L’agenda « Femmes, paix et sécurité » de l’ONU : bilan 20 ans après, à la lumière des méthodologies féministes

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L’agenda « Femmes, paix et sécurité » de l’ONU : bilan 20 ans après, à la lumière des méthodologies féministes

20.10.2020

Maud Charpentier 

Le 31 octobre 2020 marque le vingtième anniversaire de la résolution 1325[1]UN Security Council, Security Council Resolution 1325 (2000), 31 October 2000, S/RES/1325 (2000)., adoptée en 2000 par le Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Cette résolution est la première d’une lignée de dix résolutions composant l’agenda « Femmes, paix et sécurité » de l’ONU[2]Pour avoir accès aux dix résolutions de l’agenda « Femmes, paix et sécurité » : http://www.peacewomen.org/why-WPS/solutions/resolutions. Elle marque le début d’une réflexion de l’ONU concernant les liens entre la paix, la sécurité et le genre et vise à remettre en question les stéréotypes de genre en temps de conflit et pendant les processus de paix. À cet égard, la résolution 1325 a pu, par exemple, être utilisée par les organisations non gouvernementales (ONG) pour mettre les gouvernements face à leur obligation de faire participer les femmes aux processus de paix.  

Il est important de rappeler que la résolution 1325 n’a pas été adoptée ex nihilo. Elle est le résultat de plus d’un siècle d’engagement des femmes pour la paix, marqué notamment par la fondation de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté en 1915. L’activisme et les manifestations pacifistes sont alors vues comme un moyen de s’opposer au militarisme et de promouvoir le désarmement. 

Cet activisme était au départ centré autour des femmes et des mères[3]« Les idées maternalistes ont été la force unificatrice prédominante du premier mouvement international des femmes pour la paix ». Dianne Otto, “International Peace Activism: The … Continue reading. Au fil des années, leur conception du genre a évolué et deux courants se sont détachés :

  • un activisme des femmes pour la paix qui considère le genre comme une construction sociale qui se manifeste par la création de vulnérabilités en temps de guerre[4]« Ce n’est pas la biologie d’une femme qui est le principal déterminant de son expérience de la guerre, mais les arrangements genrés dans lesquels elle vit. » Carol Cohn, “Women … Continue reading,
  • un activisme féministe pour la paix qui considère le genre comme « une relation de pouvoir structurelle[5]« Le genre est, fondamentalement, une relation de pouvoir structurelle. » Carol Cohn, supra n°4, 3 » qui imprègne l’institution même qu’est l’ONU, et en particulier le Conseil de Sécurité qui est vu comme un outil de militarisation et d’impérialisme occidental. 

C’est de ces évolutions et divergences qu’a hérité l’agenda « Femmes, paix et sécurité ». Pour l’étudier, il est donc important de s’intéresser à l’histoire des revendications féministes pour la paix et de s’interroger sur la possibilité d’intégrer ces revendications féministes dans le droit international. À ce sujet, les universitaires et les activistes féministes hésitent entre espoir et scepticisme. Pour la juriste féministe Charlesworth, seul le message pacifiste des activistes féministes est retenu dans le droit international, au détriment de leur méthodologie[6]« Cela souligne la distinction entre les messages féministes et les méthodes féministes en droit international. Les premiers ont eu une influence rhétorique, tandis que les secondes ont été … Continue reading, qui consiste à analyser les institutions et le droit, mais aussi les concepts de paix, de sécurité et de nation, à travers le prisme du genre. 

Interroger le droit international à la lumière des méthodologies féministes permet de comprendre que le droit n’est pas un simple ensemble de règles neutres régies par des institutions. Au contraire, il s’agit de montrer que le droit international est imprégné de stéréotypes de genre et constitue en ce sens un cadre rigide et réducteur pour les revendications féministes.

Ainsi, il faut aller plus loin que la simple étude des points positifs et négatifs des résolutions de l’agenda « Femmes, paix et sécurité ». En effet, selon la juriste féministe Otto, cette étude binaire des résolutions a « contribué à tourner [l]es débats féministes vers l’intérieur, limitant sérieusement le cadre de leur vision transformatrice[7]Dianne Otto, “Beyond stories of victory and danger”, in Otto, Heathcote (eds), Rethinking Peacekeeping, Gender Equality and Collective Security (Palgrave Macmillan 2014) 158 ». 

