La masculinité hégémonique, entre déconstruction et résurgence

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La masculinité hégémonique, entre déconstruction et résurgence

03.01.2021

Lilia Vanbeveren

La masculinité hégémonique est une construction de genre justifiant la bicatégorisation genrée et l’iniquité structurelle au sein de nos sociétés. Aujourd’hui pourtant, et face aux bouleversements sociaux et aux revendications féministes de ces dernières années, cet outil de genre, au même titre que les autres postulats hétéronormatifs genrés issus du patriarcat, fait polémique. Il est questionné et critiqué par ces détracteur.rice.s, encensé et légitimé par ses partisan.e.s. L’objectif du présent article sera de comprendre les positionnements idéologiques que sous-tendent cette controverse, et de saisir les fondements théoriques et les expressions culturelles de cette notion mouvante et plurielle.

Une masculinité hégémonique, une construction socio-située ?

Questionnement ou refus de la bicatégorisation hétéronormative dominante (la pensée Queer[1]La pensée Queer questionne les identités en les décloisonnant. Elle refuse la bicatégorisation genrée et de la dualité hétéronormative féminité – masculinité. Et contribue à … Continue reading), reconnaissance de la pluralité des identités (l’intersectionnalité[2]L’intersectionnalité est un concept sociologique utilisé pour la première fois en 1994 par la chercheuse américaine Kimberlé W. Crenshaw (1959), féministe de la Critical Race Theory (1980) et … Continue reading), révélations sociétales (le scandale Weinstein et Roger Ailes) ou encore actions militantes (luttes féministes, #MeToo, Time’s Up, etc.), le féminisme et le genre se visualisent de plus en plus au sein de l’espace public depuis ces dernières années. Ces thématiques, relayées d’une part par la société civile (citoyen.ne.s, journalistes, célébrités, etc.), et examinées d’autre part par le milieu scientifique (chercheur.se.s, théoricien.ne.s) génèrent une grande couverture médiatique. Leurs discours, débats ou encore positions, rendus davantage accessibles grâce aux nouvelles technologies, se partagent sous une multiplicité de formes, politique, cinématographique, musicale, et selon différents modes de communication, presse, télévision, réseaux sociaux, etc. Ainsi, partisan.e.s comme détracteur.rice.s, chacun.e contribue à ce foisonnement à la fois socio-culturel et idéologique en véhiculant de part et d’autre des représentations et des arguments de genre.

Alors, si l’objectif du présent article n’est pas de relever toutes les rhétoriques et controverses qu’ont pu susciter les mutations sociales de ces quelques décennies, la thématique choisie pour cette analyse se concentrera néanmoins, plus spécifiquement, sur la masculinité hégémonique[3]CONNELL. Raewyn. Masculinities. University of California Press. Berkeley. 1995. 349 pages.. Une construction de genre qui favorise, aujourd’hui encore, un clivage et une hiérarchisation de nos sociétés, voulues modernes et progressistes, et légitime des dynamiques de pouvoir et de domination arbitraires (double standard[4]Le double standard consiste en un « jugement différencié porté sur le même comportement ou acte quand il est le fait de personnes issues de deux groupes différents, dans le contexte d’une … Continue reading, valence différentielle des sexes[5]ÉCHARD. Nicole. QUIMINAL. Catherine. HÉRITIER-AUGÉ. Françoise. « La valence différentielle des sexes au fondement de la société ? ». Dans Journal des anthropologues. N° 45. 1991. Pp. 67-78., sexisme, racisme, etc.). Une masculinité qui correspond de manière intersectionnelle à une virilité occidentale, privilégiée, dominante, renvoyant les autres identités, les femmes mais aussi les masculinités subordonnées (ethnicisées ou paupérisées), à une altérité infériorisée.

La masculinité hégémonique, une virilité conventionnée?    

Les études sur les masculinités, Men’s Studies, Masculinity Studies ou Critical Studies of Men, présentes depuis près de trente ans dans la recherche anglophone, ont démontré que la masculinité (sa définition et son application concrète et identitaire) ne se révèle pas identique selon les environnements socio-culturels. Et qu’elle ne réduit pas à l’image canonique normative et de référence « de « l’homme vrai », fort, courageux et dominateur[6]MARTINUS. Claire. « Masculinités et virilité ». Dans Genre et corps. Cours du Master interuniversitaire de spécialisation en études de genre. Université Catholique de Louvain (siège … Continue reading », notamment décrite par la sociologue australienne Raewyn Connell dans son ouvrage-phare Masculinities (1995).

