La culture du viol dans le cinéma en Asie

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La culture du viol dans le cinéma en Asie

02.12.2020
Laura Delcamp
La culture du viol, qui se définit par un ensemble de comportements qui favorisent, minimisent et normalisent le viol, est présente dans toutes les couches de la société, et renforce l’idée selon laquelle la femme serait la propriété de l’homme[1]Ryan Broderick, Jessica Testa, Heben Nigatu et Anais Bordages, « La culture du viol, c’est quoi ? », BuzzFeed, 29 avril 2014. URL : … Continue reading. Au cinéma, la culture du viol est souvent représentée à travers plusieurs idées reçues : l’image de la femme faible mais séductrice, celle de l’homme viril qui soumet grâce à son charme ou son argent, ou encore le « non » d’un rapport sexuel qui se transforme en « oui » quand l’homme insiste. Ces idées reçues vont rentrer dans l’imaginaire collectif du public et participer à tolérer les violences faites aux femmes. Cette série d’articles a pour objectif de démontrer la place qui est faite à la culture du viol dans le cinéma en fonction des régions du monde. Dans cet article, nous nous pencherons sur le continent asiatique, en analysant les films de certains pays, afin de prendre en compte les spécificités culturelles de chaque sous-région. Que ce soit en Inde, où l’industrie cinématographique est représentée par Bollywood et ses comédies musicales à succès, ou en Chine, dont les films souvent historiques dépeignent la femme avant tout comme une victime, chaque pays a pour point commun de mettre en scène la culture du viol d’une manière ou d’une autre. Cet article ne saurait être représentatif de toute la culture cinématographique du continent asiatique, au vu de la multitude de pays qui le composent, mais se veut être une première approche des composantes de la culture du viol que l’on peut retrouver dans certains films.
En 2016, la Thaïlande avait décidé de mettre en place des restrictions concernant la représentation des viols et des violences faites aux femmes à la télévision, qui étaient très présents et visuels dans les soap opera (feuilleton télévisée sentimental ou dramatique) du pays[2]Ana Salva. « Thailand’s new TV rules to check sexual violence », Aljazeera, 31 mars 2016. URL : https://www.aljazeera.com/features/2016/03/31/thailands-new-tv-rules-to-check-sexual-violence/. Ces séries montraient notamment que les violences sexuelles pouvaient servir à séduire une femme, ou bien la punir pour ses actes. Ces restrictions montrent une grande avancée pour mettre fin à la culture du viol qui sévit en Thaïlande, et sert d’exemple pour les pays voisins. Malgré des différences sociétales et culturelles notables pour chaque pays qui compose le continent, les films qui y sont produits sont parfois représentatifs des discriminations et violences que les femmes subissent.
Les soap opera notamment, très regardés en Inde ou en Thaïlande, ont une vision très désuète de la femme : soumise à l’homme, pure et n’ayant comme volonté que de se marier. Ils maintiennent des stéréotypes de genre qui influencent les jeunes générations, parfois tiraillées entre le conservatisme des sociétés dans laquelle elles vivent, et une volonté de changement, surtout après le mouvement #MeToo qui s’est aussi diffusé en Asie. La Malaisie par exemple, produit de nombreux soap opera où l’image des femmes est ambivalente. Elles ont souvent un rôle majeur mais elles sont représentées de manière manichéenne, soit pures avec des qualités louables, ou alors totalement perfides[3]Faridah Ibrahim, Norzita Yunus, Dil Froz Jan Sayed Halem Shah, Munirah Ilias and Amli Hazlin Ahmad Mokhtar. « Portrayal of women’s images in television dramas : a Maylisian Case », SHS, 2017. URL … Continue reading. Malgré une volonté de progressisme, les femmes ayant le rôle principal dans les productions malaisiennes sont souvent dépeintes de manière caricaturale et ne contribuent donc pas à casser les codes.
D’autre part, la censure, également très présente dans certains pays de ce continent (en Chine, Pakistan, Malaisie, Singapour…), a créé de nombreux tabous autour de la sexualité, les relations amoureuses et la question du genre, et les réalisateur·trices n’avaient donc pas toujours la possibilité de montrer des rôles féminins et masculins qui se détachent de ce conservatisme (social, religieux, moral…). Aujourd’hui, les professionnel·le·s du monde du cinéma ont cependant à cœur de faire évoluer les mœurs à travers leurs films, afin de mettre fin, petit à petit, à la culture du viol.
