendications des organisations de femmes et féministes, le mouvement s’est focalisé sur les alternatives de construction de paix, en développant le slogan suivant : « Ni la guerre qui nous tue, ni la paix qui nous opprime[16]Ibarra, M. E. (2007). Acciones colectivas de las mujeres en contra de la guerra y por la paz en Colombia ». Nombres d’organisations ont rejoint cette campagne, dénonçant ainsi les structures d’oppression patriarcale et remettant en cause le système politique.
Avec ce nouvel objectif en tête, et dans l’intérêt également d’attirer la presse et l’opinion publique, le mouvement de femmes et féministes a multiplié l’organisation de rencontres nationales. A Bogota, elles ont organisé la Rencontre Internationale des Femmes contre la Guerre et la table ronde nationale pour la défense du droit à la vérité, à la justice et à la réparation dans une perspective de genre. Elles sont parvenues à rédiger des recommandations pour la prise en compte des vécus des femmes dans les négociations avec les paramilitaires et à élaborer des stratégies pour faire pression sur le gouvernement. Cela a abouti à la modification de cinq articles de la loi cadre des négociations de paix, dans la direction d’accorder une attention particulière aux femmes et aux jeunes filles victimes d’agressions sexuelles[17]Montoya, G. I. (2022). La ruta pacífica de las mujeres: movimiento pacifista y feminista en Colombia 1996 – 2016. Tesis de Doctorado. FLACSO sede Buenos Aires.
Au cours de ses deux premières décennies d’existence, le mouvement de femmes et féministes pour la paix a développé des contre-expertises sur la médiation dans des territoires où le conflit restait actif, sur les cessez-le-feu, sur la lutte pacifiste, sur les intérêts et les répertoires des groupes armés, sur la construction des mémoires de la guerre, sur des méthodologies de récupération et de systématisation de témoignages des faits survenus pendant la guerre et sur les violences faites aux femmes[18]Montoya, G. I. (2022). La ruta pacífica de las mujeres: movimiento pacifista y feminista en Colombia 1996 – 2016. Tesis de Doctorado. FLACSO sede Buenos Aires. C’est avec ces expériences dans la médiation des conflits et tout le capital politique et militant accumulé que les organisations de femmes et féministes, moins articulées néanmoins qu’au début des années 2000, feront face à l’annonce en 2012 du début des négociations de paix entre le gouvernement colombien et les FARC.
La Cumbre Nacional de Mujeres y Paz : la mise en accord d’une agenda et l’établissement d’un rapport de force
À la suite de cette annonce, le mouvement a augmenté les actions militantes aux niveaux local, national et international afin d’exiger le maintien des dialogues de paix et une représentation dans ces dialogues, entraînant par là-même une redynamisation des alliances qui a abouti au premier Sommet National de Femmes et Paix, tenu du 23 au 25 d’octobre 2013 à Bogota. Ce premier sommet a réuni environ 450 représentantes d’organisations de femmes issues de 30 des 32 départements du pays et représentant des processus organisationnels des différents secteurs.
En plus d’une structure organisationnelle préexistante depuis les années 90, le contexte international fut clé pour l’organisation de ce sommet et pour l’établissement du rapport de force avec les équipes négociatrices. Le mouvement de femmes et féministes pour la paix s’est emparé de la résolution 1325 du Conseil de Sécurité de l’ONU pour obtenir du soutien international. Ainsi, le Sommet a compté avec le soutien de l’ONU et les gouvernements de la Suède, la Norvège, l’Espagne et la Suisse.