Au contraire, elle se perçoit davantage comme « un ensemble de pratiques sociales et concrètes[7]CONNELL. Raewyn. Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie. Traduit sous la direction de HAGÈGE. Meoïn. VUATTOUX. Arthur. Éditions Amsterdam. Paris. 2014 [1993]. P° 50.», construites par la binarisation et l’intériorisation des rôles sociaux et sexuels dits « traditionnels ». Ces mêmes pratiques qui fondent leur « légitimité » sur le déterminisme biologique, par exemple l’hétérosexualité, sont en réalité non forgées par la nature. Elles se réalisent « via des activités et des performances corporelles genrées[8]Ibid. P° 47.» (attentes, comportements, etc.), qui ont des effets « sur l’expérience corporelle, la personnalité, la culture[9]« Connell (Raewyn), Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Éditions Amsterdam, 2014, 288 p., avec une postface d’Éric Fassin. Édition établie par Meoïn Hagège et Arthur … Continue reading». Autrement dit, la masculinité n’est ni un objet homogène érigé par la biologie, sur le fait de « posséder un sexe biologique masculin », ni même une « construction sociale de la fonction biologique[10]MORALDO. Delphine. « Raewyn Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie ». Dans Lectures. [En ligne]. Mis en ligne le 11 juin 2014. Consulté le 16 juin 2020. URL : … Continue reading». C’est un élément situé culturellement et historiquement qui se configure au sein de différentes structures interrelationnelles de genre, de classe et de race (cf. l’intersectionnalité de Kimberlé Crenshaw), et une résulta
nte des relations entre les individus et des rapports entre les groupes sociaux.

La masculinité selon ces postulats s’avère donc socio-située, mouvante et plurielle. Elle s’organise, d’après Raewyn Connell, en quatre catégories : la masculinité hégémonique (celle monopolisée dans cet article), la masculinité subordonnée (les homosexuels par exemple), la masculinité complice[11]Généralement des individus qui sont eux-mêmes dominés socialement, et qui perpétuent les diktats de la masculinité hégémonique sans y avoir d’intérêt direct. et enfin la masculinité marginalisée (les hommes ethnicisés, racisés, noirs, etc.). Le concept de masculinité hégémonique a donc permis de réfléchir sur la place et l’évolution des hommes au sein de la société, leur hiérarchisation externe par rapport aux femmes notamment, et leur classement interne entre eux. Tout en dénonçant les modèles sociologiques et les normes de genre élaborés par le système patriarcal, qui formatent les identités masculines et conditionnent leurs visions des autres et du monde.  

Des chercheu.r.se.s comme Christine Guionnet et Erik Neveu ont également relevé, au travers de leur livre Féminins – masculins : sociologie du genre (2004)[12]GUIONNET. Christine. NEVEU. Erik. Féminins – masculins : sociologie du genre. Armand Colin. Coll. « Série Sociologie ». Paris. 2004. 430 pages., que les identités masculines, bien que multiples et variables, aspiraient néanmoins à une masculinité type, conventionnée, idéalisée : la susnommée masculinité hégémonique. Un standard qui, « s’il ne peut être assumé subjectivement que par un nombre très restreint, est assez puissant pour produire des effets, même chez ceux qui le contestent[13]MARTINUS. Claire. Op. cit. ». Ces auteurs proposent d’ailleurs une sorte de « cahier des charges de la masculinité hégémonique » axé autour de quatre caractéristiques. Premièrement une méfiance pour ce qui serait associée de manière stéréotypée et genrée au féminin (la peur, les pleurs, les sentiments, l’affection, etc.). Deuxièmement, et en corrélation avec le premier « principe », un souci de « préservation de la face[14]Le terme « face » se réfère ici à l’interactionnisme symbolique et plus spécifiquement à la théorie du maintien de la face de Goffman. » qui « inciterait » l’homme « authentique et véritable » à rester calme, ferme et maître de ses émotions (cf. le carno-phallogocentrisme de Jacques Derrida[15]Le concept de carno-phallogocentrisme de Jacques Derrida peut se comprendre, de façon résumée, comme une logique de domination masculine qui se fonderait sur l’association intersectionnelle du … Continue reading). Troisièmement, une volonté de produire « une aura de force, d’audace et d’agressivité[16]MARTINUS. Claire. Op. Cit. » qui témoigne d’une force de caractère, de courage, d’un esprit compétitif et d’un goût pour les défis. Enfin, une libido dominandi qui traduit un besoin de reconnaissance, de gloire ou de valorisation personnelle. Cela peut se refléter au travers de l’exhibition d’un titre honorifique, la recherche d’un poste élevé, l’affichage de signes ostentatoires de réussite et de richesse, l’étalage de conquêtes sexuelles, etc.