Cet article présente donc un certain scepticisme vis-à-vis de l’agenda « Femmes, paix et sécurité » et de l’idée que cet agenda serait l’incarnation du progrès dans l’histoire de l’activisme féministe pour la paix. En effet, la notion de progrès fait taire les voix féministes qui ne correspondent pas aux conceptions hégémoniques diffusées par l’ONU, en ce qui concerne la sécurité des femmes en temps de conflit et les rôles qu’elles doivent avoir dans les processus de paix. 

Cet article analyse la mesure dans laquelle les revendications féministes pour la paix sont filtrées quand elles sont transposées dans le droit international. Une attention particulière est portée à la résolution 2242, adoptée en 2015. Cette résolution est intéressante parce qu’elle est le résultat d’un rapport examinant les forces et les faiblesses de l’agenda « Femmes, paix et sécurité » depuis l’adoption de la résolution 1325 en 2000[8]Radhika Coomaraswamy, Preventing Conflict, Transforming Justice, Securing the Peace: A Global Study of UNSC Resolution 1325 (New York: UN Women, 2015 et qu’elle avait pour objectif de faire une analyse genrée de l’action du Conseil de Sécurité.

Qui sont les « femmes » dans l’agenda « Femmes, paix et sécurité » ?

Dans les dix résolutions de l’agenda « Femmes, paix et sécurité », le mot « genre » et le mot « femme » sont utilisés de façon interchangeable, comme s’ils étaient synonymes. Les résolutions semblent donc définir le genre comme lié au sexe biologique, considéré comme naturel et immuable. Or, selon la philosophe féministe Butler, « la critique féministe devrait également comprendre comment la catégorie des « femmes », sujet du féminisme, est produite et limitée par les structures mêmes du pouvoir à travers lesquelles l’émancipation est recherchée[9]Judith Butler, ‘Subjects of Sex/Gender/Desire’ in Butler, Gender Trouble (Routledge 1990), 4 ». En définissant le genre par « femme », les résolutions de l’agenda « Femmes, paix et sécurité » enferment les femmes dans des stéréotypes de genre immuables, au lieu de leur donner une capacité d’action. 

Le paragraphe 13 de la résolution 2242 en est l’exemple parfait : il vise à ce que les femmes deviennent autonomes, certes, mais dans le but qu’elles soient les « agents » de l’ONU dans leurs communautés pour lutter contre le terrorisme[10]« Exhorte les États Membres et le système des Nations Unies à assurer la participation et l’autorité des femmes et des organisations de femmes pour ce qui est de l’élaboration et de la mise … Continue reading. Cela suppose que les femmes sont intrinsèquement pacifiques, alors que les hommes de leurs communautés, au contraire, sont perçus comme des terroristes potentiels. 

En poussant ce raisonnement, il est possible de se questionner : est-ce le sexe biologique des femmes qui leur confère cette habilité « innée » à la paix ? Il est évident que non : le genre est une construction sociale, ce qui veut dire que les femmes et les hommes sont socialisés à revêtir des rôles genrés, surtout en temps de conflit. En l’occurrence, les personnes endossant des rôles masculins ont le monopole de la violence et les personnes ayant des caractéristiques féminines sont vues comme des victimes, passives et pacifiques. À cet égard la juriste féministe Cohn rappelle que les vulnérabilités qui émergent en temps de conflit ne sont pas liées à l’anatomie mais socialement construites[11]« Ce n’est pas la biologie d’une femme qui est le principal déterminant de son expérience de la guerre, mais les arrangements genrés dans lesquels elle vit. » Carol Cohn, supra n°4, … Continue reading. Par conséquent, il est nécessaire que l’agenda « Femmes, paix et sécurité » définisse le genre comme une construction sociale pour remettre en question ces stéréotypes de genre.

