Pologne: vous avez dit « avortement » ? Moi, je dis « révolution » !

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Pologne: vous avez dit « avortement » ? Moi, je dis « révolution » !

16.01.2020
Natasza QUELVENNEC
« Le 21 septembre 2016 marque le début du féminisme en Pologne », commence la philosophe Ewa Majewska dans son article[1]Majewska E., Słaby opór i siła bezsilnych. #Czarnyprotest kobiet w Polsce w 2016, [Faible résistance et puissance des impuissants. #Czarnyprotest des femmes en Pologne en 2016], Academia. URL : … Continue reading en référence à la date d’apparition du hashtag #CzarnyProtest (#ProtestationNoire), qui marquera le début d’une mobilisation inédite des Polonaises contre l’interdiction de l’avortement. Réactivé avec une ampleur encore plus importante en 2020, le féminisme polonais a un nouveau visage : plus jeune, plus radical et fédérant au-delà de « [l’]espace de la cause des femmes[2]Bereni L., De la cause à la loi. Les mobilisations pour la parité politique en France (1992-2000), 2007, Thèse en science politique, Université Paris-I-Panthéon-Sorbonne ».

L’arrivée au pouvoir du parti ultraconservateur Prawo i Sprawiedliwość (PiS, Droit et Justice) constitue un point de rupture dans l’histoire contemporaine de la Pologne. Les termes utilisés par les militant.e.s pro-démocratie pour répondre à la question sur les raisons de leur engagement dès 2015, sont sans équivoque : « choc », « tremblement de terre », « ironie de l’histoire », « fin du monde ». Ce constat est également partagé par la communauté internationale qui considérait les pays du groupe de Visegrad[3]Le groupe informel réunissant quatre pays d’Europe centrale : la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie. comme les « pionniers d’une transition réussie censée conduire du socialisme de l’état à la démocratie libérale et l’économie du marché[4]Müller J.-W., Qu’est-ce que le populisme?, Paris, Gallimard,2007, p.11 ». La Pologne faisait particulièrement office d’élève modèle sur la route de la transition démocratique aux yeux des partenaires et amis européens[5]Potel J.-Y., « La Pologne, miroir de l’Europe ? », Esprit, vol. mars, no. 3, 2019, pp. 41-49.

Ce changement de cap politique est marqué par l’intensification de la rhétorique et des politiques visant à ce que le pouvoir, proche de l’Église catholique, appelle « [l’]idéologie du genre », terme trouvant son origine dans les théologies de la femme et du corps développées par Jean Paul II, réaffirmées par les papes Benoît XVI et François[6]Kuhar R., Paternotte D. (dir.), Campagnes anti-genre en Europe. Des mobilisations contre l’égalité, 2008, Lyon : Presses universitaires de Lyon, coll. « SXS Sexualités ». Le clivage, faisant écho à la redéfinition de la communauté nationale par les populistes, divise la société en deux groupes antagonistes : « nous » – défenseur.e.s de la souveraineté nationale et de la culture catholique du « vrai peuple », et « eux » – élites internationales adeptes du gender mainstreaming, féministes et minorités sexuelles[7]Müller, op.cit., Kuhar, Paternotte, ibid, Dauphin S., et Sénac-Slawinski R. (2008), « Gender mainstreaming : analyse des enjeux d’un ‘concept-méthode’. Introduction », Cahiers du … Continue reading.

