L’amour au temps du coronavirus : réflexions sur les frontières européennes actuelles du droit d’aimer et du droit de circuler
15.10.2020
Adèle Monod
Durant cette période singulière en tout point, la question de l’amour et des frontières est essentielle. Elle a d’ailleurs été étudiée et traitée par de nombreux articles. Mais qu’en est-il d’un point de vue juridique ? Cet article étudiera les différentes manières d’aimer qui existent dans nos sociétés et comment le droit européen les appréhende.
Alors que la liberté de circulation a changé la façon dont nous vivons, travaillons, voyageons, aimons, quel impact a eu la fermeture des frontières sur nos modes de vie ? Cette question interroge plus largement la force juridique des libertés et droits fondamentaux au sein de l’Union européenne (UE) : pendant des périodes plus calmes, ils sont assurés – non sans heurts -, mais en tant de crise, qu’en est-il ?
La crise sanitaire du Covid-19 a révélé que ce que nous croyons impossible était en réalité possible : les gouvernements ont fait de la liberté l’exception, et de la restriction le principe. Pendant le confinement, dans de nombreux États en Europe, les citoyens ne pouvaient plus sortir librement, ne pouvaient plus voyager librement et ne disposaient ainsi plus de la liberté de circuler et de séjourner, fondamentale au droit européen.
Avant la crise sanitaire du COVID-19
Pour appréhender l’importance du droit de circuler et, in fine, du droit d’aimer dans l’espace européen, il faut comprendre que l’UE n’est pas compétente en droit de la famille. Néanmoins, du fait de la consécration de la libre circulation des personnes en 1992, le droit de l’UE a inévitablement empiété sur certains domaines du droit de la famille[1]L’article 308 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne prévoit que l’Union européenne peut être compétente si cela est « nécessaire pour réaliser, dans le fonctionnement … Continue reading. Dans la mesure où les personnes peuvent circuler, séjourner, travailler librement sur le territoire européen, elles peuvent également rencontrer une personne, tomber amoureux, se marier, fonder une famille librement sur le territoire européen. L’amour est le corollaire inévitable – « l’effet utile » dans le jargon juridique – de la liberté de circuler et de séjourner. Autrement dit, si le droit européen ne peut assurer qu’un.e citoyen.ne européen.ne puisse demeurer avec sa famille dans n’importe quel État membre de l’UE, sa liberté de circuler et de séjourner perd de son sens et de son effectivité.
Les textes et dispositions juridiques qui intéressent la famille et le couple au sein de l’UE sont nombreux[2]Ils sont issus du droit primaire : les traités (article 3 du traité sur l’Union européenne, article 20 et 21 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) et la Charte des droits … Continue reading. Cette abondance de consécration de la liberté de circuler et d’aimer révèle-t-elle la valeur intangible d’un droit qui serait fondamental ?
- Le droit de se marier et de fonder une famille
La Charte des droits fondamentaux consacre le droit de se marier et de fonder une famille (article 9) ainsi que le droit de circuler librement (article 45). Alors que la consécration de ces droits dans un texte d’une valeur quasi constitutionnelle laissait penser qu’il s’agissait de droits fondamentaux à la femme ou à l’homme, la réalité de leur application est bien différente. Au prime abord, les droits consacrés par la Charte ne s’appliquent que dans des situations d’application du droit européen[3]Charte des droits fondamentaux, article 52.. Cependant, la liberté de circulation étant par définition assurée sur l’espace européen, la Cour de Justice de l’Union européenne était en mesure d’assurer le droit du citoyen de se marier et de fonder une famille par le biais de l’article 9.
Néanmoins, aux droits fondamentaux la Cour préfère les libertés économiques et l’effet utile que représente le droit au regroupement familial. Le principe d’effet utile est finalement un instrument juridique qui donne à la Cour la possibilité de générer une conception de la famille plus respectueuse des droits de l’homme, sans heurter la souveraineté des Etats[4]M. HO-DAC « La conception européenne de la famille – Étude du couple », Obs. Bxl., 2019/2, n° 116, p. 10-15.. In fine, l’intervention du droit européen en droit de la famille repose uniquement sur des bases juridiques économiques[5]Répertoire de droit européen, Dalloz, points 24 à 31..
Le fait que la Cour repose ses avancées sur les directives européennes, et non sur la Charte des droits fondamentaux, révèle la fragilité des droits des personnes transgenres ou homosexuelles. Même si les préambules des directives 2003/86/CE et 2004/38/CE exigent que les États membres respectent les droits fondamentaux des individus et ne discriminent pas en fonction du genre ou de l’orientation sexuelle, entre autres, les directives n’octroient pas le droit au regroupement familial de manière expresse aux couples, partenaires ou époux.ses homosexuel.le.s.