De plus, être une femme n’est pas un dénominateur commun, contrairement à ce que laissent à penser les résolutions de l’agenda « Femmes, paix et sécurité ». Le genre est une structure de pouvoir qui fonctionne en interaction avec d’autres structures d’oppression, notamment « la classe, la caste, la race, l’ethnie, l’âge et la sexualité[12]« Le genre ne constitue jamais à lui seul un facteur organisant le pouvoir dans une société, il est plutôt influencé, et co-constitué, par d’autres formes hiérarchiques de pouvoir, … Continue reading », et qui les renforce. Le recours à la catégorie « femme » a donc tendance à homogénéiser les femmes, surtout celles des pays dits du Sud. Comme l’indique la juriste féministe Heathcote, « les résolutions sur les femmes, la paix et la sécurité renforcent les stéréotypes négatifs sur la victime non-occidentale, à qui l’on attribue une capacité d’action restreinte et une vulnérabilité qui semble éternelle[13]Gina Heathcote, “Participation, gender and security”, in Otto, Heathcote (eds), Rethinking Peacekeeping, Gender Equality and Collective Security (Palgrave Macmillan 2014) 50 ». Ici, l’impérialisme s’allie donc au sexisme pour présenter les femmes des zones en conflit comme étant des victimes passives. Le genre permet ainsi aux puissances occidentales, qui se considèrent à la pointe du progrès en matière d’égalité entre les genres, de justifier des interventions militaires dans les pays du Sud. À cet égard, la juriste féministe Charlesworth paraphrase David Kennedy qui voit le droit international « en grande partie comme une méthode pour esquiver la responsabilité pour certains choix éthiques et politiques[14] Hilary Charlesworth, supra n°6, 18 ». 

Par conséquent, le genre apparaît comme étant une relation de pouvoir qui imprègne les institutions internationales : concrètement, dans le droit international, l’usage de la force armée est confié aux hommes blancs des élites occidentales et c’est notamment cet usage de la force armée qui produit les insécurités auxquelles les femmes des pays en conflit font face. Selon les activistes féministes pour la paix, protéger les femmes avec l’agenda « Femmes, paix et sécurité » devrait donc vouloir dire : s’opposer au militarisme et notamment aux interventions militaires du Conseil de Sécurité et entamer une réflexion sur le désarmement. 

C’est pourquoi il est dangereux de penser que l’agenda « Femmes, paix et sécurité » incarne le progrès. Cela empêche de prendre le recul nécessaire pour identifier les structures de pouvoir qui sous-tendent le droit international et cela leur permet ainsi de rester incontestées.   

Quelle valeur a le mot « paix » dans l’agenda « Femmes, paix et sécurité » ?

Définir le genre comme une relation de pouvoir nous amène à analyser l’ONU et le Conseil de Sécurité lui-même. Tout d’abord, il est intéressant de comparer la résolution 2242 à la résolution 2249, publiée un mois plus tard. Comme évoqué précédemment, la résolution 2242 fait partie de l’agenda « Femmes, paix et sécurité » et traite de la violence faite aux femmes par les réseaux terroristes et du rôle des femmes dans la lutte contre le terrorisme. La résolution 2249, quant à elle, traite également de la lutte contre le terrorisme mais ne fait pas partie de l’agenda « Femmes, paix et sécurité » et les femmes n’y sont pas mentionnées une seule fois[15]La résolution 2249 mentionne seulement des « attaques violentes et généralisées […] contre les civils ». UN Security Council, Security Council Resolution 2249 (2015), 20 November 2015, … Continue reading. Toutefois, cette résolution 2249 contient dans son paragraphe 5 une forme d’autorisation d’intervention militaire en Syrie[16]Résolution 2249, supra n°16, para5. Ainsi, il apparaît clair que l’interrogation sur le genre reste limitée au seul agenda « Femmes, paix et sécurité » et que les interventions militaires ne sont pas considérées comme étant le lieu pour une réflexion féministe. 

