Dans quelle mesure le crime organisé illustre-t-il la dimension genrée de la société mexicaine ?

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Dans quelle mesure le crime organisé illustre-t-il la dimension genrée de la société mexicaine ?

11.09.2020

Julie Lavaire

La situation de la femme est souvent mal perçue à travers le monde. Beaucoup d’entre elles sont opprimées, même dans les pays les plus développés. Cela est une conséquence directe du machisme et de la misogynie. Dans tous les pays, le manque d’éducation, la puissance des dogmes religieux et les fortes traditions familiales et historiques nourrissent et consolident le machisme dans les sociétés. Dans de nombreux pays, cette situation n’évolue pas et incite les femmes à se débrouiller par leurs propres moyens.

La violence subie par les femmes n’a pas de frontières et a fait des millions de victimes dans le but de protéger un système étatique criminel. Cette situation est très marquante en Amérique latine, en particulier au Mexique où la violence contre les femmes est à son apogée.

Ainsi, la question de la condition des femmes dans les sociétés modernes, capitalistes et patriarcales est désormais un sujet central de la recherche. Il y a notamment une société où ce sujet trouve une réalité, une pertinence qui nous intéresse : c’est dans une société latine, au Mexique, et dans le cas d’une société qui est frappée par le fléau du crime organisé. Nous allons donc nous intéresser à la question de savoir en quoi ce crime organisé donne des éléments sur l’évolution de la condition des femmes et sur le caractère genré de la société mexicaine.

La situation des femmes dans la société mexicaine

La pauvreté et les violences faites aux femmes demeurent les fléaux les plus répandus aux quatre coins de la planète. L’Amérique latine, notamment le Mexique, ne fait pas exception. Les femmes y sont les plus touchées par les inégalités sociales et doivent faire face à un patriarcat qui est à la fois un pilier et un produit de l’organisation sociale mexicaine.

Le manque d’accès à l’éducation consolide le rôle domestique des femmes. En effet, au cours de leur vie, elles sont tour à tour filles, mères, épouses et femmes de ménage. Mais le problème de l’éducation n’est qu’une difficulté parmi tant d’autres au Mexique et il est caractéristique de la situation au niveau national. Le manque de coordination entre les législations nationales et internationales concernant les droits des femmes, les difficultés pour accéder aux services sanitaires (infections sexuellement transmissibles, grossesse, accouchement, interruption volontaire de grossesse), la brutalité en milieu familial, la faible participation politique et la pérennité d’institutions à l’origine des inégalités de genre qui reproduisent les stéréotypes traditionnels sont des problèmes auxquels les femmes mexicaines doivent faire face.

Le fait que les femmes soient cantonnées à un rôle domestique met en lumière les obstacles auxquels elles sont confrontées au quotidien. En effet, elles sont les premières victimes d’une société du Sud, catholique, machiste et violente.

L’État patriarcal mexicain a été construit avec la vision selon laquelle les hommes sont les visages de l’humanité, les sujets et les acteurs de l’activité publique, ceux qui exercent leur pouvoir, dominent et règnent cruellement contre les femmes qui luttent mais se voient refuser le droit d’être perçues comme des sujets de droit à part entière. De fait, une société conservatrice et machiste, avec une Eglise peu ouverte d’esprit, une pauvreté croissante et une impunité inédite, fait du Mexique un terrain propice aux violences envers les femmes.

Ainsi, dans un cadre guerrier comme celui que connaît le Mexique, la violence contre les femmes se multiplie sous les formes les plus abjectes. En effet, depuis une vingtaine d’années, le Mexique a entamé une guerre contre la corruption, le narcotrafic, et le narco-Etat[1]. Par conséquent, les cartels ont décidé de déclarer la guerre au peuple. Or, en temps de guerre, le corps des femmes est un territoire dont il faut s’emparer, qu’il faut museler et soumettre.

Les meurtres de femmes sont souvent plus cruels que ceux des hommes : leurs corps sont mutilés et découpés. Les hommes violent les femmes puis les assassinent ou bien des cartels les enlèvent, les prostituent et les assassinent après plusieurs mois, voire années, d’exploitation. C’est principalement le cas dans le Nord du pays, à la frontière avec les Etats-Unis, où beaucoup d’Américains font du tourisme sexuel à bas prix et où la présence des maquiladoras[2] favorise l’immigration de femmes pauvres qui cherchent un travail, ce qui fait d’elles des cibles faciles. Ainsi, la célèbre ville de Ciudad Juárez, baptisée par les médias « capitale mondiale du meurtre[3] » est un cas d’école concernant la violence contre les femmes.

