Les « femmes de réconfort » : tabou colonial encombrant et arme de déstabilisation géopolitique entre la Corée du Sud et le Japon

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Les « femmes de réconfort » : tabou colonial encombrant et arme de déstabilisation géopolitique entre la Corée du Sud et le Japon

02.12.2020

Isaline MALLET

L’armée japonaise a prostitué de force près de 200 000 femmes, principalement coréennes, lors de son occupation de la péninsule. Ce passé colonial, bien que bilatéralement reconnu, n’a toujours pas fait l’objet d’excuses du gouvernement japonais. Revendications de réparation, révisionnisme et pressions économiques jouent désormais un rôle central sur l’échiquier de la région. Liant les enjeux du colonialisme, du patriarcat, de la culture du viol et de la construction de la paix, la question des « femmes de réconfort » interroge le rapport complexe entre nationalisme, géopolitique et questions de genre et de sexualités en Corée du Sud et au Japon.

À l’origine des « femmes de réconfort » : colonialisme et esclavage sexuel

Du fait de sa position de carrefour géostratégique, la Corée du Sud a connu de nombreuses agressions extérieures. Elle a notamment été colonisée par le Japon de 1905 à 1945. À partir de 1931, et jusqu’à la fin de la colonisation nipponne, l’armée japonaise a, dans un premier temps, recruté (ou acheté) des femmes en échange du remboursement de dettes parentales ; les trompant sur la nature de leur future fonction. Très vite, des mercenaires ont expressément été chargés de kidnapper de jeunes coréennes, pour la plupart mineures. Elles étaient alors contraintes à la prostitution dans des « lieux de confort » pour soldats où elles furent réduites entre autres à de l’esclavage sexuel.

Parler de femmes de réconfort est un euphémisme[1]Dans cet article, nous utiliserons l’expression « femmes de réconfort » avec des guillemets : elle reconnaît que cette périphrase est la plus couramment utilisée tout en marquant … Continue reading ; qui constitue par ailleurs un puissant outil géopolitique d’interprétation de l’histoire du point du vue japonais. En Corée du Sud, certain.e.s les appellent « les grand-mères » pour les déstigmatiser. Cependant cette expression neutralise leur histoire. Elle présuppose qu’elles aient pu être mères et grand-mères alors que leur statut d’anciennes « femmes de réconfort » leur a généralement retiré toute prétention au mariage.

La priorité au sortir de la guerre : reconstruire le pays, au détriment de la réparation des dommages passés. La politique du silence

Au sortir de la guerre, les survivantes restèrent prisonnières de leur statut de « femmes de réconfort », voire de ce mode de vie. Elles avaient perdu leur virginité hors union reconnue et étaient donc déshonorées aux yeux de la société qui entretint ce tabou et participa de l’oubli généralisé de ce pan de l’histoire. Les divers gouvernements sud-coréens[2]Huit gouvernements se sont succédés en Corée du Sud entre la fin de la colonisation et aujourd’hui. se consacrèrent à la construction du pays. La priorité était économique et géostratégique, et les enjeux honteux des « femmes de réconfort » un grain de sable encombrant dans l’engrenage vers la modernisation.

Cette vision fut par ailleurs confortée par la scène internationale qui tut elle aussi l’importance de cet enjeu. Lors du Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient (1946-1948)[3]Le « Procès de Tokyo » a été créé par les onze puissances alliées de la guerre du Pacifique pour punir les dirigeants japonais auteurs de crimes de guerre, de paix et contre l’humanité., les faits étaient connus mais furent largement passés sous silence[4]Notamment du fait que les violences sexuelles n’étaient pas reconnues comme crime de guerre, mais aussi et surtout parce que les États-Unis et la Russie qui menaient une guerre d’influence en … Continue reading. En pleine Guerre froide, la menace soviétique obligeait Washington à se montrer accommodante vis-à-vis de Tokyo. La Corée du Sud s’est quant à elle construite sur un nationalisme anticommuniste extrêmement fort, en opposition à la Corée du Nord. Menace la plus patente, elle poussa la République de Corée à s’allier avec le Japon et les États-Unis contre cette menace commune. Aucune demande de réparation post-coloniale ne pouvait avoir lieu sans attenter à cette coalition perçue comme vitale.