L’article 9 de la Charte aurait pu potentiellement assurer l’accès à l’institution matrimoniale à toute personne dans la mesure où les termes employés ne désignent pas de genres spécifiques[6]Ibid.. D’ailleurs, la rédaction de l’article 9 a permis à la Cour européenne des droits de l’homme de s’écarter de l’article 12 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui faisait référence expresse à l’union d’une femme et d’un homme, et de considérer qu’il n’existe « aucune raison justifiant que les transsexuels soient privés en toutes circonstances du droit de se marier[7]Cour européenne des droits de l’homme, Affaire Christine Goodwin c. Royaume Uni, 11 juilet 2002, Req. n°28957/95.».
Dans l’arrêt Coman[8]Cour de justice de l’Union européenne (GC), Arrêt Relu Coman, Robert Clabourn Hamilton, Asociația Accept contre Inspectoratul General pentru Imigrări, Ministerul Afacerilor Interne, 5 juin … Continue reading, la Cour de justice de l’Union européenne a considéré que la Roumanie, dont le droit ne prévoyait pas le mariage pour tous, devait reconnaître le droit de séjour dérivé au ressortissant d’État tiers Monsieur Hamilton, époux de Monsieur Coman, au nom de la liberté de circulation afin que celui-ci puisse retourner dans son propre pays avec son mari. Cet arrêt révèle que l’instrument juridique d’effet utile est une arme à double tranchant. Certes, il permet à la Cour d’opérer des avancées en droit de la famille[9]La Cour exprime dans cet arrêt qu’ « une mesure nationale qui est de nature à entraver l’exercice de la libre circulation des personnes ne peut être justifiée que lorsque cette mesure … Continue reading) – alors que treize pays seulement ont autorisé le mariage homosexuel au sein de l’UE. À ce titre, l’arrêt Coman est apparu inédit et audacieux. Néanmoins, il cantonne également ces avancées dans un cadre très restreint : la Cour se borne à demander la reconnaissance du droit au séjour dérivé et non pas du mariage en tant que tel[10]Carlier, J.-Y., « Article 45. – Liberté de circulation et de séjour » in Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2019, p. 1099-1117. Cette reconnaissance du droit au séjour dérivé ne peut s’établir que si le ressortissant national a usé de sa liberté de circuler.
- Les autres formes d’union : concubinage et partenariat
Bien qu’étant la plus traditionnelle, le mariage n’est pas l’unique forme d’union : le concubinage et le partenariat doivent également être pris en compte.
La Cour invite les États membres à « avantager[11]Cour de justice de l’Union européenne, Arrêt Secretary of State for the Home Department c. Rozanne Banger, 12 juillet 2018, Aff. C-89/17.» l’octroi de titre de séjour des concubin.e.s de citoyen.ne européen.ne « par rapport aux autres ressortissants d’État tiers[12]Ibid.». Néanmoins, cette invitation n’assure pas une protection concrète du droit d’aimer. D’ailleurs, la directive relative au regroupement familial ne considère pas le/la concubin.e comme un.e bénéficiaire potentiel.le du droit de séjour dérivé pour la citoyenneté[13]Directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le … Continue reading.
Le partenariat n’étant pas commun à tous les États membres, ni communément utilisé, l’UE laisse une marge d’appréciation importante aux États : il leur revient de décider si la qualification de partenaire correspond aux conditions du droit national pour délivrer un droit de séjour dérivé du citoyen.
Ainsi, ces deux formes d’union – qui sont les seules formes d’union possibles pour les homosexuel.e.s dans certains États membres de l’UE – restent fragiles. Elles ne garantissent pas le droit au regroupement familial et n’assure donc pas la possibilité pour quiconque de rejoindre la personne qu’il/elle aime.
Pendant le confinement : la fermeture des frontières et ses exceptions
Le retour des frontières intérieures est un phénomène inattendu et inédit, qui n’était pas arrivé depuis 1992. Prévue par le Code Schengen, la réintroduction temporaire des frontières avait été auparavant décidée par certains États membres[14]Par exemple la France après les attentats de 2015.. Cependant, le fait que l’ensemble des États réintroduisent leurs frontières est unique. Bien que cette décision ait été la seule à la disposition des États, la réintroduction des frontières a créé un dommage irrémédiable et irréversible sur la conception des frontières et de la liberté de circuler[15]C. BORIES, « Quand l’Union européenne reconsidère la question de ses frontières par temps de coronavirus. Etat des lieux par pays », Revue de l’Union européenne, 2020, p 296..