Le gouvernement à l’assaut du droit à l’avortement

Le projet de loi d’interdiction de l’avortement, dont l’accès est déjà très restrictif[8]Depuis 1993, l’avortement n’est autorisé que dans trois circonstances : grossesse résultant d’un acte illégal, risque pour la vie ou la santé de la femme enceinte, malformation grave du … Continue reading, a été l’une des premières mesures examinée au parlement en 2016. La réaction des femmes fut immédiate : la #ProtestationNoire, mobilisation collective sans précédant après la chute du communisme en 1989, obligea le gouvernement à faire marche arrière. La chercheure Majewska souligne son caractère massif (« mobilisation nationale, et même internationale, de femmes […] pour nos droits[9]Majewska, op.cit. »), inclusif  (« publier une photo en noir et blanc, participer à une manifestation ou exprimer son soutien pour les femmes sur l’internet soit dans la rue étaient des formes d’action accessible à tous[10]Majewska, op.cit.»), marqué par la conscience d’agir (« nous avions, chacune, un sentiment d’agentivité parce que chaque photo comptait[11]Majewska, op.cit. ») et universel (reconnaissant « un problème d’une catégorie sociale [à savoir des femmes en âge de procréer] en tant que problème qui nous concerne tous[12]Majewska, op.cit. »).
Cette prise de position contribue à la vulgarisation de la cause auprès de la société polonaise qui, confrontée au caractère massif des protestations et à l’émergence du discours féministe[13]Dès 2016, les expertes féministes commencent à être invitées dans les médias pour commenter les protestations des femmes. L’opinion publique sur l’accès à avortement commence évoluer … Continue reading dans l’espace public, commence à s’intéresser au sujet après les années d’indifférence[14]Depuis 1993, de nombreux projets de loi interdisant totalement l’avortement ont été déposés au Parlement qui, dominé jusqu’en 2015 par les forces libérales, s’y est toujours opposé. Lors … Continue reading. Confronté à des protestations systématiques d’ampleur importante dès qu’il tente de restreindre l’accès à l’avortement par la voie parlementaire, Jaroslaw Kaczynk[15]Le président du parti Droit et Justice (PiS), auparavant simple député, le vice-premier ministre depuis quelques semaines, Kaczynski est considéré comme le stratège et le décideur numéro 1 du … Continue reading change de tactique en 2020. Dans le contexte de la pandémie du COVID-19, pouvant limiter le risque de mobilisations collectives et légitimer leur dispersion par la police (les rassemblements publiques de plus de cinq personnes étant interdits), il décide de s’attaquer au problème par la voie judiciaire. C’est le Tribunal Constitutionnel, organe habilité à examiner la conformité des lois avec la Constitution et dont l’indépendance est remise en cause dès 2015 par les nominations successives des juges proches du pouvoir, qui doit statuer. Le 22 octobre 2020, le tribunal juge que « le législateur a le devoir d’assurer la protection de chaque vie humaine[16]Cf. par exemple https://www.lesechos.fr/monde/europe/pologne-le-tribunal-constitutionnel-restreint-encore-le-droit-a-lavortement-1258525» et que, par conséquent, l’avortement ne peut pas être autorisé si les tests prénataux révèlent des dommages irréversibles du fœtus. Or, les IVG pratiquées dans ce cas de figure constituent 98% de tous les avortements légaux. Dans les faits, le jugement du Tribunal Constitutionnel s’apparente donc à une interdiction absolue.

La réponse de la société civile ne se fait pas attendre. Dans la soirée de cette même date, des milliers de femmes se rassemblent devant le siège du Tribunal Constitutionnel. Malgré des actions de plus en plus musclées de la police, les attaques des nationalistes et les critiques de la violence de protestation jusque dans le camp libéral, leur mobilisation ne faiblit pas. Comme en 2016, ces actions ont lieu dans les villes de toutes tailles et avec un caractère intergénérationnel. Réactivé avec une ampleur encore plus importante que celle de #ProtestationNoire, en 2020 le féminisme semble avoir un nouveau visage : plus jeune, plus radical et fédérant au-delà de l’« espace de la cause des femmes[17]Bereni, op.cit.».

Jeunesse sur les barricades

Une simple observation de rassemblements permet de détecter une nouvelle donnée : les personnes de 15-30 ans semblent très présentes, voire majoritaires dans les cortèges, contrairement à la protestation de 2016 qui avait mobilisé surtout les générations de 40 ans et plus. Quelques hypothèses peuvent être mobilisées pour l’expliquer. Nées après la chute du communisme, ces jeunes générations n’ont jamais connu une autre réalité politique que celle de la démocratie libérale dont les privilèges leur paraissent acquis. Contrairement, à leurs aîné.e.s engagé.e.s dans les mobilisations pro-démocratie dès le lendemain de la victoire électorale de PiS, les jeunes, désenchanté.e.s par la direction économique très libérale du parti Plateforme Civique au pouvoir depuis huit ans, semblent accorder leur confiance à PiS promettant d’importants transferts sociaux[18]Par exemple, le programme 500+ s’adresse à des familles avec au moins deux enfants. 500 zlotys (environ 125 euros) par mois et par enfant sans condition de ressources leur sont alloués. Le coup … Continue reading. Depuis, ce crédit de confiance s’effrite. Au pouvoir depuis cinq ans et marqué par des mouvements de protestation sans précédent après 1989, PiS n’est plus le nouvel arrivant, comme ce fut le cas en 2015. La tendance électorale parmi les 18-29 ans s’inverse lors de l’élection présidentielle de 2020 : le candidat de PiS, Andrzej Duda, plébiscité par les jeunes en 2015 (61 %) divise son score par deux dans cette catégorie d’âge en 2020 (36%) au profit du candidat libéral de Plateforme Civique, Rafal Trzaskowski.

