¡Que sea ley! – Retour sur l’année où le droit à l’avortement a bien failli l’emporter en Argentine !

Temps de lecture : 7 minutes

¡Que sea ley! – Retour sur l’année où le droit à l’avortement a bien failli l’emporter en Argentine !

03.10.2020
¡Basta Ya!
En parallèle du premier épisode du podcast de nos partenaires ¡Basta Ya – Les voix de la lutte! qui n’est autre qu’un entretien avec Natalia Mira, jeune militante argentine au cœur du combat pour le droit à l’avortement, revenons sur les événements historiques de 2018. En effet, cette année et après des décennies de lutte acharnée, l’avortement fut proche d’être totalement dépénalisé et ce grâce à une mobilisation sans précédent, notamment de la jeunesse. Retour sur cette année où l’avortement a bien failli “être loi” en Argentine.
En Argentine, l’avortement est criminalisé depuis 1921 sauf en cas de viol, de danger pour la santé ou pour la vie de la personne enceinte. Avant 2012 et le jugement de la Cour Suprême connu comme le Fallo « F.A.L » [1]Le Fallo “F.A.L” est un jugement de la Cour Suprême argentine consécutif à une affaire de viol sur une mineure violée par son beau-père. Tombée enceinte des suites de ce viol, … Continue reading, seuls les avortements pratiqués en cas de viol auprès de femmes présentant une incapacité mentale étaient considérés comme non punissables. Désormais, en cas de viol, toute argentine peut recourir à l’avortement. Du moins, en théorie. En effet, malgré l’obligation – énoncée par la Cour Suprême dans ce même jugement de 2012 – pour les gouvernements provinciaux d’émettre des protocoles de prise en charge de l’avortement pour les cas autorisés par la loi, nombreuses sont les provinces qui, encore aujourd’hui, ne disposent pas de tels protocoles, présentent des protocoles défaillants ou n’adhèrent pas au protocole national[2]A la date de décembre 2019, seulement 10 provinces sur 24 adhéraient au protocole national tandis que 3 d’entre elles ni n’adhéraient pas au protocole national ni ne disposaient de leur propre … Continue reading. Ainsi, de nombreux femmes et filles voient leur droit à l’avortement dénié en raison d’une mauvaise circulation de l’information, de l’exigence de démarches qui sont en réalité interdites par la loi telles que celle d’une autorisation préalable d’un juge ou encore de l’absence d’encadrement de l’objection de conscience[3]¡Basta Ya!, « L’objection de conscience – Convictions intimes contre les droits des femmes », publié le 03 juillet 2020, disponible sur : … Continue reading .
Une bataille législative de longue haleine et le tournant de 2018
Depuis sa naissance en 2005, la Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit, a présenté des projets de loi de dépénalisation de l’avortement à huit reprises. La dernière présentation en date a eu lieu en 2018.
Cette année-là, à la faveur d’un contexte politique et socio-culturel favorable, un projet de loi prévoyant la légalisation de l’avortement jusqu’à 14 semaines de gestation est passé très près de l’approbation. D’abord approuvé par la Chambre des député·e·s en juin avec 129 votes en faveur, 125 contre et une abstention, il fut ensuite rejeté au Sénat au mois d’août avec 38 votes contre, 31 en faveur et 2 abstentions malgré des mois de mobilisations spectaculaires dans tout le pays.
Cette victoire en demi-teinte fut inédite. En effet, pour la première fois, l’avortement cessa d’être un sujet tabou, principalement traité par les activistes ou les professionnel.le.s de la santé. Il vint réellement s’inscrire dans l’agenda politique après des années de militance féministe ayant oeuvré en ce sens. 2018 fut ainsi l’année où la société civile s’unit largement,  au-delà de la militance féministe traditionnelle et des secteurs médicaux et académiques qui renforcèrent alors leur coordination.
Tout ceci fut rendu possible à la faveur d’une évolution certaine de l’opinion publique en faveur du droit à l’avortement, même si la société reste encore aujourd’hui divisée sur la question. D’après une enquête diligentée par l’université de San Andrés en 2020, alors que l’avortement en cas de viol fait consensus (82% des personnes interrogées l’approuvant), l’accès à l’avortement sans condition ne rassemble toujours pas la majorité de la population argentine (seulement 43% des personnes interrogées l’approuvant) [4]La Nación (2020) Encuesta. La mayoría se manifiesta a favor del aborto en caso de violación. Disponible sur : … Continue reading. Ce relatif rejet de la dépénalisation de l’avortement par la population argentine ne se cantonne pas, comme on pourrait le penser, aux générations plus âgées. Ainsi, d’après un rapport conjoint du réseau féministe LatFem et d’Oxfam Argentine[5]LatFem et Oxfam Argentine, 2020, Rompiendo moldes – Transformar imaginarios y normas sociales para eliminar la violencia contra las mujeres en la Argentina. Disponible sur … Continue reading sur les perceptions et normes sociales relatives au genre chez les jeunes de 15 à 25 ans, 24,5% d’entre elleux se déclarent en désaccord avec l’acceptation de l’avortement en cas de grossesse non désirée. Cette proportion est même plus élevée parmi les 15-19 ans, 39% des hommes et 23,9% des femmes de cette classe d’âge étant opposé.e.s à l’avortement sans condition.
Cependant, ces chiffres révèlent qu’une large majorité de la nouvelle génération est favorable à la dépénalisation totale de l’avortement. Or, cette nouvelle génération se retrouve également en politique et notamment à la Chambre des député.e.s. Plus généralement, en 2018, ce sont des alliances politiques transpartisanes qui ont permis de faire basculer le vote à la Chambre des député.e.s du côté du “Si”.