Ainsi, la pression exercée par les organisations internationales et le mouvement des femmes et féministes pour la paix a eu ses effets. Seulement un mois plus tard, le gouvernement a nommé deux femmes (Nigeria Rentería et María Paulina Riveros) négociatrices plénipotentiaires. Ces désignations ont augmenté les possibilités de plaidoyer du mouvement de femmes et féministes, car il existait déjà entre elles des canaux de communication privilégiés et une position partagée sur l’importance de l’inclusion des femmes dans les processus de paix. En outre, c’est grâce à l’action conjointe du mouvement et des plénipotentiaires, tant du gouvernement que des FARC, qu’a été créée en 2014 la Sous-Commission de Genre, ayant pour but d’apporter des informations, suggérer des lignes directrices et formuler des recommandations, assurer le suivi de la mise en œuvre de l’approche de genre et maintenir des espaces et des canaux de dialogue avec les féministes et les organisations de femmes pour la paix[19]Humanas. (2015). La Subcomisión de Género de la Mesa de Negociaciones de la Habana: Avances y expectativas. Paz con mujeres. Retrived from https://humanas.org.co/pazconmujeres/la-subcomision- … Continue reading. Cette sous-commission a organisé de nombreuses rencontres avec des chercheuses, des femmes victimes et des militantes pour connaître leurs opinions sur les négociations de paix et ouvrir des espaces de participation pour assurer la prise en compte des expériences des femmes dans le processus de construction de paix.
Ainsi, et malgré les difficultés, le mouvement de femmes et féministes a réussi à établir un rapport de force avec le gouvernement et les FARC, revendiquant une place dans les négociations. En effet, dans les moments de crise pendant les négociations, le soutien des organisations de femmes et féministes s’est prouvé fondamental. D’un côté, l’exigence emblématique de ce mouvement, à savoir, personne ne quitte la table tant qu’un accord final n’a pas été atteint, a été adopté par de nombreux acteurs∙rices, au niveau national et international, pour faire pression sur les équipes négociatrices dans les moments les plus durs des négociations. De l’autre côté, dans la campagne du plébiscite pour adopter l’accord de paix en 2016, les organisations de femmes et féministes ont été fondamentales pour faire appel à voter Oui. Même après le résultat négatif du dispositif démocratique, elles sont devenues « la principale plateforme organisationnelle pour la mobilisation en faveur de la défense de l’accord et des négociations »[20]Gómez, D. M., & Montealegre, D. M. (2021). Colombian women’s and feminist movements in the peace negotiation process in Havana: complexities of the struggle for peace in transitional contexts. … Continue reading (p. 452). Et au-delà de cette défense du processus de paix, il est important de souligner que le rapport de force que les organisations de femmes et féministes on réussit à établir leur a permis d’imposer certaines revendications et de donner forme, dans une certaine mesure, à ce qu’allait devenir la société colombienne post-conflit.
La reconnaissance du caractère systémique et politique des violences sexuelles par la voie de la justice transitionnelle en Colombie : une victoire féministe
La reconnaissance du caractère systémique et politique des violences sexuelles constitue une des revendications historiques des féminismes. En effet, les violences sexuelles durant les conflits armés se voient très souvent restreintes, par les institutions judicaires et politiques, à la sphère privée, invisibilisant ainsi les liens qu’elles entretiennent avec le pouvoir politique. Ces violences ont été, et son encore, très souvent privatisées par les tribunaux, les institutions internationales et les élites masculines dans les négociations de paix, les rattachant aux « besoins personnels » des soldats[21]O’Rourke, C. (2015). Feminist scholarship in transitional justice: a de-politicising impulse? Women’s Studies International Forum, 51, 118-127.10.1016/j.wsif.2014.11.003.
Dans le cadre du conflit armé colombien, ces violences ont eu pour objectif, dans la plupart de cas, la destruction morale et politique des femmes qui assumaient des rôles de leaders afin de terroriser d’autres femmes et de les démotiver à prendre le relais[22]Pour plus d’information sur les dynamiques de violences durant le conflit armé colombien, voir le rapport final de la Comission de la Vérite, notamment le chapitre 3 « Mi cuerpo es la verdad » … Continue reading. Les membres des groupes armés, soient-ils légaux, paramilitaires, narcotrafiquants ou insurrectionnels, ont agressé sexuellement le corps des femmes pour les pousser et les enfermer dans le silence[23]Segato, R. L. (2014). Las nuevas formas de la guerra y el cuerpo de las mujeres. Sociedade E Estado, 29, 341-371. Inscrire ces violences dans une logique de pouvoir et les analyser comme faisant partie d’un continuum[24]Kelly, L. (1988). Surviving sexual violence. Polity Press est une demande que le mouvement des femmes et féministes colombien a adressé aux institutions de justice transitionnelle. En effet, cette reconnaissance nécessite de décisions judiciaires et politiques qui établissent un lien entre les violences sexuelles en temps de guerre et les rapports de domination de genre, de race et de classe, et la militarisation des territoires et des interactions sociales. Des éléments qui sont par ailleurs bien présents en temps de paix.