Au-delà du facteur « candidat de changement », la rhétorique anti-européenne, intensifiée en réponse à la mise en oeuvre de la procédure relative à la violation de l’état de droit[19]Les agissements contre le système judiciaire ont provoqué le 20 décembre 2017, pour la première fois dans l’histoire de l’EU, le déclenchement de l’article 7 du Traité sur l’Union … Continue reading, ne passe pas auprès de cet électorat né dans l’Union européenne[20]Bilewicz M. (2020), “Sloiki”, to nadzieja na zmiane polityczna w Polsce, [“Les citadins issus de province, l’espoir du changement politique en Pologne], NOIZZ URL : … Continue reading. La guerre idéologique contre le genre déclarée par PiS dès son arrivée au pouvoir et la réponse de la société civile ne sont pas sans importance dans l’évolution de l’orientation politique des plus jeunes. La cause des femmes, fortement mise à mal par les mesures du pouvoir ultraconservateur[21]Hormis le projet de loi d’interdiction d’avortement, d’autres mesures préjudiciables pour les femmes ont été prises : l’arrêt du financement public de la PMA et la délivrance de la … Continue reading, continue de susciter de nouvelles mobilisations tout au long du quinquennat. La narration visant les minorités sexuelles devient de plus en plus présente dans l’espace public. Un tiers des municipalités polonaises se proclament « zones libres de l’idéologie LGBT[22]Anna Zielinska, De quoi les « zones libres d’idéologie LGBT » en Pologne sont-elles le nom ?, 17.10.2020, Le courrier d’Europe centrale URL : … Continue reading ». Lors de la campagne électorale des présidentielles en 2020, le président Andrzej Duda déclare que les LGBT ne sont pas des personnes, mais une « idéologie » comparée à une « sorte de néo-bolchévisme[23]Selon le président polonais, «l’idéologie LGBT» c’est du «néo-bolchévisme» 13 Juin 2020, Le Figaro, URL … Continue reading ». En août 2020, les manifestations de soutien de Margot, jeune militante LGBT, placée en détention préventive, ont lieu dans la plupart de grandes villes[24]En Pologne, des milliers de manifestants après l’arrestation d’une militante LGBT Le Monde, 11 août 2020, URL : … Continue reading. L’ONG Strajk Kobiet (Grève des Femmes), à l’origine de la mobilisation contre l’interdiction de l’avortement en 2016, en est une des organisatrices. Résultant de cette convergence de luttes, une alliance se crée entre les féministes et les organisations de jeunes engagées dans ces protestations, notamment des militant.e.s pro-LGBT, les anti fascistes et les anarchistes.

Par ailleurs, les tendances transnationales, particulièrement le mouvement #MeToo, ne sont pas sans influencer cet éveil de conscience féministe chez les jeunes Polonais.e.s. Un débat très animé a notamment eu lieu en 2019 en réaction à l’opposition des étudiant.e.s à l’École de Cinéma de Lodz contre une conférence de l’ancien élève, le cinéaste d’origine polonaise Roman Polanski, accusé de violences sexuelles par une dizaine de femmes, certaines mineures au moment des faits[25]Affaire Roman Polanski : quelles sont les accusations portées contre le réalisateur depuis 1977 ?, 8 mars 2020, FranceInfo URL … Continue reading. Un autre facteur semble contribuer à ce renouvellement de générations observé dans les mobilisations de 2020 : la sécularisation progressive de la Pologne, particulièrement accentuée parmi les plus jeunes. En 2019, seulement 63% des lycéens (presque 20% de moins qu’il y a 10 ans) se déclarent croyants, contre plus de 90% de la population générale. Seulement 28% participent à des messes le dimanche (50% de la population générale)[26]URL : https://wiadomosci.onet.pl/religia/aktualnosci/cbos-polska-mlodziez-jest-coraz-mniej-religijna/p7kbxhn. Par ailleurs, selon le sondage du Pew Research Center réalisé en 2018 dans 106 pays, la Pologne est le pays qui se sécularise le plus vite. Première génération à être confrontée aux cours de catéchisme dispensés dans les écoles publiques[27]Le concordat instaure les cours de catéchisme dans les écoles publiques et les règles de conduite de l’état, notamment en matière de la « défense de la vie des enfants non nés »., les générations de moins de 40 ans se détournent de l’Église et, par conséquent, du dogme catholique en matière de « protection de la vie des enfants non-nés[28]Young adults around the world are less religious by several measures, 13 juin 2018 URL : https://www.pewforum.org/2018/06/13/young-adults-around-the-world-are-less-religious-by-several-measures/ ».