Ce cahier de charges se modifie au gré des sociétés et des cultures. Cependant un mouvement de résurgence et de restauration de la virilité traditionnelle se fait, néanmoins, de plus en plus entendre dernièrement. Des discours et des rhétoriques généralement antiféministes, réfractaires à l’égalité des genres et favorables à une différenciation hiérarchique entre les sexes, qui se propagent au moyen de sommités politiques et médiatiques (le journaliste et polémiste français Éric Zemmour par exemple), ou encore via des essais et des études universitaires. Les analyses du sociologue français Alain Touraine[17]Par exemple ses ouvrages Le nouveau paradigme : pour comprendre le monde d’aujourd’hui (Fayard, Paris, 2005) et Le monde des femmes (Fayard, Paris, 2006). affirment notamment que « la France est « une société de femmes » et que « nous sommes déjà entrés dans une culture (et donc dans une vie sociale) orientée (et par conséquent dominée) par les femmes[18]DUPUIS-DÉRI. Francis. « Le discours de la « crise de la masculinité » comme refus de l’égalité entre les sexes : histoire d’une rhétorique antiféministe ». Dans Recherches … Continue reading ». Ce qui dévalorisait les masculinités et les déposséderaient de leurs identités de « mâle ». Une situation, « causée » par les avancées féministes contemporaines, qui fait angoisser les individus et déclenche chez eux un « blues du mâle contemporain » et une crise de leurs masculinités[19]Dans son livre La crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace (2019), le politologue Francis Dupuis-Déri, d’après le compte rendu de Tristan Boursier, déconstruit le discours … Continue reading.

À cause de l’émancipation féminine, et de l’« influence néfaste » des féministes plus particulièrement, ils recourent à des allocutions de crise : « l’homme victime de misandrie », « asservi », « timoré », « castré » sous le joug de la « dictature féminazie » envahissante. Ces argumentaires et déclarations ont pour dessein d’« encourager et de légitimer la mobilisation des ressources, financières, sociales, culturelles ou institutionnelles, à leur avantage[20]DUPUIS-DÉRI. Francis. P° 93. », et d’ainsi « discréditer les forces contestataires présentées comme la cause de la crise, et donc comme une menace[21]Ibid. ». Des hommes qui, pour contrebalancer cette remise en cause du patriarcat, de leurs repères et de leurs privilèges, luttent contre ce qu’ils appellent « la féminisation de la société ». Ils réclament urgemment une mobilisation collective pro-masculiniste. Des masculinités fluctuantes qui ne semblent donc pas encore prêtes à abandonner le modèle dominant, et les bénéfices et prérogatives qui vont de pair. Les masculinités et les virilités continuent de ce fait, encore aujourd’hui, à se construire et à se penser en termes de « puissance (érectile), de force physique, de fermeté morale, de courage, de vertu et enfin de domination hégémonique[22]MARTINUS. Claire. Op. Cit. ».

La masculinité hégémonique, une représentatio
n culturelle ?

Enfin la masculinité hégémonique infère encore régulièrement sur les structures étatiques (politiques, économiques, législatives, etc.) et les conventions sociétales (relations sociales, perception du soi et de l’autre, etc.). Elle se visibilise notamment au sein de nos représentations culturelles, nos discours, nos images, nos valeurs et notre imaginaire collectif. Et se décline sous une pluralité d’expressions : séries télévisées, films, littérature, bandes dessinées, jeux vidéo, publicité, musique, presse quotidienne, etc. Ainsi, il est par exemple courant de retrouver au sein de l’industrie cinématographique hollywoodienne des personnages et (arché)types incarnant ou célébrant la masculinité hégémonique, comme l’a notamment démontré le chercheur Charles-Antoine Courcoux dans sa thèse Des machines et des hommes. Masculinité hégémonique et modernité technologique dans le cinéma américain contemporain (2011)[23]COURCOUX. Charles-Antoine. Des machines et des hommes. Masculinité hégémonique et modernité technologique dans le cinéma américain contemporain. Thèse. Université de Zurich. Zurich. 2011. 473 … Continue reading. Ce dernier analyse entre autres des œuvres et des sagas, populaires et popularisées, tels que les films Rambo, les licences Terminator, Matrix, Star Wars ou encore les James Bond réactualisés. Des créations qui évoquent au travers de l’analogie fictionnelle et de la diégèse cinématographique une essence masculine glorifiée, qualifiée d’« identitaire », d’« innée » et de « naturelle » (force, puissance, résistance, efficacité, etc.). Des modèles stéréotypés qui participent, grâce à ces mécanismes, à consolider les normes et les idéaux de la masculinité blanche de classe moyenne[24]Loc. cit. P° 425..