En Inde, la diffusion du viol et du harcèlement sexuel à Bollywood
Question cinématographie, l’Inde est très célèbre pour son industrie de films, plus connue sous le nom de Bollywood, où plus de 1700 films par an sont créés[4]Ankita Mukhopadhyay. « Indian Cinema’s Own Brand of Sexism », Fair Observer, 20 avril 2018. URL : … Continue reading. Bollywood produit principalement des comédies musicales, qui sont diffusées majoritairement en Inde, mais qui s’exportent également dans tout le Moyen-Orient ou encore en Asie du Sud-Est. Les films indiens sont regardés par des millions de personnes chaque année, et font partie intégrante de la culture en Asie, toutefois ils contiennent des stéréotypes de genre qui s’apparentent à ceux que l’on trouve dans les telenovelas sud-américaines[5]Laura Delcamp. « La culture du viol au cinéma en Amérique latine », Institut du genre en géopolitique, 23 octobre 2020, url :https://igg-geo.org/?p=2579 . L’un des stéréotypes qui revient le plus souvent est celui selon lequel la femme sert uniquement à être belle à l’écran, tout en étant une bonne mère et épouse. En regardant ces soap operas, les femmes aspirent ensuite à être comme les actrices qu’elles voient dans les films, et donc à être réduites à des rôles sociaux très définis.
Plusieurs recherches ont été menées pour démontrer la large place qui est faite au sexisme dans les films de Bollywood, dont celle menée par IBM, IIIT-Delhi et DTU-Delhi[6]IBM Research India, IIIT-India et DTU-Delhi. « Analyzing Gender Stereotyping in Bollywood Movies », 2017. URL : https://arxiv.org/pdf/1710.04117.pdf. Les chercheur·ses ont démontré que plus de 80 % des intrigues des films entre 1970 et 2017 sont menées par des hommes et que la femme, bien que largement représentée dans les films, sert surtout d’argument de vente[7]Ana Bebabs. « Bollywood est une industrie sexiste (et on en a la preuve scientifique », France 24, 24 octobre 2017. URL : … Continue reading. Des films comme Mera Faisla de Rajendra Singh Babu (1984), montrent les femmes comme des victimes et n’hésitent pas à banaliser les violences grâce à une dimension mélodramatique. Le film Gunda de Bashir Babbar (1998) va même jusqu’à montrer des scènes de viols et de violences de manière théâtrale et caricaturale. Dans les années 1980 et 1990, surtout, de nombreux réalisateurs décident de mettre en scène le viol, avec parfois une glorification du violeur[8]Parul Chugh. « Rape Culture in 80s and 90s Bollywood », Desiblitz, 3 janvier 2020. URL : https://www.desiblitz.com/content/rape-culture-in-80s-and-90s-bollywood. Le sexisme inhérent à ces productions cinématographiques est un reflet de la société actuelle en Inde, où les inégalités entre hommes et femmes sont très présentes. L’Inde est considérée comme le quatrième pays le plus dangereux pour les femmes[9]Ritimo. « La place des femmes en Inde », 16 janvier 2017. URL : https://www.huffingtonpost.fr/2015/03/07/violences-sexuelles-inde-epidemie_n_6496562.html. Et le viol y constitue un véritable problème de société, même s’il est difficile d’estimer le nombre de femmes victimes de viols chaque année tant ce crime est tabou dans le pays[10]Ritimo. « La place des femmes en Inde », 16 janvier 2017. URL : https://www.huffingtonpost.fr/2015/03/07/violences-sexuelles-inde-epidemie_n_6496562.html.
Une vision traditionaliste de la femme dans les films chinois
« Nan zun nu bei » mantra chinois du confucianisme, veut dire « l’homme honorable, la femme inférieure[11]Carolynn Rafman. « Imagining a Woman’s World : Roles for Women in Chinese Films », Cinéma, 1993, pp. 126-140. ». Dans la culture chinoise, la grande école philosophique, le confucianisme, démontre ainsi une idée que l’on retrouve dans beaucoup d’autres pays, à savoir que la femme est inférieure à l’homme, sans que l’on sache véritablement pourquoi cette discrimination est acceptée de toutes et tous. En Chine, la culture du viol a été largement diffusée dans les productions cinématographiques historiques en montrant la femme comme une victime ou martyre de la société. Une vision assez traditionaliste de l’idée de féminité et de la femme a été représentée dans les films au fil des années, comme c’est le cas dans The Peach Girl (1931) de Bu Wancang ou dans Terre jaune (1984) de Chen Kaige[12]Carolynn Rafman. « Imagining a Woman’s World : Roles for Women in Chinese Films », Cinéma, 1993, pp. 126-140..