L’autre objectif majeur pour la Corée du Sud fut son développement économique. La guerre de Corée (1950-1953) brise l’effort de reconstruction et induit notamment une perte de plus de 50 % du potentiel industriel. L’économie peine à se redresser et les pénuries marquent l’après-guerre jusqu’à l’accord de reconstruction passé entre le gouvernement coréen et la FAO[5]Food and Agriculture Organization, ONU. en 1953. Ce plan a notamment pour corolaire de rétablir les liens économiques et commerciaux avec le Japon. Mais ce partenariat ne tint que deux ans. Il faudra attendre 1965 pour que, suite à un coup d’État, le général pro-japonais Park Chung-hee prenne le pouvoir et signe en 1965 un traité nippo-sud-coréen de partenariat économique. Dans ce contexte de lutte des blocs, ce traité exclut le Nord au profit du Sud de la Corée et relance durablement son économie. En échange de ce soutien économique, le général Park renonce à ce que le Japon reconnaisse sa responsabilité de colonisateur, en particulier concernant les « femmes de réconfort ». Dans un objectif du « développement d’abord » qui justifie tous les sacrifices[6]Cette vision a permis d’outrepasser de nombreux droits humains et a alimenté de profondes injustices sociales, faisant de la Corée du Sud un régime dictatorial., la Corée s’affirme dans une politique de rupture avec le passé.

La société civile s’empare du sujet des femmes de réconfort : libération de la parole, féminisme, militantisme et rôle de la justice

C’est finalement grâce à la société civile que réapparaîtra la question des « femmes de réconfort ». En 1975, un journaliste japonais porte le témoignage de la survivante Bae Bong-gi. Son histoire reste inconnue des Coréen.ne.s du Sud : cette femme réside au Japon, elle est accompagnée par une association proche de la Corée du Nord, et le régime dictatorial du Sud étouffe toute revendication de victimes.

C’est en 1990 que pour la première fois une intellectuelle coréenne publie sur les « femmes de réconfort ». Elle créera ensuite un Conseil coréen pour les femmes requises à des fins d’esclavage sexuel militaire au Japon destiné à établir la vérité, obtenir sa reconnaissance et des excuses officielles du gouvernement japonais, écrire correctement l’histoire, indemniser et réhabiliter les victimes, punir les responsables de crimes de guerre et construire un mémorial ainsi qu’un musée.

La première plainte d’une survivante à l’encontre du Japon advient en 1991. Elle permet une révélation de cette question au grand public, tant sud-coréen que japonais. Dans les années 1990, l’émergence des mouvements démocratiques permet une multiplication des témoignages et des plaintes. Les mouvements féministes y tiennent un rôle majeur, notamment dans le courant international de dénonciation des violences sexuelles. Au point que voit le jour une coopération de féministes coréennes et japonaises qui enquêtent conjointement.

En 1992, une manifestation lors de la visite du Premier ministre japonais en Corée du Sud met frontalement le Japon face à la réclamation d’excuses officielles. Une première reconnaissance des faits adviendra un an après, par l’interméd
iaire du secrétaire général[7]Yōhei Kōno, secrétaire général du cabinet japonais de 1994 à 1995. qui admet que l’armée japonaise fut plus ou moins impliquée dans la mobilisation de « femmes de réconfort ». Mais cette reconnaissance, frileuse, est extrêmement contestée : nombre de Japonais.e.s la refusent lorsque les Coréen.ne.s réclament des excuses officielles.

En réaction aux crispations nationalistes japonaises et à de massives campagnes révisionnistes, des militant.e.s coréen.ne.s créent un Tribunal international des crimes de guerre contre les femmes afin de juger les responsables de l’armée japonaise. Tenu à Tokyo en 2000, il reconnaît l’esclavage des « femmes de réconfort » comme crime de guerre et la responsabilité de l’armée et du gouvernement nippons. Cette reconnaissance est notamment rendue possible grâce au témoignage de « femmes de réconfort » d’autres nationalités : extraite des seuls enjeux géopolitiques nippo-sud-coréens, elle est analysée au prisme des problématiques coloniales et patriarcales.

Si le tribunal a statué de la responsabilité du Japon, ses excuses officielles sont toujours attendues par les Coréen.ne.s. En 2011, il.elle.s ancrent leur réclamation au pied de l’ambassade japonaise à Séoul en l’objet d’une statue dite « de la paix ». Elle attisera pourtant au contraire les tensions en ce qu’elle représente une jeune « femme de réconfort » qui fixe l’ambassade. Campé sur ses positions nationalistes, Tokyo dénonce une atteinte à la dignité et demande au gouvernement coréen son retrait immédiat.