Une masculinité hégémonique encensée par certain.e.s mais qui est cependant, fortement critiquée voire détournée par d’autres. En effet, toujours dans le milieu cinématographique, de plus en plus de productions questionnent et subvertissent les codes de la masculinité hégémonique institutionnelle et dominante[25]Cf. l’ouvrage Sex and the series d’Iris Brey (Editions de l’Olivier. France. 2018. 261 pages.). Ces films n’hésitent plus, par exemple, à visibiliser des softboys, des héros vulnérables et sensibles, comme dans Call Me by Your Name[26]Luca Guadagnino, Call Me by Your Name; Frenesy Film Company, 2017. ou encore Le Grand Bain[27]Gilles Lellouche, Le Grand Bain, Chi-Fou-Mi Productions, 2018.. En publicité également, des changements de mentalité se font sentir. Ainsi, la marque Gillette, en soutien au mouvement #MeToo, en appelait à la modification des comportements masculins dits « toxiques » dans son spot We Believe : The Best Men Can Be[28]« Sexisme : la marque Gillette attaque la « masculinité toxique » dans une vidéo, et ça ne plaît pas à tout le monde ». Dans LeSoir.be. [En ligne]. Mis en ligne le 15 janvier 2019. … Continue reading.

En outre, en littérature, de nombreuses études et livres fleurissent sur le sujet, interrogeant les masculinités et leurs rapports à la virilité construite, standardisée et hégémonique. Notamment Le mythe de la virilité. Un piège pour les deux sexes d’Olivia Gazalé[29]GAZALÉ. Olivia Le mythe de la virilité. Un piège pour les deux sexes. Éditions Robert Laffont. Paris. 2017. 528 pages. et le très récent Les couilles sur la table de Victoire Tuaillon[30]TUAILLON. Victoire. Les couilles sur la table. Binge Audio Éditions. 2019. 255 pages., pour ne citer qu’eux. Enfin en musique, avec l’émergence d’un féminisme pop dans les années 2014[31]Un féminisme popularisé qui se base sur le potentiel de séduction de traits culturels, partagés et communs, et sur la mise en avant de stars comme facteurs d’adhésion et de réception (le … Continue reading, le clip de Taylor Swift The Man(2020)[32]MASSOCA. Fabrizio. « « The Man » : le nouveau clip de Taylor Swift est une bombe féministe ». Dans L’Officiel.be. [En ligne]. Mis en ligne le 2 février 2020. Consulté le 16 juin 2020. URL : … Continue reading, se propose comme une satire musicale qui aborde la masculinité hégémonique, les inégalités de genre, le sexisme, le double standard, l’objectivation et la sexualisation des femmes (cf. le regard masculin de Laura Mulvey[33]MULVEY. Laura. « Visual Pleasure and Narrative Cinema ». Dans Visual and Other Pleasures. Language, Discourse. Society. Palgrave Macmillan. London. 1989. Pp. 14 – 15.), ainsi que la performativité du genre[34]La performativité du genre est notamment conceptualisée par Judith Butler, une philosophe et théoricienne queer. Cette dernière avance, de manière schématique, que l’être humain ne naît pas … Continue reading. En reprenant le cahier des charges théorisé par Christine Guionnet et Erik Neveu, l’on peut ainsi rattacher les axiomes de la masculinité hégémonique aux différentes saynètes du clip. De façon réductrice, et telle que c’est constaté dans la chanson, l’homme hégémonique, le libido dominandi, celui à qui tout réussit et qui occupe les plus hautes fonctions, aime les postures de valorisation de son pouvoir et de sa domination. Il infériorise les autres masculinités et les femmes : affirmant son autorité et rehaussant son agressivité pour mieux les dominer, que soit en public ou en privé. Il crie lorsqu’il communique, fait preuve d’incivisme, de force physique, de pugnacité et encore de compétitivité lors de ses diverses activités. En résumé, des exemples non exhaustifs qui témoignent pourtant d’une réflexion et d’un intérêt grandissant envers un décloisonnement des genres, une déconstruction des conventions et des représentations (hétéro)normatives, et une réinvention des identités.