Cela tient au fait que ces organisations réclament que la justice transitionnelle participe à la transformation des structures de pouvoir qui permettent et légitiment la violence à l’égard des femmes, tant en temps de guerre qu’en temps de paix. Ainsi, leur but dans ce domaine est de mettre en évidence la responsabilité du système patriarcal et de l’État dans la commission des violences sexuelles, tout en contestant les discours essentialistes qui dissocient ces violences de la violence politique et des structures de domination sociale à l’origine du conflit armé.
Dans ce contexte, les organisations de femmes et féministes ont particulièrement insisté pour que cette reconnaissance se matérialise dans la Juridiction Spéciale de Paix (JEP), tribunal national créé par les accords de paix pour juger les faits du conflit armé. En effet, c’est cette institution qui s’est chargée de rendre juridiquement responsables les auteurs de ces violences. Elle a mis en place un système de peines alternatives centré sur les principes de la justice réparatrice et a développé des mesures de réparation symboliques et économiques[25]Delgado, C. F. R. (2020). Articulación de los sistemas de justicia transicional en Colombia: la paz, la alternatividad penal y las víctimas como ejes fundamentales. Criterios, 13(1), 163-202.. Il était donc crucial d’obtenir de cette juridiction la reconnaissance du caractère systémique et politique des violences sexuelles. Cela a permis de parvenir à des réparations qui prennent en compte les dégâts physiques, psychologiques, politiques et collectifs occasionnés par les violences sexuelles, et, par cette voie, des garanties de non-répétition.
S’agissant d’une revendication pour la transformation des rapports de domination sociaux, le mouvement de femmes et féministes a dû faire face à de nombreuses résistances et obstacles. Ce fut un combat mené à la fois dans la rue, par des manifestations, et dans les tribunaux[26]Agrikoliansky, É. (2010). Les usages protestataires du droit. Recherches, 225-243. Doi : 10.3917/dec.filli.2010.01.0225, ainsi que dans des espaces politiques nationaux et internationaux en exigeant que soit respecté ce qui avait été convenu lors des négociations de paix. La moitié du temps d’existence ordinaire de la JEP s’est écoulé sans que cette revendication ne soit entendue. Par conséquent, très peu d’enquêtes liées aux violences sexuelles ont été menées, et très peu de victimes ont été reconnues (limitant ainsi leur accès aux droits et aux réparations relevant de la compétence de cette juridiction) ; aucune réparation, que ce soit collective ou individuelle, n’a été mise en place.
Finalement, le 27 septembre 2023, la reconnaissance du caractère systémique et politique de ces violences a été obtenue par la décision de la JEP d’ouvrir un « macro-cas » pour enquêter sur les violences sexuelles. Dans la structure juridique de la JEP, il s’agit d’une figure qui permet le déploiement des ressources nécessaires pour enquêter les faits dénoncés par les victimes avec une approche compréhensive. En effet, face au défi de rendre justice à plus de neuf millions de victimes, selon les chiffres de l’Observatoire de la Mémoire et du Conflit du centre National de Mémoire Historique de la Colombie, pour des faits d’une guerre qui au cours de plus de six décennies s’est profondément dégradée, la JEP a dû créer des stratégies de sélection des faits à enquêter. Cette sélection s’est basée, entre autres, sur des critères tels que la gravité et la représentativité des faits, la disponibilité probatoire ou les caractéristiques des victimes.