Crispations japonaises entre reconnaissance ambiguë et maintien de son ascendant économique

La colonisation de la Corée a duré 40 ans et a constitué un élément phare de l’identité nationale de plusieurs générations de Japonais.e.s. Au sortir de la guerre, la Japon connaît une profonde crise identitaire, notamment issue d’un « complexe de supériorité postcolonial[8]Naoki Sakai, Le genre, enjeu politique et langage du nationalisme postcolonial japonais, Cahiers du Genre, 2011/1 (n° 50), pages 41 à 64. ». Elle est nourrie par une stagnation économique et la redistribution des cartes du jeu international de la Guerre froide puis de la période post-soviétique. Le Japon se réfugie dans sa domination de la Corée, son sentiment de supériorité comme fil constant de sa nationalité. Présenter des excuses est inimaginable.

La « décennie perdue » – cette période entre 1991 et 2000 où le Japon subit un important ralentissement économique accompagné d’une envolée du chômage – entraîne un profond virage à droite. L’opinion dominante prône la fierté japonaise et la protection de la nation contre tout affront.

Ce nationalisme exacerbé s’accompagne d’un fort androcentrisme et d’un culte de la virilité. Nationalisme et culte de la masculinité vont généralement de pair, et ce phénomène est d’autant plus flagrant en ce qui concerne les « femmes de réconfort » et le colonialisme de façon générale. En effet, la colonisation joue des rapports de genre et de sexualités selon un double registre[9]Ibid.. Telle la domination patriarcale des hommes sur les femmes, la domination militaire d’hommes par d’autres hommes assimile les vaincus au féminin, à des sous-hommes. Dominer sexuellement les femmes de ces derniers vient porter atteinte à la propriété, mais aussi à l’honneur des vaincus. Jouer d’autre part sur l’ambiguïté du travail sexuel comme forcé ou volontaire permet d’induire l’idée que ces « femmes de réconfort » auraient été vénales et impures – allégories de leur pays.

Fier de s’associer au monde libéral démocratique au sortir de la guerre, son identité en tant que nation pacifiste déchante notamment lors de la guerre du Golfe : le Japon y participe financièrement au côté de l’Occident mais n’en reçoit aucune reconnaissance. Avec un basculement politique et social vers une droite radicale et viriliste, son intérêt pour la sécurité et le militarisme refait surface. Le Japon bascule peu à peu dans le souci de sa sécurité nationale.

Dans cette perspective, le nationalisme japonais s’exprime par un rejet collectif de la culpabilité coloniale. Cela s’accompagne de la négation de nombreux faits historiques, voire de leur réécriture. L’idéologie majoritaire se montre très manichéenne  –  dans son histoire coloniale, le Japon se présente comme un modernisateur éclairé et supérieur – et participe de l’auto-façonnement de l’identité nationale japonaise. Ce mouvement révisionniste s’exprime au sein de nouveaux manuels scolaires où l’histoire est réécrite. D’autres mouvements reconnaissent certains faits qu’ils banalisent comme étant des violences parmi d’autres dans le registre de la guerre, et non des crimes de guerre.

En 2015, la Corée du Sud et le Japon signent un accord diplomatique. Le Japon y reconnaît l’existence des « femmes de réconfort » et s’engage à verser une indemnisation aux survivantes. L’accord est explicitement qualifié de « définitif et irréversible » quant à la question des « femmes de réconfort ».

Mais les Coréen.ne.s sont très critiques vis-à-vis de cet accord. Lorsque la Présidente Park Geun-hye, qui l’a signé, est destituée en 2017, il est très rapidement contesté par son successeur. Il dénonce le fait que seule la version japonaise ait été prise en compte ; version qui reconnaît l’enrôlement des victimes mais refuse toute responsabilité légale de l’armée et du gouvernement japonais. Il déplore également l’absence d’excuses.

Pour le Japon, prévaut le traité de 1965 où la Corée avait renoncé à cette reconnaissance. Le nouvel accord de 2015 suscite beaucoup de colère chez ses citoyen.ne.s. Refuser le passé est aussi une façon de ne pas examiner le sien. Les discours de fierté nationaliste permettent ainsi d’élucider par exemple les enjeux éthiques de la filiation du premier ministre du Japon Shinzō Abe – son grand-père maternel fut emprisonné comme suspect de crime de guerre de classe A, puis libéré sans jugement.

Le Japon cherche à oublier et faire oublier. Il se concentre sur sa relance économique et son rayonnement à l’international grâce au soft power. À partir de 2012 est lancé le plan Abenomics[10]Mot valise : premier ministre Abe + economics pour relancer l’économie ; en 2019, le Japon accueille la coupe du monde de rugby ; en 2020, c’étaient les Jeux olympiques qui étaient programmés.