« ***** *** » et l’Église

La radicalisation des protestations en 2020 fait partie des différences que nous observons par rapport à la mobilisation de 2016. Elle s’opère à la fois dans le registre langagier et dans le répertoire d’actions de protestation. Nous observons l’apparition massive de termes injurieux, relativement rares, voire absents des protestations de 2016. Le 22 octobre 2020, la tête du cortège, se dirigeant vers le domicile de Kaczynski, arbore une banderole géante « Wypiedalac » (« Allez vous faire foutre »), à l’adresse du pouvoir. Repris en choeur, exposé sur les pancartes et sur les réseaux sociaux par les manifestant.e.s dans les jours suivants, le slogan devient le symbole de la mobilisation de 2020. Apparu sous forme de huit étoiles (***** ***) et vulgarisé par le président Duda lui-même qui, ignorant la signification du symbole, se laisse photographier avec les militant.e.s l’arborant, le slogan « Jebac PiS » (« Nique PiS ») vit sa seconde jeunesse.
Les féministes font disparaître les étoiles. Scandé et repris en toutes lettres par les manifestant.e.s, toutes générations confondues, il devient viral tant lors des manifestations qu’en ligne. Un des visages de la révolution féministe, l’universitaire et poétesse Inga Iwasiow, déclare le 23 octobre lors d’une manifestation : « Non pas en tant que professeure, mais en tant que femme, je vous dis : nique PiS et allez vous faire foutre. (…) Je m’adresse à la télévision publique, à la radio publique et à d’autres tubes de propagande de ce régime : allez vous faire foutre ![29]Wobronie słów Ingi Iwasiów: „Nie jak profesorka, tylko jak kobieta powiem: jebać i wypierdalać”, 25 octobre 2020 ».
La sphère langagière n’est pas la seule à être affectée par ce phénomène de radicalisation. De nouvelles formes d’actions apparaissent. En réponse aux évêques se félicitant du jugement du Tribunal Constitutionnel, le dimanche 25 octobre 2020, des manifestant.e.s crient leur colère devant et à l’intérieur des églises et/ou écrivent leur frustration sur leurs façades. Une vidéo tournée dans ce contexte dans une petite ville, montrant de très jeunes femmes (probablement lycéennes) échanger avec un prêtre, devient virale. L’une des adolescentes crie, gesticule violemment puis, se met à pleurer : « Si quelqu’un me viole, c’est vous qui allez élever l’enfant ? (…) Naître à notre époque, être une femme (…) c’est une condamnation[30]URL :  https://www.youtube.com/watch?v=49pBuXM4mYs ». D’autres hurlent[31]URL :  https://www.youtube.com/watch?v=49pBuXM4mYs : « Ici, c’est la Pologne, pas le Vatican ! », «T’as un utérus ? Non, et bien, casse-toi ! ». Au-delà d’une sécularisation galopante de la jeune génération, déjà évoquée, ces actions démontrent la fin d’un tabou. S’attaquer à une église ou à un prêtre dans ce pays où la position de la religion catholique est historiquement et culturellement très forte, et cela même pour les athées[32]L’église joue un rôle unificateur important et fédère au-delà de la foi, se substituant à l’État qui n’existe pas pendant presque 200 ans avant la chute du communisme en 1989. La Pologne … Continue reading, constitue un point de rupture.

Quelles sont les hypothèses qui pourraient expliquer cette radicalisation des mobilisations en 2020 ? Premièrement, depuis l’arrivée au pouvoir du parti PiS, nous assistons à une certaine normalisation des rassemblements dans l’espace public comme une forme d’engagement politique. C’est un phénomène nouveau en Pologne, car depuis la chute du communisme en 1989, cette forme d’engagement est rare et mobilisée seulement par certains groupes professionnels (mineurs et agriculteurs). Face à l’opposition parlementaire impuissante contre la “machine” à voter de la majorité et les organisations non gouvernementales malmenées par des répressions policières et des pressions financières, c’est la seule forme de protestation efficace. C’est d’ailleurs ce que nous observons en ce moment : rendu il y a plus de trois semaines, le jugement du Tribunal Constitutionnel n’est toujours pas promulgué malgré l’obligation juridique de le faire sans délai. Cette normalisation entraîne inévitablement une certaine habitude. Les formes de protestation se doivent être de plus en plus violentes pour avoir l’effet escompté : attirer les médias et faire réagir la classe politique.