Si des auteur.e.s ont pu considérer que « le droit de l’Union n’ignore pas les couples en union libre, dans la mesure où ils mènent une vie de couple durable et attestée[16]M. HO-DAC, op cit 4 », les implications de la crise sanitaire ne conduisent plus à la même conclusion. En effet, les amoureux.ses les plus affectés par la crise sanitaire sont les binationaux non marié.es, qui ne disposent pas du droit au regroupement familial[17]Directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le … Continue reading. En juillet 2020, la Commissaire aux affaires intérieures a demandé aux autorités compétentes des États membres de l’UE de retenir la « définition la plus large possible[18]R. KORDA, « Le coronavirus met des frontières à leur amour », Aujourd’hui, 3 juillet 2020.» des relations amoureuses, considérant que « le partenaire ou le chéri avec lequel le citoyen ou le résident légal de l’Union entretient une relation durable dûment attestée devrait être exempté des restrictions de voyage[19]Ibid. ». Cette demande politique est néanmoins difficilement applicable : que signifie « relation durable dûment attestée[20]Ibid. » ? Quel type de preuve faudrait-il fournir ?
Par ailleurs, sans contrainte juridique, la décision revient entièrement aux États, ce qui semble paradoxal à l’époque de la libre circulation sur le territoire européen. Toutefois, certains États européens ont en effet envisagé des solutions pendant le confinement. C’est le cas du Danemark qui demandait à ses citoyens de signer une déclaration sur l’honneur[21]Ibid.. D’autres États membres ont mis en œuvre des mesures différentes après le confinement, comme la France qui a récemment octroyé les premiers laissez-passer aux couples binationaux[22]Le Figaro avec AFP, « Premiers « laissez-passer » imminents pour les couples binationaux séparés par la pandémie », Le Figaro, 17 septembre 2020.. Cette solution tardive implique l’obtention de preuves qui peut s’avérer difficile[23]Afin d’obtenir ces laissez passer, les couples devront fournir des preuves « d’activités communes au fil du temps, ou encore la preuve de précédents séjours en France, apportée par des … Continue reading. L’Union européenne, quant à elle, n’a pas pris de décisions au niveau juridique.
Après la crise sanitaire : une requalification des libertés de circulation et du droit d’aimer ?
La fermeture des frontières a affecté de manière indéniable les familles, les couples, violant potentiellement le droit à la vie privée et familiale[24]Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, article 7 et Convention européenne des droits de l’homme, article 8.[25]J.-P. MARGUENAUD, « Regards décalés sur le confinement », RTD Civ. 2020, p. 329.. La gravité de cette atteinte et son effet irréversible donneront lieu, sans aucun doute, à de nombreuses décisions de justice. D’ores et déjà, la Ligue des droits de l’homme a intenté une action en justice afin de poser des questions à la Cour de Justice de l’Union européenne sur l’application du droit au regroupement familial pendant la crise sanitaire. Cependant, le Conseil d’État n’a pas donné suite à sa demande[26]C. COLLIN, « Le coronavirus : une crise à précédents pour l’Union européenne », Revue de l’Union européenne, 2020, p. 290.. Une occasion manquée de répondre à toutes ces interrogations qui émergent alors que l’Europe observe une recrudescence des cas dans plusieurs États membres.
Si l’avancée du droit d’aimer quiconque, outre les frontières, a pu se développer à travers la libre circulation dans l’espace européen, l’arrivée du Covid-19 révèle sa nature fragile. Bien que consacrés comme droit fondamentaux, les droits de circuler et de fonder une famille sont en réalité des droits spécifiques à l’UE, qui s’appliquent uniquement dans un cadre précis et ne sont pas inhérents à la femme et à l’homme.
Ce constat révèle les dangers des avancées au sein de l’UE : même si elles doivent être applaudies, elles ne doivent pas être considérées comme suffisantes. Si, avec l’avènement de la liberté de circulation, les citoyen .ne.s européen.e.s aspirent à l’européanisation de la famille[27]Voir notamment : op. cit. 4 et P.J. ABASCAL MONEDERO, « Family Law in the European Union », Socialiné téorija, empirija, politika ir praktika, 2019, p 87 à 94. comme le montrent certains travaux, il est essentiel d’y intégrer les questions de genre. En effet, les décisions progressistes de la Cour de Justice de l’Union européenne reposent actuellement sur des non-dits ou des subtilités liées à la rédaction des articles du droit européen.