Les femmes dans la criminalité

Dans ce type de société où il y a tant d’inégalités, tant de pauvreté, un patriarcat fort, et où les femmes doivent subvenir aux besoins de leur famille, la criminalité trouve donc un terrain de recrutement privilégié. Les femmes font partie, à ce titre-là, des populations massivement recrutées par le crime organisé. Alors, au milieu d’un manque structurel d’opportunités comme l’accès à l’emploi ou à l’éducation, un grand nombre de femmes – indigènes, migrantes ou à faible revenu – choisissent de s’engager dans des activités criminelles pour subvenir à leurs besoins.

En effet, le sentiment d’appartenance, le besoin de sécurité et de ressources, le sous-emploi ou encore la toxicomanie poussent les femmes à rejoindre des groupes criminels organisés, tels que les cartels. Les femmes dans les cartels sont utilisées pour transporter de la drogue, blanchir de l’argent et parfois commettre des assassinats. Rares sont celles qui gravissent les échelons. Les femmes recrutées peuvent également être victimes d’esclavage sexuel, « business » fortement contrôlé par les cartels.

En effet, pour recruter ou menacer, les cartels jouent sur les situations très précaires des familles, notamment des femmes. Ces femmes, ces mères ont la volonté de sauver leur famille et sont donc prêtes à prendre tous les risques. Cependant pour les cartels, si elles viennent à se faire arrêter ou à mourir alors ces femmes ne sont que des dommages collatéraux de leurs activités.

Quant aux femmes qui finissent dans les filets de la prostitution, les cartels ont pour habitude de les kidnapper afin de les exploiter. En effet, le Mexique est un pays connu pour la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle et de travail forcé[3]. Le quartier de la Merced, au centre de la capitale, se maintient comme le premier lieu d’Amérique latine pour la prostitution de mineurs : 80 % sont des jeunes filles, dont 50 % ont moins de dix-huit ans et proviennent d’Amérique centrale.

Malgré un patriarcat qui touche les aspects culturel, social, économique et politique au sein de la société mexicaine et du crime organisé, on remarque, depuis une vingtaine d’années, une féminisation du crime organisé. En revanche, il serait faux de penser que l’ascension des femmes – lorsqu’elle a lieu – est récente. En effet, deux femmes ont marqué l’histoire de la drogue dans la première moitié du XXème siècle : La Nacha et Lola la Chata.

Ignacia Jasso, appelée « La Nacha » a été la première à mettre en place des actions et des stratégies que les grands cartels de la drogue continuent d’utiliser aujourd’hui. Elle a été le « premier trafiquant de drogue » du pays à concourir pour une place dans ce milieu et à exporter de la drogue à grande échelle. La Nacha a été la première à créer un cartel transnational mexicain.

La seconde femme qui a marqué l’histoire de la drogue est María Dolores Estévez Zuleta, connue sous le nom de Lola la Chata. Elle fait partie des principaux trafiquants de marijuana, de morphine et d’héroïne au M
exique, dans les années 1930 à 1950. La Chata est une digne représentante et pionnière des manifestations émergentes et populaires des femmes dans la culture de la drogue.

Fortes de ces modèles, certaines femmes ont donc commencé à prendre le contrôle des cartels de drogue ces dernières années, et parmi elles : Leticia Rodríguez Lara (cartel de Jalisco Nueva Generación), Veronica Mireya Moreno Carreón (Los Zetas), Ramona Camacho Valle (Los Rojos), Erika « N » alias « La Nena » (Gente Nueva), Delia Patricia Buendia alias « Ma Becker » (cartel de Neza) ou encore Sandra Ávila Beltrán alias « La Reine du Pacifique » (cartel de Sinaloa). Ces femmes sont les héritières de María Dolores Estévez Zulueta et Ignacia Jasso.

Les zones d’influence des cartels mexicains [5]

Mais ces baronnes de la drogue masquent une réalité difficile. Même s’il y a eu certaines évolutions au sein du crime organisé ou de la société mexicaine, il ne faut pas oublier la violence envers les femmes infligée par les hommes. Au Mexique, dix féminicides sont commis chaque jour[6] En réalité, le crime organisé est un miroir grossissant des tendances socio-culturelles mexicaines. Les actes (assumés) du crime organisé sont un reflet plus brutal, plus radical de la société mexicaine et du quotidien des femmes.