Deuxièmement, la colère des femmes, dans les rues depuis cinq ans, pour défendre, dixit l’une des enquêté·es, « ce statu quo qui ne satisfait personne[33]Entretien avec une des manifestant.e.s réalisé par l’auteure de l’article le 29 octobre 2020 », est de plus en plus palpable. Cette colère est d’autant plus forte que leurs cris ne sont pas entendus par la classe politique. Seulement la coalition de gauche (créditée de quelques 10% des voix) a explicitement inscrit dans son programme la libéralisation de l’accès à l’avortement[34]Robert Biedroń, l’inlassable partisan des droits des femmes et des LGBT en Pologne¸22 mai 2020, URL : … Continue reading. D’autres partis d’opposition, et notamment Plateforme Civique, la deuxième force politique après PiS, ont des postures évasives. Dans une interview, la sociologue E. Korolczuk analyse les voix, de tout bord politique, qui critiquent cette radicalisation et appellent à l’apaisement[35]Klauzinski S. (2020), Politycznym dziadersom nie miesci sie w glowach, ze “nasze drogie panie” chca wladzy, [Les aïeux politiques n’arrivent pas à comprendre que “nos chères mesdames” … Continue reading. Elle y voit une rupture générationnelle dans la représentation de la féminité, considérée par ceux qu’elle nomme ironiquement les « aïeux » (non pas par l’âge, mais par l’état d’esprit), comme une personnification de délicatesse et de fragilité, en somme une antithèse de la masculinité, déterminée et décisionnelle. Cette vision n’est plus du tout en adéquation avec les besoins et les expériences de jeunes femmes, majoritaires dans les cortèges.

Vous avez dit « avortement » ?  Moi, je dis « révolution » !
La mobilisation est acclamée par une importante partie de la population : 73% n’approuvent pas le jugement du Tribunal Constitutionnel, 54% – soutiennent les protestations (cette proportion monte à 80% parmi les électeurs de l’opposition)[36]Sondaż: Polacy negatywnie oceniają wyrok Trybunału Konstytucyjnego w sprawie aborcji URL : … Continue reading. Le mouvement revendiquant tout d’abord l’accès à l’avortement rentre dans une nouvelle dynamique au fur et à mesure des soutiens et des alliances. Ici et là de nouveaux groupes socioprofessionnels rejoignent les cortèges et soutiennent les manifestations : les agriculteur·ices, les conducteur·ices de taxi et de transport en commun, les enseignant·es, les entrepreneur·es… Le jugement du Tribunal Constitutionnel catalyse la colère accumulée depuis plusieurs mois: la colère contre la gestion inefficace de la pandémie, la corruption du pouvoir, le discours de haine visant tous·tes les opposant·es au régime et, bien sûr, la guerre contre les droits sexuels et reproductifs.
Face à cette dynamique, le discours des organisatrices des mobilisations change. Marta Lempart, la cheffe de file de la Grève des Femmes, ne parle plus d’accès à l’avortement, mais de démission du gouvernement. Le 2 novembre 2020, l’organisation déclare en ligne : « L’avortement est devenu le symbole de lutte pour la liberté. (…) Il se passe quelque chose de plus. Quelque chose d’énorme. Nous nous sentons obligées de vous garantir que rien ne sera décidé sans vous ou derrière votre dos.[37]URL : https://natemat.pl/325463,postulaty-strajku-kobiet-dymisja-czarnka-i-inne-zadania-lista » Inspirées par le modèle biélorusse[38]Cf. Après les élections du 9 août 2020, jugées frauduleuses, l’opposition biélorusse constitue le conseil de coordination, organe destiné à coordonner la passation pacifique du pouvoir. En … Continue reading, les organisatrices créent le Conseil Consultatif, organe destiné à réunir les revendications des manifestant·es affilié·es aux organisations et groupes socioprofessionnels soutenant les protestations. De nombreuses personnalités issues de la société civile ou du monde politique sont invitées à rejoindre le conseil en tant qu’expert·es dans une dizaine de champs thématiques: droits des femmes, droits des LGBTQIA+, laïcité de l’État, état de droit, pandémie, climat, éducation, le marché du travail, santé… La révolution est en marche.