L’intention d’enquêter au moyen de macro-cas est de pouvoir identifier des modèles de macro-violence et des pratiques criminelles systématiques pendant le conflit armé. Cependant, il est important de souligner que seuls les faits qui font partie d’un des 11 macro-cas existants à ce jour font l’objet d’enquêtes et de poursuites judiciaires. En ce sens, un macro-cas adopte la forme d’un critère d’organisation de l’information qui favorise une lecture du conflit armé allant au-delà des faits individuels en les replaçant dans le contexte des structures de domination qui ont rendu la guerre possible. Ainsi, et revenant au sujet de la lutte des organisations de femmes et féministes en Colombie, cela permet à la fois de remettre en contexte les délits commis et d’identifier la valeur stratégique et structurante des violences sexuelles dans les dynamiques du conflit armé et dans le système politique colombien[27]JEP. (2018). Criterios y metodología de priorización de casos y situaciones en la sala de reconocimiento de verdad, de responsabilidad y de determinación de los hechos y conductas. Ainsi, dans la mesure où ce macro-cas génère des enquêtes, des poursuites et des décisions judiciaires, articulées et contextualisées, sur les violences sexuelles, il participe à la dé-privatisation et à la politisation de ces violences et à la construction d’une vérité judiciaire qui les reconnaît comme relevant de rapports de domination au sein de la société colombienne.
Conclusion
La reconnaissance du caractère systémique et politique des violences sexuelles dans le cadre du conflit armé est une victoire féministe qui a été rendue possible grâce à des années de lutte collective de femmes et féministes et au rôle qu’elles ont joué dans l’aboutissement d’une sortie négocié à 60 ans de conflit armé. Le rapport de force qu’elles ont réussi à établir face aux équipes de négociation et face à l’infrastructure de politique transitionnelle s’explique par leurs contributions dans l’histoire de la construction de paix en Colombie. En effet, elles ont réussi à devenir indispensables pour le succès de tels processus grâce à leur travail de médiatrices et de soutien populaire aux négociations. Le mouvement des femmes et féministes pour la paix en Colombie a su transformer ce moment de changement en une opportunité pour faire avancer ses propres revendications.
Ainsi, elles ont remporté une victoire féministe dans le cadre de la Juridiction Spéciale de Paix, en assurant la reconnaissance du caractère politique et systémique des violences sexuelles pendant le conflit armé. Cette reconnaissance s’inscrit dans la lutte historique des mouvements féministes pour déprivatiser ces violences, en mettant en lumière leur articulation avec les rapports de domination de sexe, de clase, de race et d’âge et en les analysant sous la forme d’un continuum de violences patriarcales, et pendant et après la guerre. De plus, cette reconnaissance a permis et permet encore aujourd’hui de rendre justice aux victimes et de construire également un récit plus complet et nuancé du conflit armé colombien.
A présent, une nouvelle étape de la lutte s’ouvre pour matérialiser la participation des organisations de femmes et féministes dans toute la procédure de justice ; autrement dit, pour que ce mouvement accompagne collectivement les processus d’enquête et veille à ce que le bien-être des personnes ayant subi des violences sexuelles soit mis au centre des décisions de justice. Cette lutte pose de nombreux défis en termes d’expertise spécifique requise pour l’action juridique. Des alliances avec des professionnel·les du droit, majoritairement engagées, seront essentielles pour garantir le respect des principes de la justice réparatrice dans une perspective de genre.
Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’autrice.
Pour citer cet article: Viviana Espitia Perdomo, “Le mouvement de femmes et féministes pour la paix en Colombie et la reconnaissance des violences sexuelles : une lutte de plus d’un demi-siècle”, 24.06.2024, Institut du Genre en Géopolitique, igg-geo.org/?p=19522
References
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↑22 | Pour plus d’information sur les dynamiques de violences durant le conflit armé colombien, voir le rapport final de la Comission de la Vérite, notamment le chapitre 3 « Mi cuerpo es la verdad » portant sur les vecus de femmes dans la guerre |
↑23 | Segato, R. L. (2014). Las nuevas formas de la guerra y el cuerpo de las mujeres. Sociedade E Estado, 29, 341-371 |
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