Le gouvernement chinois a participé à généraliser les inégalités entre hommes et femmes, en conditionnant notamment cette dernière au mariage (surtout au XXe siècle), et les réalisateurs ont donc encouragé le rôle de la femme vertueuse qui s’épanouit dans le mariage[13]Carolynn Rafman. « Imagining a Woman’s World : Roles for Women in Chinese Films », Cinéma, 1993, pp. 126-140.. En fonction de l’évolution de la société et de la place qui est faite aux femmes, leur image et leur rôle ont aussi changé, également au gré des avancées pour les droits des femmes. Beaucoup de films ont participé à démontrer que les femmes sont des « citoyennes de seconde zone » et qu’elles sont soumises aux hommes, renforçant alors les inégalités entre hommes et femmes.
Pendant longtemps, les femmes en Chine n’ont pas pu travailler dans le monde du cinéma, et ne pouvaient donc pas donner une autre vision des femmes dans les films. Cependant, des réalisatrices ont réussi à se libérer de ces points de vue patriarcaux comme avec Song of exile (1990) d’Ann Hui, une réalisatrice hongkongaise. Le film raconte l’histoire d’Hueyin, jeune journaliste vivant à Londres qui retourne à Hong Kong, et montre un rôle féminin alternatif à ceux que l’on peut voir dans d’autres productions cinématographiques, à savoir une jeune femme indépendante et libérée[14]Carolynn Rafman. « Imagining a Woman’s World : Roles for Women in Chinese Films », Cinéma, 1993, pp. 126-140.. Les films réalisés par des femmes ont souvent eu moins de visibilité que ceux de leurs collègues masculins, montrant une fois de plus que la place des femmes n’était pas non plus dans les salles de cinéma. Afin de remédier à cela, des festivals chinois ont été créés dans le but de dévoiler à la société chinoise, mais aussi internationale, des œuvres cinématographiques qu’elle n’a pas l’habitude de voir. Le China Women’s Film Festival, qui a lieu depuis 2013, a par exemple pour but de promouvoir les droits des femmes et de créer le débat autour des inégalités de genre[15]Harriet Constable. « The taboo-busting women in Chinese film », BBC, 16 avril 2019. URL : https://www.bbc.com/culture/article/20190410-the-taboo-busting-women-of-chinese-film.
En Corée du Sud, une représentation limitée des femmes au cinéma
En 2016, la « une » du magazine coréen Maxim a fait polémique en Corée du Sud, et pour cause : elle montre l’acteur Kim Byeong-Ok fumant une cigarette à côté de ce qui semble être une femme attachée et enfermée dans le coffre d’une voiture, dont seuls les pieds dépassent[16]Alix Fieux. « En Corée du Sud aussi, la guerre des sexes aura bien lieu », Slate, 24 octobre 2016. URL : http://www.slate.fr/story/126848/coree-du-sud-misogynie-guerre-des-sexes. Cette « une » a été dénoncée pour avoir fait l’apologie des violences faites aux femmes, et pour avoir participé à la promotion de la culture du viol. Par la suite, le magazine s’est empressé de présenter ses excuses, et des milliers de personnes avaient même signé une pétition pour retirer Maxim de la vente. Elle dévoile en image un genre cinématographique largement apprécié en Corée, celui du thriller avec, en rôle principal, des hommes violents et tourmentés, dont certains films penchent parfois du côté de la culture du viol (comme avec le film récent V.I.P. de Park Hoon-jeon, sorti en 2017).
Afin d’améliorer la représentativité des femmes à l’écran, l’une des pistes serait tout d’abord d’en faire un personnage à part entière, si ce n’est le personnage principal, puisque les rôles féminins sont finalement très peu représentés à l’écran. Une étude menée en 2017 par la Korean Film Commission a montré que dans les films produits au cours de la même année, seulement 25,8 % avait comme personnage principal une femme. Mettre en scène des personnages féminins n’est cependant pas suffisant, il faut aussi qu’ils soient complexes et qu’ils sortent des stéréotypes que l’on a l’habitude de trouver. De jeunes réalisatrices, comme Lee-Wan Min avec son film Jamsil (sorti en 2016), essayent aujourd’hui de se faire une place dans le monde du cinéma avec des films plus proches de la réalité, surtout celle des femmes[17]Gwenaël Germain. « Cinéma coréen : ces femmes trentenaires contre la « hiérarchie des sexes » sur les tournages », Asialyst, 23 novembre 2017. URL : … Continue reading.