Le nouveau visage du féminisme polonais, ou plus largement du militantisme pro-démocratie, n’est plus le même qu’en 2016. Le renouvellement des générations, auquel aspiraient depuis cinq ans les militant.e.s de la première heure, est en marche. Les jeunes désenchanté.e.s par la rhétorique anti-européenne, hostiles aux attaques contre les droits sexuels et reproductifs et se détournant progressivement de l’Eglise, s’engagent, parfois pour la première fois dans leur vie. Devenues quasi quotidiennes et perçues comme seule méthode d’opposition efficace, les protestations se radicalisent pour éviter l’écueil de la normalisation des actions militantes. De jeunes femmes, en tête des cortèges, veulent faire entendre leur colère quitte à choquer les hommes politiques murés dans la vision anachronique de la féminité. Ce nouveau féminisme se positionne en rassembleur des militant·es pro démocratie et fédère au-delà de sa cause traditionnelle.

Toutefois, ces alliances opportunes de premier abord, peuvent peut-être s’avérer handicapantes sur le long terme. La révolution ne va-t-elle pas dévorer ses propres enfants ? Cette interrogation semble revêtir une importance particulière dans le contexte des pays d’Europe centrale et occidentale dont la transition démocratique n’a pas profité aux femmes[39]Cirstocea I. (2013), « Transition / démocratisation » in Achin C. et al., Dictionnaire.Genre et sciences politiques, Paris, Presses de Sciences po. En première ligne de la lutte du mouvement Solidarnosc, après 1989 les femmes polonaises ont été invisibilisées en tant qu’actrices de changements démocratiques[40]Penn, S (2005), Solidarity’s Secret: The Women Who Defeated Communism in Poland, University of Michigan Press, exclues de la vie publique[41]Graff, A. (2008), Świat bez kobiet. Płeć w polskim życiu publicznym, [Le monde sans femmes. Le genre dans la vie publique polonaise], Varsovie, Wydawnictwo W.A.B. et opprimées par des politiques en matières des droits sexuels et reproductifs[42]Gal S., Kligman G. (2004), “La politique de la reproduction dans les pays d’Europe Centrale et Orientale”, Nouvelles questions féministes, vol. 23, no. 2, pp. 10-28. On peut légitimement se demander si ce féminisme rassembleur de 2020 ne va pas se diluer dans le répertoire de causes plus large.

Bibliographie

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Cirstocea I. (2013), « Transition / démocratisation » in Achin C. et al., Dictionnaire. Genre et sciences politiques, Paris, Presses de Sciences po
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Klauzinski S., Politycznym dziadersom nie miesci sie w glowach, ze “nasze drogie panie” chca wladzy, [Les aïeux politiques n’arrivent pas à comprendre que “nos chères mesdames” veulent du pouvoir], OKO.press 2020, URL : https://oko.press/protest-kobiet-grodzki-morawiecki/
Kuhar R., Paternotte D. (dir.), Campagnes anti-genre en Europe. Des mobilisations contre l’égalité, Lyon : Presses universitaires de Lyon, coll. « SXS Sexualités », 2018.
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Penn, S., Solidarity’s Secret: The Women Who Defeated Communism in Poland, University of Michigan Press, 2005.
Potel J.-Y., « La Pologne, miroir de l’Europe ? », Esprit, vol. mars, no. 3, 2019, pp. 41-49

Pour citer cet article : Natasza QUELVENNEC, “Pologne : vous avez dit « avortement » ? Moi, je dis « révolution » !”, 16.11.2020, Institut du Genre en Géopolitique.