La masculinité hégémonique et la masculinité toxique, les deux facettes d’un mê
me paradigme ?

Pour clôturer ce bref examen de la masculinité hégémonique, un comparatif rapide entre la masculinité hégémonique et la masculinité toxique semble opportun et de mise. En effet, masculinité hégémonique et masculinité toxique sont régulièrement apparentées, sans pour autant être clairement distincte l’une de l’autre. Certains écrits[35]Par exemple, et pour ne citer qu’eux, C’est quoi la masculinité toxique ? par le journal féminin Cosmopolitan, Masculinité toxique : éduque-t-on nos fils à mourir par suicide? menée par le … Continue readingmettent notamment en évidence des caractéristiques récurrentes de la masculinité toxique. Par exemple, le fait qu’un garçon ou qu’un homme ne pleure pas, ne doit pas être sensible, faire preuve de faiblesse ou encore montrer ses émotions. Qu’il se doit au contraire d’être fort, dur, protecteur et subvenir au besoin de sa famille (le stéréotype du male breadwinner), ect. Des propriétés qui ne s’avèrent pas spécifiques à la masculinité toxique, et résultent en réalité d’injonctions et de diktats de genre asservissant toutes les masculinités.

Les conséquences de cette intériorisation d’instances et de carcans de genre, astreignants et limitatifs, engendreraient des comportements « toxiques » aussi bien pour les hommes que pour les autres (leur entourage, les femmes, les autres personnes) : notamment de la violence (sexuelle, physique, domestique et le harcèlement), de la frustration, de la solitude, une perte de confiance en eux, un sentiment de honte si jamais ils n’atteignaient pas cet idéal, ou encore un risque accru d’alexithymie[36]« Multivariate analysis showed that alexithymia was associated with male gender, advanced age, low educational level, and low socioeconomic status. As to the three factors of the TAS-20, men scored … Continue reading (difficulté à identifier, à comprendre et à exprimer ses sentiments), et un taux d’exposition élevé au suicide. Pour finir, certaines de ces masculinités toxiques développeraient un « aggrieved entitlement[37]VITO. Christopher. ADMIRE. Amanda. HUGUES. Elizabeth. « Masculinity, aggrieved entitlement, and violence : considering the Isla Vista mass shooting ». Dans NORMA, International Journal for … Continue reading ». Autrement dit un sentiment d’avoir été lésé de leurs droits, l’accès à la sexualité et au corps des femmes, la (sur)valorisation de leur virilité et l’emprise de leur force physique, la réussite économique, le statut social, etc., ce qui entraîne une « crise de leurs masculinités », et conforterait ces individus à adopter une réaction violente (tueries, etc.) envers les minorités raciales et les femmes, afin de se venger de cette « injustice ». Ce type d’agissements est fréquent chez les masculinités Incels[38]« Qu’est-ce qu’un « incel », dont se revendique Alek Minassian, l’auteur de l’attaque à Toronto? ». Dans LaLibre.be. [En ligne]. Mis en ligne le 25 avril 2018. … Continue reading. Les Incels étant des « involuntary celibate » (célibataires involontaires), ils souhaitent avoir des relations hétérosexuelles et considèrent que c’est de la « faute » des femmes s’ils sont toujours « célibataires » (car elles préféreraient les « beaux garçons », auraient perdu de vue leur « rôle premier » de génitrices, etc.). Les Incels, misogynes et antiféministes, vouent ainsi une haine féroce envers la gente féminine, n’hésitant pas à commettre des attentats à leur encontre. L’un des cas les plus tristement célèbres étant la tuerie de masse d’Isla Vista (Californie) par Elliot Rodger, alors âgé de 22 ans, qui s’est déroulé en 2014.

En récapitulatif, masculinité hégémonique et masculinité toxique font-elles partie de la même matrice hétéronormative de genre ? La réponse est probablement oui, bien qu’elle doit être nuancée à des degrés divers. Effectivement il semble évident que masculinité hégémonique, masculinité toxique et Incels sont les résultats d’une société patriarcale, et des stéréotypes et des normes de genre qui y sont accolés. Pour autant, selon les constructions et les points de vue socio-situés de chacun des individus concernés, ce « masculinisme » s’avérera plus ou moins étendu, profond, exacerbé, voire radical comme pour les Incels. Car si les masculinités toxiques et les Incels représentent une forme radicale de masculinités hégémoniques, toutes les masculinités hégémoniques n’entrent pas nécessairement dans la catégorie « toxique » ou « incel ».