Cette conclusion devrait ouvrir la réflexion sur les frontières extérieures de l’Union européenne. Le rétablissement des frontières intérieures met en exergue la réalité à laquelle font face de nombreuses populations. Les personnes qui migrent et quittent leur pays, car elles ne peuvent pas vivre leur amour ou elles souhaitent rejoindre la personne aimée, sont confrontées à des difficultés similaires, voire plus grandes que les ressortissant.e.s européen.ne.s à l’heure du Covid-19.
Pour citer cet article : Adèle MONOD, « L’amour au temps du coronavirus : réflexions sur les frontières européennes actuelles du droit d’aimer et du droit de circuler », 15.10.2020, Institut du Genre en Géopolitique.
References
↑1 | L’article 308 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne prévoit que l’Union européenne peut être compétente si cela est « nécessaire pour réaliser, dans le fonctionnement du marché commun, l’un des objets de la Communauté (…) ». |
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↑2 | Ils sont issus du droit primaire : les traités (article 3 du traité sur l’Union européenne, article 20 et 21 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) et la Charte des droits fondamentaux (article 7 sur le droit au respect de la vie privée et familiale, article 9 sur le droit de fonder une famille, article 45 sur le droit de circuler et de séjourner librement) ou du droit secondaire : la directive du regroupement familial (Directives 2003/86/CE et 2004/38/CE). |
↑3 | Charte des droits fondamentaux, article 52. |
↑4 | M. HO-DAC « La conception européenne de la famille – Étude du couple », Obs. Bxl., 2019/2, n° 116, p. 10-15. |
↑5 | Répertoire de droit européen, Dalloz, points 24 à 31. |
↑6 | Ibid. |
↑7 | Cour européenne des droits de l’homme, Affaire Christine Goodwin c. Royaume Uni, 11 juilet 2002, Req. n°28957/95. |
↑8 | Cour de justice de l’Union européenne (GC), Arrêt Relu Coman, Robert Clabourn Hamilton, Asociația Accept contre Inspectoratul General pentru Imigrări, Ministerul Afacerilor Interne, 5 juin 2018, Aff. C-673/16. |
↑9 | La Cour exprime dans cet arrêt qu’ « une mesure nationale qui est de nature à entraver l’exercice de la libre circulation des personnes ne peut être justifiée que lorsque cette mesure est conforme aux droits fondamentaux garantis par la Charte. » (op. cit. 16 |
↑10 | Carlier, J.-Y., « Article 45. – Liberté de circulation et de séjour » in Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2019, p. 1099-1117 |
↑11 | Cour de justice de l’Union européenne, Arrêt Secretary of State for the Home Department c. Rozanne Banger, 12 juillet 2018, Aff. C-89/17. |
↑12 | Ibid. |
↑13, ↑17 | Directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des Etats membres, JO L 204, article 3. |
↑14 | Par exemple la France après les attentats de 2015. |
↑15 | C. BORIES, « Quand l’Union européenne reconsidère la question de ses frontières par temps de coronavirus. Etat des lieux par pays », Revue de l’Union européenne, 2020, p 296. |
↑16 | M. HO-DAC, op cit 4 |
↑18 | R. KORDA, « Le coronavirus met des frontières à leur amour », Aujourd’hui, 3 juillet 2020. |
↑19, ↑20, ↑21 | Ibid. |
↑22 | Le Figaro avec AFP, « Premiers « laissez-passer » imminents pour les couples binationaux séparés par la pandémie », Le Figaro, 17 septembre 2020. |
↑23 | Afin d’obtenir ces laissez passer, les couples devront fournir des preuves « d’activités communes au fil du temps, ou encore la preuve de précédents séjours en France, apportée par des factures, des billets d’avion, etc. » Ibid. |
↑24 | Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, article 7 et Convention européenne des droits de l’homme, article 8. |
↑25 | J.-P. MARGUENAUD, « Regards décalés sur le confinement », RTD Civ. 2020, p. 329. |
↑26 | C. COLLIN, « Le coronavirus : une crise à précédents pour l’Union européenne », Revue de l’Union européenne, 2020, p. 290. |
↑27 | Voir notamment : op. cit. 4 et P.J. ABASCAL MONEDERO, « Family Law in the European Union », Socialiné téorija, empirija, politika ir praktika, 2019, p 87 à 94. |