References

References
1 Majewska E., Słaby opór i siła bezsilnych. #Czarnyprotest kobiet w Polsce w 2016, [Faible résistance et puissance des impuissants. #Czarnyprotest des femmes en Pologne en 2016], Academia. URL : https://www.academia.edu/31140128/S%C5%82aby_op%C3%B3r_i_si%C5%82a_bezsilnych_Czarny_protest_kobiet_w_Polsce_2016
2 Bereni L., De la cause à la loi. Les mobilisations pour la parité politique en France (1992-2000), 2007, Thèse en science politique, Université Paris-I-Panthéon-Sorbonne
3 Le groupe informel réunissant quatre pays d’Europe centrale : la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie.
4 Müller J.-W., Qu’est-ce que le populisme?, Paris, Gallimard,2007, p.11
5 Potel J.-Y., « La Pologne, miroir de l’Europe ? », Esprit, vol. mars, no. 3, 2019, pp. 41-49
6 Kuhar R., Paternotte D. (dir.), Campagnes anti-genre en Europe. Des mobilisations contre l’égalité, 2008, Lyon : Presses universitaires de Lyon, coll. « SXS Sexualités »
7 Müller, op.cit., Kuhar, Paternotte, ibid, Dauphin S., et Sénac-Slawinski R. (2008), « Gender mainstreaming : analyse des enjeux d’un ‘concept-méthode’. Introduction », Cahiers du Genre, vol. 44, no. 1, 2008, pp. 5-16
8 Depuis 1993, l’avortement n’est autorisé que dans trois circonstances : grossesse résultant d’un acte illégal, risque pour la vie ou la santé de la femme enceinte, malformation grave du fœtus.
9, 10, 11, 12 Majewska, op.cit.
13 Dès 2016, les expertes féministes commencent à être invitées dans les médias pour commenter les protestations des femmes. L’opinion publique sur l’accès à avortement commence évoluer après les protestations de 2016. Cf. par exemple https://wyborcza.pl/7,75398,22907316,jak-zmienialy-sie-postawy-polakow-w-sprawie-aborcji.html
14 Depuis 1993, de nombreux projets de loi interdisant totalement l’avortement ont été déposés au Parlement qui, dominé jusqu’en 2015 par les forces libérales, s’y est toujours opposé. Lors de l’examen de ces projets des manifestations rassemblant de quelques dizaines à quelques centaines de personnes se tenaient devant le siège du Parlement.
15 Le président du parti Droit et Justice (PiS), auparavant simple député, le vice-premier ministre depuis quelques semaines, Kaczynski est considéré comme le stratège et le décideur numéro 1 du pouvoir en place.
16 Cf. par exemple https://www.lesechos.fr/monde/europe/pologne-le-tribunal-constitutionnel-restreint-encore-le-droit-a-lavortement-1258525
17 Bereni, op.cit.
18 Par exemple, le programme 500+ s’adresse à des familles avec au moins deux enfants. 500 zlotys (environ 125 euros) par mois et par enfant sans condition de ressources leur sont alloués. Le coup de pouce est significatif, car ce montant constitue 25% de salaire minimum à plein temps constaté en 2019. D’autres programmes destinés plus particulièrement à des jeunes, par exemple un accès facilité au logement sont annoncés sans pour autant avoir un impact et une ampleur aussi significatifs que cette première mesure.
19 Les agissements contre le système judiciaire ont provoqué le 20 décembre 2017, pour la première fois dans l’histoire de l’EU, le déclenchement de l’article 7 du Traité sur l’Union Européenne. La Commission Européenne a estimé qu’« il y avait un risque clair d’une violation grave de l’Etat de droit en Pologne ». URL : https://www.lemonde.fr/europe/article/2017/12/20/l-europe-declenche-une-procedure-sans-precedent-contre-le-gouvernement-polonais_5232406_3214.html
20 Bilewicz M. (2020), “Sloiki”, to nadzieja na zmiane polityczna w Polsce, [“Les citadins issus de province, l’espoir du changement politique en Pologne], NOIZZ URL : https://noizz.pl/spoleczenstwo/michal-bilewicz-o-tym-jak-i-dlaczego-glosuja-mlodzi-polacy/ktb3ytj
21 Hormis le projet de loi d’interdiction d’avortement, d’autres mesures préjudiciables pour les femmes ont été prises : l’arrêt du financement public de la PMA et la délivrance de la pilule du lendemain uniquement sur ordonnance. Le gouvernement a également coupé les subventions des ONG à vocation égalitaire sous prétexte de la discrimination des hommes (sic!), notamment à Centrum Praw Kobiet (Centre des Droits des Femmes) ou Feminoteka, grandes organisations spécialisées dans l’aide aux femmes victimes des violences domestiques. En 2020, le gouvernement parle du retrait de la Pologne de la Convention d’Istanbul, visant à mettre fin à des violences faites aux femmes.