Une mobilisation historique : entre pouvoir de la rue et débats politiques
Ce qui frappe quand on regarde les débats politiques qui ont eu lieu autour du projet de dépénalisation de l’avortement tout au long du premier semestre 2018, c’est l’écho colossal produit par les milliers de personnes présentes dans les rues de tout le pays ! On l’a par exemple vu avec le discours devenu viral [6]Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=_WMCJiA_si0 du sénateur Fernando Solanas (père de Juan Solanas, le réalisateur de Que Sea Ley). Lors du rejet du projet de loi par le Sénat, il rendit hommage aux jeunes filles et femmes mobilisées en masse à quelques encablures de là. A l’inverse, les séances parlementaires ont également rythmé la vie de nombreux·ses argentin·e·s tout au long de cette année, suscitant de fortes émotions, tantôt de joie et de tristesse à la (dé)faveur des votes successifs. C’est ce que nous explique Natalia Mira, jeune étudiante de 19 ans qui était à l’époque à la tête du centre étudiant du lycée Pellegrini de Buenos Aires, quand elle se remémore les sensations qu’elle a vécu tout au long de cette année-là :
“Au moment où les député.e.s ont décidé d’approuver la légalisation de l’avortement, les sensations que j’aie eues, je ne pourrai jamais les oublier. Les embrassades avec mes camarade, je ne les oublierai jamais. Et les manifestations qui ont suivi ensuite pour que le Sénat approuve également le projet, ce sont également de très beaux moments que cette année et le militantisme féministe m’ont donnés. Ce fût intense mais ça en valait la peine pour le bonheur que fût le militantisme cette année là.”
Ce que nous montre le témoignage de Natalia, c’est le rôle essentiel et inédit qu’a joué la nouvelle génération et la place qu’elle a pris dans le débat. Car si la lutte pour le droit à l’avortement en Argentine est ancienne et intergénérationnelle, elle a pris un nouveau tournant ces dernières années à la faveur d’un éveil des consciences féministes chez les jeunes. A ce propos, Natalia nous parle même d’une “nouvelle vague féministe” plus au fait de l’intersectionnalité des combats à mener – entre lutte contre le patriarcat et lutte anticapitaliste – face à un futur incertain :
Pour moi, le rôle qu’a pris la jeunesse au cours de ces dernières années est complètement fou, il est central dans la politique de nos jours. D’ailleurs nous avons actuellement une députée qui a 20 ans. Ça n’est pas rien, ce sont des preuves que la jeunesse, est en train de prendre un rôle très actif dans la politique. On pourrait dire qu’une nouvelle vague féministe apparaît, ce qui montre que la jeunesse veut jouer un rôle fondamental dans les évènements présents, dans ce qui va être notre futur et qu’elle souhaite faire partie de la discussion. Pour moi, c’est de ça qu’il s’agit. C’est le fait d’être dans les rues. C’est le fait d’être dans les discussions. C’est le fait de décider de la société que nous voulons et ne pas se satisfaire de la réalité qui est la nôtre aujourd’hui, qui est une réalité angoissante pour beaucoup.”
“Hasta que sea ley” : de “l’échec” de 2018 à aujourd’hui 
Malgré le semi-échec de 2018, le militantisme pro-avortement argentin ne s’est pas avoué vaincu. Bien au contraire, il s’est poursuivi tout en intégrant de nouveaux enjeux, notamment ceux relatifs à la dégradation de la situation économique sous le régime conservateur de Maurio Macri. De plus, et au-delà du seul droit fondamental à l’avortement, des fenêtres pour de nouveaux débats ont été ouvertes, comme nous le raconte Natalia :
“Aujourd’hui, on continue encore à lutter pour le droit à l’avortement, avec tout ce que cela implique en termes de souveraineté sur nos corps, la loi pour l’éducation sexuelle intégrale, la réelle application de cette éducation sexuelle intégrale, les protocoles de violences de genre dans toutes les institutions, écoles, universités, au sein de l’Etat, des institutions privées…  Je crois que la loi pour l’avortement ouvre un espace pour débattre de pleins d’autres choses.”
L’après 2019 révèle également une empreinte encore plus forte du militantisme sur la vie politique. On le voit à travers l’élection de député.e.s pro-avortement telles que Ofelia Fernandez (plus jeune députée de l’histoire du pays, élue à seulement 19 ans !) mais également à travers l’arrivée au pouvoir de Alberto Fernández, défenseur de l’écriture inclusive [7]Fabien Palem, « En Argentine, même le président de la République parle en langage inclusif », Slate, publié le 5 juin 2020, disponible sur : … Continue reading et Président pro-avortement qui a notamment fait campagne en mettant en avant la préparation d’un nouveau projet de loi en faveur de la dépénalisation[8]AFP, « En Argentine, la légalisation de l’avortement revient au centre du débat », publié le 4 mars 2020, Le Point, disponible sur : … Continue reading ! Ce projet, qui devait être présenté juste avant l’épidémie de COVID-19, est suspendu pour le moment. Cependant, le caractère exceptionnel de la situation sanitaire ne marque pas l’arrêt du militantisme féministe argentin, plus actif que jamais comme on peut le voir avec toutes les actions entreprises en ligne par les activistes de la Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit [9]Dont voici la page Facebook : https://www.facebook.com/CampAbortoLegal !
Pour citer cette publication : ¡Basta Ya!, « ¡Que sea ley! – Retour sur l’année où le droit à l’avortement a bien failli l’emporter en Argentine ! », 03.10.2020, Institut du Genre en Géopolitique.