Or, pour la juriste féministe Cohn, « la guerre et la paix sont profondément genrées à un niveau symbolique[17]Carol Cohn, supra n°4, 7 ». Le fait que le Conseil de Sécurité restreigne la réflexion féministe sur le genre à l’agenda « Femmes, paix et sécurité » est donc révélateur : seul le militarisme, considéré comme un domaine masculin, est vu comme un moyen de maintenir la paix. L’agenda « Femmes, paix et sécurité », quant à lui, est considéré comme faisant partie du domaine féminin et voit sa capacité à maintenir la paix discréditée ; les moyens qu’il met en œuvre pour maintenir la paix étant vus comme « un signe de faiblesse[18]Diane Otto, “A Sign of Weakness – Disrupting Gender Certainties in the Implementation of Security Council Resolution 1325” (2006) 13 Mich J Gender & L 113, 114 » sur la scène internationale. Il faut d’ailleurs souligner que cette dichotomie genrée entre la paix et la guerre se retrouve au cœur même de la Charte de l’ONU. En effet, l’agenda « Femmes, paix et sécurité » est basé sur le chapitre VI de la Charte qui traite du « règlement pacifique des différends » et n’est pas contraignant, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’obligation de respecter les résolutions qui en découlent (droit mou), alors que les résolutions sur l’usage de la force, basées sur le chapitre VII de la Charte, sont contraignantes (droit dur).

Prendre en compte les méthodologies féministes nécessite de changer radicalement la façon dont la paix est définie en droit international. En effet, le Conseil de Sécurité définit la paix comme l’opposé de la guerre, c’est-à-dire comme l’absence de conflit armé (paix négative). Or, la paix et la guerre ne sont pas des catégories stables : les insécurités et les violences existent même en temps de paix. Par exemple, le philosophe Mbembe dénonce la dichotomie paix/guerre dans le contexte colonial : « la colonie représente le lieu […] où la « paix » est plus susceptible de prendre le visage d’une « guerre sans fin »[19] Achille Mbembe, “Necropolitics” (2003) 15 Public Culture 11, 23 ». De la même façon, en s’inspirant de la juriste Cockburn, la juriste féministe Cohn explique que la guerre « [n’]éclate » jamais simplement[20]Carol Cohn, supra n°4,11, elle s’inscrit plutôt dans un continuum de violence, particulièrement à l’encontre des femmes, puisque la militarisation s’invite aussi dans les moments de « paix » et engendre des insécurités liées au genre.

Par conséquent, voir l’agenda « Femmes, paix et sécurité » comme l’incarnation du progrès empêche de remettre en question la structure du droit international qui fait que les revendications féministes ne sont trans
posées qu’en droit non-contraignant (droit mou) et empêche d’interroger les masculinités militarisées qui se maintiennent à travers le chapitre VII de la Charte de l’ONU, en sachant que ce sont ces masculinités militarisées qui engendrent les insécurités auxquelles les femmes font face dans de nombreux pays. 

Que veut dire « sécurité » dans l’agenda « Femmes, paix et sécurité » ?

Plus que l’absence de violence physique, selon les activistes féministes pour la paix, la sécurité devrait être définie par la présence de justice sociale et d’égalité entre les genres au quotidien (paix positive). Est-il possible de redéfinir la sécurité de cette façon dans une « discipline de crise[21]Hilary Charlesworth, “International Law: A Discipline of Crisis” (2002) 65 The Modern Law Review 377 » comme le droit international ? La juriste féministe Charlesworth explique que les juristes en droit international « restent concentrés sur des événements spécifiques, conjoncturels et ne parviennent pas à avoir une vision d’ensemble[22]Hilary Charlesworth, supra n°31, 386 ». Or, comme l’indique la théoricienne féministe Enloe, la vision d’ensemble, c’est le patriarcat[23]« Le patriarcat […] est une cause principale à la fois de l’éclatement de conflits sociaux violents et de l’incapacité fréquente de la communauté internationale à apporter … Continue reading. Est-il possible de dépasser cette nature patriarcale du droit international pour aller vers une sécurité féministe ? 