Conclusion : quel(s) avenir(s) pour la.es masculinité.s hégémonique.s ?

Cet article a tenté au travers de trois questionnements de contextualiser, de saisir et de percevoir un peu mieux le concept de masculinité hégémonique : une masculinité comme outil de convention et de standardisation ; comme reflet d’une culture, d’une époque et d’une sensibilité spécifique ; et enfin comme un paramètre variable qui peut selon les vécus et les expériences socio-situées des personnes se transformer en extrémisme et radicalité. Pour autant, est-il possible de définir précisément l’avenir des masculinités hégémoniques ? Et à fortiori d’en faire évoluer les rapports sociaux et les idéologies? Certain.e.s arguent que la conscientisation, l’éducation, la pédagogie viendront à bout de l’inégalité et de l’iniquité de genre, et des discriminations et oppressions de race et de classe qui y sont associées. On peut l’espérer. Mais en même temps, la nature humaine est tellement changeante et plurielle, ce qui constitue sa richesse, qu’il est difficile de prévoir ce qui pourrait constituer une hypothétique avancée ou une possible régression. Et de la même manière que le terme Incel fut originellement inventé par une étudiante canadienne bisexuelle, Alana, dans les années 1990, pour décrire la situation de personnes en manque de relations affectives, les réappropriations culturelles, les mutations sociales et historiques, voire les militantismes engagés de part et d’autres peuvent contribuer aussi bien à l’amélioration de l’humanité et de son environnement, qu’à son déclin et à sa polarisation.

Pour citer cet article : Lilia VANBEREVEN, “La masculinité hégémonique, entre déconstruction et résurgence”, 03.01.2021, Institut du Genre en Géopolitique.