Conclusion

Malgré la prise de conscience des femmes mexicaines, et du soutien reçu par les associations et les organisations, il n’y a pas de réelle avancée au Mexique. En dépit de cela, on peut noter qu’en 2017, la ville de Mexico a fait installer dans le métro des sièges-pénis réservés aux hommes. Ces sièges visent à dénoncer le harcèlement sexuel. L’idée était de rendre le déplacement aussi embarrassant et incommodant que possible afin de montrer aux harceleurs que personne n’aime sentir l’appui d’un sexe contre ses fesses ou sa cuisse dans le métro[7].

Cette campagne contre le harcèlement sexuel reflète une réalité plus grande que ce que le gouvernement mexicain laisse paraître.  Mais c’est tout le paradoxe qui subsiste en Amérique latine au sein des gouvernements successifs – et au sein du crime organisé. Les pays latino-américains connaissent depuis l’an 2000 une féminisation de la politique, avec notamment plusieurs femmes élus présidentes : au Chili, Michelle Bachelet ; au Costa Rica, Laura Chinchilla ; en Argentine, Cristina Fernandez ; au Brésil, Dilma Roussef ; au Nicaragua, Violeta Barros et au Panama, Mireya Moscoso.

En réalité, la « forte » présence des femmes en politique est plus symbolique qu’autre chose, surtout que ces dernières ne transforment pas profondément leurs sociétés. En effet, la féminisation de la politique dans la région latino-américaine n’a pas encore manifesté, par l’inscription dans les programmes politiques, une véritable amélioration des conditions de vie des femmes. Les femmes politiques à la tête des États latino-américains ne représentent pas réellement une avancée pour les luttes des droits des femmes.

Au sein du crime organisé, la situation est comparable. Les baronnes de la drogue et les autres femmes aux postes de pouvoir ne sont pas à l’origine de profonds changements : la violence au Mexique due aux cartels est sans précédent et le patriarcat reste un pilier majeur de l’organisation des cartels. Qui plus est, cette guerre contre la drogue entamée en 2006 par l’ex-président Calderon a provoqué en quinze ans une progression de 85% des féminicides. Cette crise a donc favorisé l’impunité des criminels et a accru la violence des cartels – qu’une femme soit à leur tête ou non – notamment envers les femmes dont le corps est devenu un territoire à conquérir.

Ainsi, le fonctionnement au sein du crime organisé illustre le fonctionnement global de la société mexicaine à tous les niveaux : hiérarchie, violence, relations, travail, etc. Le crime organisé est tout simplement une loupe de la société mexicaine, victime d’un gouvernement qui est gangrené par la corruption.

Sources

[1] D’après José Luis Solís González, « [U]n narco-Etat est une forme d’Etat capitaliste, avec une forte présence de représentants du crime organisé au sein de ses différentes institutions, de l’économie et de la finance ».

[2] D’après Daniel Villavicencio, « [L]es Maquiladoras sont principalement des filiales de firmes étrangères installées le long de la frontière nord du Mexique, bénéficiant d’exonérations fiscales à l’importation de pièces pour assembler et exporter des produits finaux ».

[3] Camille Wernaers, « Mexique : Juarez, ‘‘la ville qui tue les femmes’’ », RTBF, 05/02/2020 [consulté le 06/09/2020], disponible sur : https://www.rtbf.be/info/dossier/les-grenades/detail_mexique-juarez-la-ville-qui-tue-les-femmes?id=10423700

[4] UNODC, « Global report on trafficking in persons », 2018, disponible sur : https://www.unodc.org/documents/data-and-analysis/glotip/2018/GLOTiP_2018_BOOK_web_small.pdf

[5] Christophe Bouquet, Histoire du trafic de drogue (3/3) : Les territoires perdus, 2020, Arte, 158 minutes, disponible sur : https://www.circ-asso.net/histoire-du-trafic-de-drogue-3-3-les-territoires-perdus/

[6] Camille Magnard, « Au Mexique, dix féminicides sont commis chaque jour », France Culture, 20/02/2020 [consulté le 05/04/2020], disponible sur : https://www.franceculture.fr/emissions/revue-de-presse-internationale/la-revue-de-presse-internationale-emission-du-jeudi-20-fevrier-2020