En réaction aux définitions dominantes du pouvoir et de la sécurité dans le domaine des relations internationales, la spécialiste des relations internationales Tickner a redéfini le pouvoir comme une coopération « multi-niveaux et multi-dimensions[24]Ann Tickner, Gender in International Relations: Feminist Perspectives on Achieving Global Security (New York: Columbia University Press 1992) 66 », c’est-à-dire un pouvoir relationnel, pas hiérarchique. C’est d’ailleurs la forme choisie par les mouvements féministes pour la paix depuis le milieu des années 1970[25]Rawwida Baksh, Wendy Harcourt, “Rethinking Knowledge, Power, and Social Change”, in Baksh, Harcourt (eds), The Oxford Handbook of Transnational Feminist Movements (Oxford Handbooks 2015) 2 : organisés à la fois au niveau local et au niveau international (approche dite « glocal »), créant ainsi des réseaux transnationaux qui mettent en avant les voix des femmes qui ne font pas partie des élites. Ces solidarités transnationales sont une méthode d’action qui permet de contourner les nations, construites sur des conceptions masculinistes et militaristes. 

Cependant, certaines ont pointé du doigt le fait que ces réseaux et solidarités transnationales ne peuvent pas être transposés correctement en droit international. L’anthropologue féministe Mukhopadhyay explique « que l’intégration réussie des connaissances et des idées féministes dans les instances décisionnelles remet en cause les principes de base des féminismes transnationaux, qui cherchaient à déconstruire la production de la femme du Tiers-Monde[26]Maitrayee Mukhopadhyay, “Gendered Citizenship in the Postcolony: The Challenge for Transnational Feminist Politics”, in Baksh, Harcourt (eds), The Oxford Handbook of Transnational Feminist … Continue reading ». De même, la juriste féministe Otto indique que « les mouvements populaires de femmes sont obligés de se réinventer en termes libéraux, technocratiques ou juridiques, sous peine d’être discrédités[27]Dianne Otto, supra n°7, 166 ». 

Dans son analyse des normes linguistiques qui existent au Conseil de Sécurité, la théoricienne féministe Gibbins démontre que les voix des femmes venant de zones en conflit sont valorisées, mais que ces femmes doivent parler en termes universalistes et pacifistes si elles veulent que leurs revendications soient entendues à l’ONU[28]« Cette séparation imaginaire existe également à l’ONU, où les femmes des zones en conflit sont invitées à parler au Conseil de sécurité parce qu’elles sont considérées comme … Continue reading. Dans le cas contraire, elles risquent d’être discréditées et d’être étiquetées comme étant des « femmes en colère ». C’est ce qui arrivé à Al-Khedairy et Al-Mufti en 2003 quand elles ont parlé de l’invasion menée par les États-Unis dans leur pays, l’Irak, « en termes nationalistes et anti-impérialistes qui contredisent directement la vision qu’a l’ONU des femmes (comme faisant partie du domaine universel, civil et humanitaire)[29]Sheri Lynn Gibbings, supra n°30, 531-532 ». Par conséquent, cette conception des femmes et de la sécurité, véhiculée à travers l’agenda « Femmes, paix et sécurité », risque de retirer le pouvoir aux femmes à qui le féminisme essaye justement de redonner du pouvoir. 

Conclusion : le Conseil de Sécurité, un lieu propice à l’espoir féministe ?

Les revendications féministes pour la paix ne peuvent pas être intégrées dans la catégorie que le droit international a construite pour elles, en l’occurrence l’agenda « Femmes, paix et sécurité », sans perdre leur raison d’être. En effet, quand elles sont présentées devant le Conseil de Sécurité, qui est une institution militariste, hiérarchique, opaque et hégémonique, c’est-à-dire tout ce que le féminisme combat, les revendications féministes pour la paix se traduisent au mieux par un « succès rhétorique[30]Dianne Otto, supra n°7, 162 » qui sert à légitimer le Conseil de Sécurité et les masculinités militarisées. Célébrer les progrès réalisés avec l’agenda « Femmes, paix et sécurité » nous empêche de prendre le recul nécessaire pour voir que c’est en réalité une impasse pour le féminisme et la praxis féministe. 

Toutefois, même si la notion de progrès est dangereuse, il est nécessaire de créer d’autres histoires féministes qui permettent de s’unir autour de la croyance en la possibilité d’un meilleur futur, en utilisant par exemple l’espoir et l’eutopie féministe comme méthodologies. La question qui se pose alors est : le Conseil de Sécurité est-il vraiment un lieu propice à l’espoir et l’eutopie[31]« un […] avenir eutopien, c’est-à-dire un avenir qui serait bien meilleur, même si ce n’est pas encore une utopie ». Kum-Kum Bhavnani, John Foran, “Feminist futures: from … Continue reading féministe ? Certaines personnes le pensent[32]Madeleine Rees, “Can the Security Council work for Women?” Huff Post (10 October 2017)..