References

References
1 La pensée Queer questionne les identités en les décloisonnant. Elle refuse la bicatégorisation genrée et de la dualité hétéronormative féminité – masculinité. Et contribue à l’émergence de nouveaux potentiels sexuels et sociétaux. BREY. Iris. « Chapitre 4 : Queer ». Dans Sex and the series. Éditions de l’Olivier. France. 2018. Pp. 187 – 243.
2 L’intersectionnalité est un concept sociologique utilisé pour la première fois en 1994 par la chercheuse américaine Kimberlé W. Crenshaw (1959), féministe de la Critical Race Theory (1980) et juriste. L’intersectionnalité avance que les individus endurent, simultanément et cumulativement, différents procédés de pouvoir et d’oppression (physiques et mentaux), du fait de leurs identités plurielles. Par exemple les femmes noires subissent celle du sexisme en raison de leur genre, et celle du racisme en raison de leur couleur de peau. CRENSHAW. Kimberlé Williams. « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur ». Dans Cahiers du Genre. Vol. 39. N° 2. 2005. Pp. 51 – 82.
3 CONNELL. Raewyn. Masculinities. University of California Press. Berkeley. 1995. 349 pages.
4 Le double standard consiste en un « jugement différencié porté sur le même comportement ou acte quand il est le fait de personnes issues de deux groupes différents, dans le contexte d’une société hiérarchisée (patriarcale, post-coloniale …) ». SENARCLENS. Coline (de). « Le double standard : Un outil conceptuel pour les luttes sociales ». Dans CVFE. Collectif contre les violences familiales et l’exclusion. [En ligne]. Mis en ligne en septembre 2017. Consulté le 16 juin 2020. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/91-le-double-standard-un-outil-conceptuel-pour-les-luttes-sociales.
5 ÉCHARD. Nicole. QUIMINAL. Catherine. HÉRITIER-AUGÉ. Françoise. « La valence différentielle des sexes au fondement de la société ? ». Dans Journal des anthropologues. N° 45. 1991. Pp. 67-78.
6 MARTINUS. Claire. « Masculinités et virilité ». Dans Genre et corps. Cours du Master interuniversitaire de spécialisation en études de genre. Université Catholique de Louvain (siège administratif). Année universitaire 2019 – 2020.
7 CONNELL. Raewyn. Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie. Traduit sous la direction de HAGÈGE. Meoïn. VUATTOUX. Arthur. Éditions Amsterdam. Paris. 2014 [1993]. P° 50.
8 Ibid. P° 47.
9 « Connell (Raewyn), Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Éditions Amsterdam, 2014, 288 p., avec une postface d’Éric Fassin. Édition établie par Meoïn Hagège et Arthur Vuattoux, traduction partielle par C. Richard, C. Garrot, F. Voros, M. Duval et M. Cervulle de Masculinities, Berkeley, University of California Press, 2005 [1995]. ». Dans Politix. Vol. 109. N° 1. 2015. Pp. 170 – 172.
10 MORALDO. Delphine. « Raewyn Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie ». Dans Lectures. [En ligne]. Mis en ligne le 11 juin 2014. Consulté le 16 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/lectures/13753.
11 Généralement des individus qui sont eux-mêmes dominés socialement, et qui perpétuent les diktats de la masculinité hégémonique sans y avoir d’intérêt direct.
12 GUIONNET. Christine. NEVEU. Erik. Féminins – masculins : sociologie du genre. Armand Colin. Coll. « Série Sociologie ». Paris. 2004. 430 pages.
13 MARTINUS. Claire. Op. cit.
14 Le terme « face » se réfère ici à l’interactionnisme symbolique et plus spécifiquement à la théorie du maintien de la face de Goffman.
15 Le concept de carno-phallogocentrisme de Jacques Derrida peut se comprendre, de façon résumée, comme une logique de domination masculine qui se fonderait sur l’association intersectionnelle du carnivorisme, du phallocentrisme et du logocentrisme (rationalité). Autrement expliqué, le sujet « incontestable » est carnivore car ayant maîtrisé, « dévoré », la nature et ses pulsions animales intrinsèques ; masculin, parce qu’il est parvenu à contenir ses instincts primitifs contrairement aux femmes qui n’ont pas réussi à domestiquer leurs naturalités ; rationnel, car il est de ce fait muni d’une qualité prééminente qui le place au-dessus des autres êtres. DERRIDA. Jacques. L’animal que donc je suis. Galilée. Paris. 2006. 218 pages.
16, 22 MARTINUS. Claire. Op. Cit.
17 Par exemple ses ouvrages Le nouveau paradigme : pour comprendre le monde d’aujourd’hui (Fayard, Paris, 2005) et Le monde des femmes (Fayard, Paris, 2006).
18 DUPUIS-DÉRI. Francis. « Le discours de la « crise de la masculinité » comme refus de l’égalité entre les sexes : histoire d’une rhétorique antiféministe ». Dans Recherches féministes. Vol. 25. N° 1. 2012. P° 90.
19 Dans son livre La crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace (2019), le politologue Francis Dupuis-Déri, d’après le compte rendu de Tristan Boursier, déconstruit le discours d’une identité masculine menacée par les revendications des féministes. En vérité, il démontre, à partir de travaux en études féministes et de ses propres recherches sur l’antiféminisme, que les hommes « ne sont pas en crise, [mais qu’] ils font des crises ». Que cette « soi-disant crise de la masculinité », qui correspond davantage à un sentiment subjectif qu’à une réalité empirique, sert de prétexte politique et misogyne pour « légitimer les rapports de pouvoir en faveur des hommes en construisant le féminin comme une menace pour la masculinité ». BOURSIER. Tristan. « Francis Dupuis-Déri, La crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace ». Dans Lectures. [En ligne]. Mis en ligne le 24 février 2019. Consulté le 19 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/lectures/31663.