22 Anna Zielinska, De quoi les « zones libres d’idéologie LGBT » en Pologne sont-elles le nom ?, 17.10.2020, Le courrier d’Europe centrale URL : https://courrierdeuropecentrale.fr/de-quoi-les-zones-libres-dideologie-lgbt-en-pologne-sont-elles-le-nom/
23 Selon le président polonais, «l’idéologie LGBT» c’est du «néo-bolchévisme» 13 Juin 2020, Le Figaro, URL : https://www.lefigaro.fr/flash-actu/selon-le-president-polonais-l-ideologie-lgbt-c-est-du-neo-bolchevisme-20200613
24 En Pologne, des milliers de manifestants après l’arrestation d’une militante LGBT Le Monde, 11 août 2020, URL : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/08/09/en-pologne-des-milliers-des-manifestants-apres-l-arrestation-d-une-militante-lgbt_6048524_3210.html
25 Affaire Roman Polanski : quelles sont les accusations portées contre le réalisateur depuis 1977 ?, 8 mars 2020, FranceInfo URL : https://www.francetvinfo.fr/culture/cinema/retour-sur-les-affaires-et-accusations-impliquant-roman-polanski_3695951.html
26 URL : https://wiadomosci.onet.pl/religia/aktualnosci/cbos-polska-mlodziez-jest-coraz-mniej-religijna/p7kbxhn
27 Le concordat instaure les cours de catéchisme dans les écoles publiques et les règles de conduite de l’état, notamment en matière de la « défense de la vie des enfants non nés ».
28 Young adults around the world are less religious by several measures, 13 juin 2018 URL : https://www.pewforum.org/2018/06/13/young-adults-around-the-world-are-less-religious-by-several-measures/
29 Wobronie słów Ingi Iwasiów: „Nie jak profesorka, tylko jak kobieta powiem: jebać i wypierdalać”, 25 octobre 2020
30, 31 URL :  https://www.youtube.com/watch?v=49pBuXM4mYs
32
L’église joue un rôle unificateur important et fédère au-delà de la foi, se substituant à l’État qui n’existe pas pendant presque 200 ans avant la chute du communisme en 1989. La Pologne est rayée des cartes de l’Europe entre 1795 et 1918 suite aux annexions successives de la République des Deux Nations (Pologne et Lituanie), surnommées les “partages”, par la Russie, la Prusse et l’Autriche. Elle redevient indépendante suite au Traité de Versailles en 1918. Occupée à nouveau par l’Allemagne nazie à l’Est et l’Union Soviétique à l’ouest dès 1939, puis placée sous le joug soviétique dès la fin de la guerre, elle recouvre son indépendance le 4 juin 1989, la date des premières élections semi-libres (les communistes se voient attribuer d’office une partie des sièges au parlement).
33 Entretien avec une des manifestant.e.s réalisé par l’auteure de l’article le 29 octobre 2020
34 Robert Biedroń, l’inlassable partisan des droits des femmes et des LGBT en Pologne¸22 mai 2020, URL : https://information.tv5monde.com/terriennes/robert-biedron-l-inlassable-partisan-des-droits-des-femmes-et-des-lgbt-en-pologne-301564
35 Klauzinski S. (2020), Politycznym dziadersom nie miesci sie w glowach, ze “nasze drogie panie” chca wladzy, [Les aïeux politiques n’arrivent pas à comprendre que “nos chères mesdames” veulent du pouvoir], OKO.press URL : https://oko.press/protest-kobiet-grodzki-morawiecki/
36 Sondaż: Polacy negatywnie oceniają wyrok Trybunału Konstytucyjnego w sprawie aborcji URL : https://www.onet.pl/informacje/onetwiadomosci/wyrok-w-sprawie-aborcji-sondaz-polacy-popieraja-protesty/lvz5mc0,79cfc278 et URL : https://polskatimes.pl/sondaz-polacy-popieraja-protesty-ws-aborcji-ale-nie-wierza-w-ich-sukces/ar/c1-15264444
37 URL : https://natemat.pl/325463,postulaty-strajku-kobiet-dymisja-czarnka-i-inne-zadania-lista
38 Cf. Après les élections du 9 août 2020, jugées frauduleuses, l’opposition biélorusse constitue le conseil de coordination, organe destiné à coordonner la passation pacifique du pouvoir. En Biélorussie, un conseil de coordination des opposants très ciblé, 30 août 2020, URL : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/08/27/bielorussie-un-conseil-de-coordination-des-opposants-tres-cible_6050092_3210.html
39 Cirstocea I. (2013), « Transition / démocratisation » in Achin C. et al., Dictionnaire.Genre et sciences politiques, Paris, Presses de Sciences po
40 Penn, S (2005), Solidarity’s Secret: The Women Who Defeated Communism in Poland, University of Michigan Press
41 Graff, A. (2008), Świat bez kobiet. Płeć w polskim życiu publicznym, [Le monde sans femmes. Le genre dans la vie publique polonaise], Varsovie, Wydawnictwo W.A.B.
42 Gal S., Kligman G. (2004), “La politique de la reproduction dans les pays d’Europe Centrale et Orientale”, Nouvelles questions féministes, vol. 23, no. 2, pp. 10-28