Nous nous trouvons donc face à un débat sans fin dans le domaine des études sur le genre : le changement doit-il venir de l’intérieur ou de l’extérieur de l’institution ? Les féministes doivent trouver l’équilibre entre, d’une part, la déconstruction des structures patriarcales du droit international et, d’autre part, la nécessité de travailler au sein de ces structures pour avoir la possibilité de faire bouger les lignes.

Bibliographie

Sources primaires :

UN Security Council, Security Council Resolution 1325 (2000), 31 October 2000, S/RES/1325 (2000)

UN Security Council, Security Council Resolution 2242 (2015), 13 October 2015, S/RES/2242 (2015)

UN Security Council, Security Council Resolution 2249 (2015), 20 November 2015, S/RES/2249 (2015)

Sources secondaires :

Articles de presse :

Rees M, “Can the Security Council work for Women?” Huff Post (20 Octobre 2017) 

Travaux universitaires :

Baksh R, Harcourt W, “Rethinking Knowledge, Power, and Social Change”, in Baksh, Harcourt (eds), The Oxford Handbook of Transnational Feminist Movements (Oxford Handbooks 2015)

Bhavnani K-K, Foran J, “Feminist futures: from dystopia to eutopia?”, (2008) 40 Futures 319

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Tickner A J, Gender in International Relations: Feminist Perspectives on Achieving Global Security (New York: Columbia University Press 1992)

[ Pour citer cet article : Maud CHARPENTIER, “L’agenda « Femmes, paix et sécurité » de l’ONU : bilan 20 ans après, à la lumière des méthodologies féministes”, 20.10.2020, Institut du Genre en Géopolitique. ]