20 DUPUIS-DÉRI. Francis. P° 93.
21 Ibid.
23 COURCOUX. Charles-Antoine. Des machines et des hommes. Masculinité hégémonique et modernité technologique dans le cinéma américain contemporain. Thèse. Université de Zurich. Zurich. 2011. 473 pages.
24 Loc. cit. P° 425.
25 Cf. l’ouvrage Sex and the series d’Iris Brey (Editions de l’Olivier. France. 2018. 261 pages.
26 Luca Guadagnino, Call Me by Your Name; Frenesy Film Company, 2017.
27 Gilles Lellouche, Le Grand Bain, Chi-Fou-Mi Productions, 2018.
28 « Sexisme : la marque Gillette attaque la « masculinité toxique » dans une vidéo, et ça ne plaît pas à tout le monde ». Dans LeSoir.be. [En ligne]. Mis en ligne le 15 janvier 2019. Consulté le 22 novembre 2020. URL : https://www.lesoir.be/200724/article/2019-01-15/sexisme-la-marque-gillette-attaque-la-masculinite-toxique-dans-une-video-et-ca.
29 GAZALÉ. Olivia Le mythe de la virilité. Un piège pour les deux sexes. Éditions Robert Laffont. Paris. 2017. 528 pages.
30 TUAILLON. Victoire. Les couilles sur la table. Binge Audio Éditions. 2019. 255 pages.
31 Un féminisme popularisé qui se base sur le potentiel de séduction de traits culturels, partagés et communs, et sur la mise en avant de stars comme facteurs d’adhésion et de réception (le sexy, le glamour, la mode, les icônes … ). Dans un mémoire réalisé en 2017, la chercheuse Ann-Julie Durocher souligne la portée et l’influence des contenus médiatiques (messages, tweets, photos, vidéos, etc.), produits par des figures populaires (comme les chanteuses Beyoncé et Taylor Swift, l’actrice Emma Watson, etc.). Un féminisme qui par l’intermédiaire de ces vedettes bénéficie d’une visibilité élargie, rendant « tendance » et bankable l’approche féministe. Une capacité d’attraction et d’expansion (impérialiste), qui pourrait, indépendamment de ces artistes et de leurs convictions personnelles, quelque part s’apparenter à du féminisme washing. Une stratégie de marketing et de communication opportuniste qui se sert de l’étiquette féministe, afin de « blanchir », de « légitimer », « de rendre respectable et éthique » des actes ou actions qui ne le seraient pas forcément. DUROCHER. Ann-Julie. Les célébrités et le renouveau du féminisme : une analyse des discours médiatiques. Mémoire. Université du Québec. Trois-Rivières. 2017. 136 pages.
32 MASSOCA. Fabrizio. « « The Man » : le nouveau clip de Taylor Swift est une bombe féministe ». Dans L’Officiel.be. [En ligne]. Mis en ligne le 2 février 2020. Consulté le 16 juin 2020. URL : https://www.lofficiel.be/art-culture/the-man-le-nouveau-clip-de-taylor-swift-est-une-bombe-feministe.
33 MULVEY. Laura. « Visual Pleasure and Narrative Cinema ». Dans Visual and Other Pleasures. Language, Discourse. Society. Palgrave Macmillan. London. 1989. Pp. 14 – 15.
34 La performativité du genre est notamment conceptualisée par Judith Butler, une philosophe et théoricienne queer. Cette dernière avance, de manière schématique, que l’être humain ne naît pas avec un genre fixe naturel. Il ne l’acquiert pas non plus via le processus de socialisation. Mais que son genre s’accomplit et s’intériorise progressivement au travers de normes et contraintes qui lui sont répétées. JAMI. Irène. « Judith Butler, théoricienne du genre ». Dans Cahiers du Genre. Vol. 44. N° 1. 2008. Pp. 205-228.
35 Par exemple, et pour ne citer qu’eux, C’est quoi la masculinité toxique ? par le journal féminin Cosmopolitan, Masculinité toxique : éduque-t-on nos fils à mourir par suicide? menée par le magazine en ligne Slate (2018) ou encore une série d’articles rédigée par les Grenades lors de l’été 2020 traitant de la déconstruction des masculinités toxiques.
36 « Multivariate analysis showed that alexithymia was associated with male gender, advanced age, low educational level, and low socioeconomic status. As to the three factors of the TAS-20, men scored higher in factors 2 (difficulty in describing feelings) and 3 (externally oriented thinking), but there was no gender difference in factor 1 (difficulty in identifying feelings) ». Jouko K. Salminen, Simo Saarijärvi, Erkki Äärelä, Tuula Toikka, Jussi Kauhanen. « Prevalence of alexithymia and its association with sociodemographic variables in the general population of finland ». Dans Journal of Psychosomatic Research. Volume 46. Issue 1. 1999. Pages 75-82.
37 VITO. Christopher. ADMIRE. Amanda. HUGUES. Elizabeth. « Masculinity, aggrieved entitlement, and violence : considering the Isla Vista mass shooting ». Dans NORMA, International Journal for Masculinity Studies. [En ligne]. Mis en ligne en 2017. URL : file:///C:/Users/Hello/Downloads/MasculinityaggrievedentitlementandviolenceconsideringtheIslaVistamassshooting.pdf.
38 « Qu’est-ce qu’un « incel », dont se revendique Alek Minassian, l’auteur de l’attaque à Toronto? ». Dans LaLibre.be. [En ligne]. Mis en ligne le 25 avril 2018. Consulté le 15 novembre 2020. URL : https://www.lalibre.be/international/qu-est-ce-qu-un-incel-dont-se-revendique-alek-minassian-l-auteur-de-l-attaque-a-toronto-5ae0641acd70af2d3b815152.