[7] Auteur non mentionné, « Mexique : dans le métro, un siège avec pénis contre le harcèlement sexuel », L’Express, 01/04/2017 [consulté le 15/03/2020], disponible sur : https://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique-sud/video-mexique-dans-le-metro-un-siege-avec-penis-contre-le-harcelement-sexuel_1894967.html

BIBLIOGRAPHIE

Articles

– Auteur non mentionné, « Guetteuses, ‘‘mules’’, agents financiers : au Mexique, le trafic de drogue compte toujours plus de femmes », Le Monde, 29 janvier 2010, disponible sur : https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2010/01/29/guetteuses-mules-agents-financiers-au-mexique-le-trafic-de-drogue-compte-toujours-plus-de-femmes_1298505_3222.html

– Auteur non mentionné, « La police de Ciudad Juarez recherche ‘‘Diana, la chasseuse de chauffeurs’’ », Le Monde, 4 septembre 2013, disponible sur : https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2013/09/04/la-police-de-ciudad-juarez-recherche-diana-la-chasseuse-de-chauffeurs_3470695_3222.html

Auteur non mentionné, « Mexique : dans le métro, un siège avec pénis contre le harcèlement sexuel », L’Express, 1 avril 2017, disponible sur : https://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique-sud/video-mexique-dans-le-metro-un-siege-avec-penis-contre-le-harcelement-sexuel_1894967.html

– Camélia Aberkane, « Mexique : Entre traite des êtres humains et esclavage sexuel », Humans for women, 18 novembre 2015, disponible sur : http://www.humansforwomen.org/le-blog/mexique-esclavage

– Juliana Fregoso, « ‘‘La Nacha’’ y ‘‘La Chata’’, las ‘‘madres fundadoras’’ que inventaron todo en el narcotráfico mexicano », Infobae, 2 juin 2018, disponible sur : https://www.infobae.com/america/mexico/2018/06/02/la-nacha-
y-la-chata-las-madres-fundadoras-que-inventaron-todo-en-el-narcotrafico-mexicano/

– Camille Magnard, « Au Mexique, dix féminicides sont commis chaque jour », France Culture, 20 février 2020, disponible sur : https://www.franceculture.fr/emissions/revue-de-presse-internationale/la-revue-de-presse-internationale-emission-du-jeudi-20-fevrier-2020

– José Luis Solís González, « L’état narco : néolibéralisme et crime organisé au Mexique », Revue Tiers Monde 2012/4 (n°212), pages 173 à 188, disponible sur : https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2012-4-page-173.htm?contenu=article

Daniel Villavicencio, « Les « Maquiladoras » de la frontière nord du Mexique et la création de réseaux binationaux d’innovation », Journal Innovations 2004/1 (n°19), pages 143 à 161, disponible sur : https://www.cairn.info/journal-innovations-2004-1-page-143.htm#

– Camille Wernaers, « Mexique : Juarez, ‘‘la ville qui tue les femmes’’ », RTBF, 5 février 2020, disponible sur : https://www.rtbf.be/info/dossier/les-grenades/detail_mexique-juarez-la-ville-qui-tue-les-femmes?id=10423700

Littérature grise

– CDHAL, « Féminicides au Mexique », Etude de cas de 2014, disponible sur : https://www.cdhal.org/ressources/feminicides-au-mexique/

– UNODC « Gender and organized crime », 2019 (module universitaire), disponible sur : https://www.unodc.org/documents/e4j/FINAL_Module_15_Gender_and_Organized_Crime_25_Apr_2019.pdf

– UNODC, « Global report on trafficking in persons », 2018, disponible sur : https://www.unodc.org/documents/data-and-analysis/glotip/2018/GLOTiP_2018_BOOK_web_small.pdf

Ouvrages

– Victor RONQUILLO, La Reina del pacifico y otras mujeres del narco, Planeta, Mexique, 2008

– Arturo SANTAMARIA, Las Jefas del narco : El ascenso de las mujeres en el crimen organizado, Grijaldo, Mexique, 2012

Médiagraphie

– Christophe Bouquet, Histoire du trafic de drogue, 2020, Arte, 158 minutes

Pour citer cet article : Julie LAVAIRE, « Dans quelle mesure le crime organisé illustre-t-il la dimension genrée de la société mexicaine ? », 11.09.2020, Institut du Genre en Géopolitique.