References

References
1 UN Security Council, Security Council Resolution 1325 (2000), 31 October 2000, S/RES/1325 (2000).
2 Pour avoir accès aux dix résolutions de l’agenda « Femmes, paix et sécurité » : http://www.peacewomen.org/why-WPS/solutions/resolutions
3 « Les idées maternalistes ont été la force unificatrice prédominante du premier mouvement international des femmes pour la paix ». Dianne Otto, “International Peace Activism: The Contributions Made by Women” (2003) 82 ALRCRefJl 30
4 « Ce n’est pas la biologie d’une femme qui est le principal déterminant de son expérience de la guerre, mais les arrangements genrés dans lesquels elle vit. » Carol Cohn, “Women and Wars: Toward a Conceptual Framework’’, in Cohn (eds), Women and Wars (Polity Press 2013) 4
5 « Le genre est, fondamentalement, une relation de pouvoir structurelle. » Carol Cohn, supra n°4, 3
6 « Cela souligne la distinction entre les messages féministes et les méthodes féministes en droit international. Les premiers ont eu une influence rhétorique, tandis que les secondes ont été ignorées ». Hilary Charlesworth, “Talking to ourselves? Feminist scholarship in international law”, in Kuovo, Pearson (eds), Feminist perspectives on contemporary international law (Hart Publishing 2011) 32
7 Dianne Otto, “Beyond stories of victory and danger”, in Otto, Heathcote (eds), Rethinking Peacekeeping, Gender Equality and Collective Security (Palgrave Macmillan 2014) 158
8 Radhika Coomaraswamy, Preventing Conflict, Transforming Justice, Securing the Peace: A Global Study of UNSC Resolution 1325 (New York: UN Women, 2015
9 Judith Butler, ‘Subjects of Sex/Gender/Desire’ in Butler, Gender Trouble (Routledge 1990), 4
10 « Exhorte les États Membres et le système des Nations Unies à assurer la participation et l’autorité des femmes et des organisations de femmes pour ce qui est de l’élaboration et de la mise en œuvre des stratégies de lutte contre le terrorisme et l’extrémisme violent pouvant déboucher sur le terrorisme, y compris dans le cadre de la répression de l’incitation à commettre des actes de terrorisme ». UN Security Council, Security Council Resolution 2242 (2015), 13 October 2015, S/RES/2242 (2015), para 13
11 « Ce n’est pas la biologie d’une femme qui est le principal déterminant de son expérience de la guerre, mais les arrangements genrés dans lesquels elle vit. » Carol Cohn, supra n°4, 4
12 « Le genre ne constitue jamais à lui seul un facteur organisant le pouvoir dans une société, il est plutôt influencé, et co-constitué, par d’autres formes hiérarchiques de pouvoir, telles que la classe, la caste, la race, l’ethnicité, l’âge et la sexualité. » Carol Cohn, supra n°4, 3
13 Gina Heathcote, “Participation, gender and security”, in Otto, Heathcote (eds), Rethinking Peacekeeping, Gender Equality and Collective Security (Palgrave Macmillan 2014) 50
14  Hilary Charlesworth, supra n°6, 18
15 La résolution 2249 mentionne seulement des « attaques violentes et généralisées […] contre les civils ». UN Security Council, Security Council Resolution 2249 (2015), 20 November 2015, S/RES/2249 (2015), preamble p1
16 Résolution 2249, supra n°16, para5
17 Carol Cohn, supra n°4, 7
18 Diane Otto, “A Sign of Weakness – Disrupting Gender Certainties in the Implementation of Security Council Resolution 1325” (2006) 13 Mich J Gender & L 113, 114
19  Achille Mbembe, “Necropolitics” (2003) 15 Public Culture 11, 23
20 Carol Cohn, supra n°4,11
21 Hilary Charlesworth, “International Law: A Discipline of Crisis” (2002) 65 The Modern Law Review 377
22 Hilary Charlesworth, supra n°31, 386
23 « Le patriarcat […] est une cause principale à la fois de l’éclatement de conflits sociaux violents et de l’incapacité fréquente de la communauté internationale à apporter des solutions de long terme à ces conflits violents ». Cynthia Enloe, “What if Patriarchy Is ‘the Big Picture’? An Afterword” in Mazurana, Raven-Roberts, Parpart, Gender, conflict, and peacekeeping (Rowman & Littlefield Publishers 2005), 281
24 Ann Tickner, Gender in International Relations: Feminist Perspectives on Achieving Global Security (New York: Columbia University Press 1992) 66
25 Rawwida Baksh, Wendy Harcourt, “Rethinking Knowledge, Power, and Social Change”, in Baksh, Harcourt (eds), The Oxford Handbook of Transnational Feminist Movements (Oxford Handbooks 2015) 2
26 Maitrayee Mukhopadhyay, “Gendered Citizenship in the Postcolony: The Challenge for Transnational Feminist Politics”, in Baksh, Harcourt (eds), The Oxford Handbook of Transnational Feminist Movements (Oxford Handbooks 2015) 611
27 Dianne Otto, supra n°7, 166
28 « Cette séparation imaginaire existe également à l’ONU, où les femmes des zones en conflit sont invitées à parler au Conseil de sécurité parce qu’elles sont considérées comme apportant une voix « de terrain » plus authentique ou réelle et donc plus précieuse. […] En même temps, cependant, la façon dont les femmes de ces zones en conflit, comme l’Afghanistan, ont pu s’adresser au Conseil de sécurité, considéré comme « supérieur », a été de prétendre incarner les principes universels de paix et de sécurité, par opposition aux intérêts locaux (tribaux ou ethniques) de communautés particulières ». Sheri Lynn Gibbings, “No Angry Women at the United Nations: Political Dreams and the Cultural Politics of United Nations Security Council Resolution 1325” (2011) 13 International Feminist Journal of Politics 522, 530-531
29 Sheri Lynn Gibbings, supra n°30, 531-532
30 Dianne Otto, supra n°7, 162
31 « un […] avenir eutopien, c’est-à-dire un avenir qui serait bien meilleur, même si ce n’est pas encore une utopie ». Kum-Kum Bhavnani, John Foran, “Feminist futures: from dystopia to eutopia?”, (2008) 40 Futures 319, 322
32 Madeleine Rees, “Can the Security Council work for Women?” Huff Post (10 October 2017).