Conclusion
Le cinéma asiatique, bien que complexe et multiple, s’est parfois inspiré des histoires et des rôles que l’on retrouve à Hollywood, et les films peuvent donc être influencés par la masculinité toxique et le sexisme très critiqués sur le continent américain. Au sein des pays, les traditions et les normes sociales parfois très sexistes (la question de la pureté ou de l’honneur pour la femme, par exemple) ont créé des sociétés où, une fois de plus, la place dominante est accordée à l’homme, qui peut soumettre la femme par tous les moyens. Toutefois, les réalisateur·trice·s ont aussi tenté de s’émanciper du conservatisme de leur pays en proposant un renouveau dans le cinéma en Corée (Hong Sang-soo). Ces jeunes professionnel·le·s ont exprimé cette dualité entre conservatisme et progressisme dans leurs films, et ont tenté de mettre fin à des années de cinéma promouvant la culture du viol. Le continent n’échappe donc pas aux stéréotypes de genre dans ses productions cinématographiques, mais les films récents proposent des rôles complexes de femmes et d’hommes, et ont aussi pour but de montrer que ces derniers subissent les conséquences néfastes des sociétés patriarcales.
Pour cite cet écrit : Laura DELCAMP, « La culture du viol dans le cinéma en Asie », 02.12.2020, Institut du Genre en Géopolitique.

References

References
1 Ryan Broderick, Jessica Testa, Heben Nigatu et Anais Bordages, « La culture du viol, c’est quoi ? », BuzzFeed, 29 avril 2014. URL : https://www.buzzfeed.com/fr/ryanhatesthis/culture-du-viol-sexisme-harcelement
2 Ana Salva. « Thailand’s new TV rules to check sexual violence », Aljazeera, 31 mars 2016. URL : https://www.aljazeera.com/features/2016/03/31/thailands-new-tv-rules-to-check-sexual-violence/
3 Faridah Ibrahim, Norzita Yunus, Dil Froz Jan Sayed Halem Shah, Munirah Ilias and Amli Hazlin Ahmad Mokhtar. « Portrayal of women’s images in television dramas : a Maylisian Case », SHS, 2017. URL : https://www.shs-conferences.org/articles/shsconf/pdf/2017/01/shsconf_icome2017_00063.pdf?fbclid=IwAR33tijhrFDPgonroc6Is0gxRlcpy-sl6KYnRTjuTSHF9NRmd8-_tbpnYqM
4 Ankita Mukhopadhyay. « Indian Cinema’s Own Brand of Sexism », Fair Observer, 20 avril 2018. URL : https://www.fairobserver.com/region/central_south_asia/bollywood-entertainment-industry-sexism-harassment-india-culture-news-52418/
5 Laura Delcamp. « La culture du viol au cinéma en Amérique latine », Institut du genre en géopolitique, 23 octobre 2020, url :https://igg-geo.org/?p=2579
6 IBM Research India, IIIT-India et DTU-Delhi. « Analyzing Gender Stereotyping in Bollywood Movies », 2017. URL : https://arxiv.org/pdf/1710.04117.pdf
7 Ana Bebabs. « Bollywood est une industrie sexiste (et on en a la preuve scientifique », France 24, 24 octobre 2017. URL : https://www.france24.com/fr/20171024-bollywood-est-une-industrie-sexiste-on-a-preuve-scientifique
8 Parul Chugh. « Rape Culture in 80s and 90s Bollywood », Desiblitz, 3 janvier 2020. URL : https://www.desiblitz.com/content/rape-culture-in-80s-and-90s-bollywood
9, 10 Ritimo. « La place des femmes en Inde », 16 janvier 2017. URL : https://www.huffingtonpost.fr/2015/03/07/violences-sexuelles-inde-epidemie_n_6496562.html
11, 12, 13, 14 Carolynn Rafman. « Imagining a Woman’s World : Roles for Women in Chinese Films », Cinéma, 1993, pp. 126-140.
15 Harriet Constable. « The taboo-busting women in Chinese film », BBC, 16 avril 2019. URL : https://www.bbc.com/culture/article/20190410-the-taboo-busting-women-of-chinese-film
16 Alix Fieux. « En Corée du Sud aussi, la guerre des sexes aura bien lieu », Slate, 24 octobre 2016. URL : http://www.slate.fr/story/126848/coree-du-sud-misogynie-guerre-des-sexes
17 Gwenaël Germain. « Cinéma coréen : ces femmes trentenaires contre la « hiérarchie des sexes » sur les tournages », Asialyst, 23 novembre 2017. URL : https://asialyst.com/fr/2017/11/23/cinema-coreen-femmes-trentenaires-contre-hierarchie-sexe-tournages/