References

References
1 Le Fallo “F.A.L” est un jugement de la Cour Suprême argentine consécutif à une affaire de viol sur une mineure violée par son beau-père. Tombée enceinte des suites de ce viol, l’avortement, pourtant non pénalisé en cas de viol depuis 1921, lui est refusé à deux reprises. En effet, la jurisprudence voulait jusqu’alors que seules les femmes et filles présentant une incapacité mentale puissent bénéficier d’un avortement en cas de viol. Il fallut donc ce jugement de la Cour Suprême pour que la loi soit enfin entérinée. Pour en savoir plus (en espagnol) : https://chequeado.com/el-explicador/que-es-el-fallo-f-a-l-y-que-obligaciones-establecio-la-corte/
2 A la date de décembre 2019, seulement 10 provinces sur 24 adhéraient au protocole national tandis que 3 d’entre elles ni n’adhéraient pas au protocole national ni ne disposaient de leur propre protocole. Ces trois provinces sont celles de Tucuman, Corrientes et Santiago del Estero. https://www.telam.com.ar/notas/201912/416154-provincias-que-adhieren-al-protocolo-para-la-interrupcion-legal-del-embazo.html
3 ¡Basta Ya!, « L’objection de conscience – Convictions intimes contre les droits des femmes », publié le 03 juillet 2020, disponible sur : https://bastaya-docu.jimdofree.com/2020/07/03/l-objection-de-conscience-convictions-intimes-contre-les-droits-des-femmes/
4 La Nación (2020) Encuesta. La mayoría se manifiesta a favor del aborto en caso de violación. Disponible sur : https://www.lanacion.com.ar/politica/aborto-la-opinion-publica-se-manifiesta-favor-nid2337612
5 LatFem et Oxfam Argentine, 2020, Rompiendo moldes – Transformar imaginarios y normas sociales para eliminar la violencia contra las mujeres en la Argentina. Disponible sur : https://latfem.org/rompiendo-moldes/Informe-Rompiendo-Moldes-202007.pdf
6 Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=_WMCJiA_si0
7 Fabien Palem, « En Argentine, même le président de la République parle en langage inclusif », Slate, publié le 5 juin 2020, disponible sur : http://www.slate.fr/story/191160/argentine-langage-inclusif-omnipresent-instiution-debat-monde-hispanique
8 AFP, « En Argentine, la légalisation de l’avortement revient au centre du débat », publié le 4 mars 2020, Le Point, disponible sur : https://www.lepoint.fr/monde/en-argentine-la-legalisation-de-l-avortement-revient-au-centre-du-debat-04-03-2020-2365590_24.php#
9 Dont voici la page Facebook : https://www.facebook.com/CampAbortoLegal