Un essor économique coréen qui permet davantage de liberté géopolitique

Face à cette réaffirmation de puissance, la Corée du Sud cherche de plus en plus à gagner en autonomie, voire à rivaliser avec son ancien colonisateur. Alors que le Japon se crispe sur la conservation de son emprise sur le sud de la péninsule, Séoul se tourne vers de nouveaux acteurs émergents. La seconde moitié du XXe siècle marque l’identité coréenne par un miracle économique et politique : en un demi-siècle, une économie prospère et une démocratie active construisent une forte confiance nationale. Lorsque la Corée du Sud se tourne dans les années 2000 vers la Chine, elle parvient à accroître considérablement ses exportations. Le commerce devient une véritable arme géopolitique qui lui permet de prendre son indépendance vis-à-vis du Japon, mais aussi de concurrencer directement ce dernier sur le marché chinois.

Les disputes historiques, mues en une rivalité économique, ne sont plus le premier facteur de tension entre le Japon ou la Corée du Sud à la fin du XX° siècle. Mais la Corée, pour qui la valeur du Japon a nettement diminué dans l’équilibre de son économie le siècle suivant, fait désormais preuve d’intransigeance à l’encontre du Japon. La question de
s « femmes de réconfort » trouve un nouveau souffle.

Ce fort partenariat Corée du Sud-Chine constitue un facteur de menace géopolitique pour le Japon qui doit faire face à un bouleversement des rapports de force. Pékin, qui constitue une menace militaire pour Tokyo, n’hésite pas à user de controverses historiques pour affaiblir son image et le freiner dans la course au leadership du Pacifique. Elle-même victime de la colonisation japonaise, la Chine a compté de nombreuses « femmes de réconfort » au sein de sa population. Sans être une volonté affirmée du gouvernement chinois que d’obtenir vérité et réparation, l’enjeu de ces femmes est néanmoins employé comme un puissant outil de destabilisation, mêlé aux revendications coréennes, contre le Japon.

La société coréenne bénéficie aujourd’hui d’une indépendance économique et géostratégique détachée de l’influence japonaise. Par son changement générationnel, l’ancrage de son ouverture socio-culturelle vers l’Occident et la démocratisation de son système politique, elle rejette vivement l’héritage du gouvernement dictatorial de Park Chung-hee. L’accord de 1965 est jugé injuste et insuffisant, de même que tous les suivants concernant les « femmes de réconfort ».

La société civile s’est réinvestie depuis plusieurs années de la mission d’obtenir réparation pour les « femmes de réconfort ». En Corée du Sud, mais aussi dans de nombreux pays sous l’impulsion des diasporas, plusieurs autres statues commémoratives ont vu le jour (aux États-Unis, en Allemagne, au Canada, etc.) En 2017, des statues commémoratives ont été placées dans des bus à Séoul, et un musée en leur mémoire a été construit.

Le gouvernement est désormais lui aussi porteur de cette revendication de réparation et la soutient tant en interne et qu’à l’international. Depuis son élection en 2017, le président Moon Jae-in dénonce l’accord de 2015 et déclare vouloir mettre un terme à la polémique des « femmes de réconfort ». Cette dénonciation a été suivie en 2018 par l’autorisation d’un tribunal sud-coréen à réclamer des dédommagements auprès d’entreprises japonaises qui ont soumis des Coréen.ne.s au travail forcé durant la guerre.

Une relation bilatérale « je t’aime moi non plus »

Ces remises en question d’accords mobilisant les tensions historiques mettent à nouveau le feu aux poudres entre les deux voisins. Le Japon crie à la rupture de confiance. En réaction, il impose des contrôles sur les principales exportations coréennes en juillet. En août, il radie la Corée du Sud de sa liste de partenaires de confiance. Ces contraintes soudaines portent un coup à l’économie coréenne et vont même jusqu’à perturber les chaînes d’approvisionnement internationales. En 2019, le Japon menace de mettre fin au partage de renseignements avec la Corée du Sud[11]Le Japon reviendra sur cette décision en novembre 2019 sous la pression de Washington..

Cet entremêlement de revendications de réparation et de guerre commerciale est fortement soutenu par les populations des deux pays rivaux. La question des « femmes de réconfort » tient ainsi une place centrale dans leurs politiques internes. Les gouvernements coréens et japonais jonglent entre promotion du partenariat et utilisation du ressentiment populaire pour maximiser leurs intérêts politiques propres.

Bien qu’il ne reste plus que quelques « femmes de réconfort » en Corée du Sud, les revendications de réparation sont toujours au coeur de l’actualité bi-nationale. Le 15 août 2020, lors de la commémoration de la fin de l’occupation et de la seconde guerre mondiale, Moon Jae-in a rappelé que la Corée du Sud était ouverte à la discussion avec le Japon concernant les dédommagements des victimes de la colonisation, et notamment des « femmes de réconfort ».

La politique extérieure du Japon repose en large partie sur son image à l’international et son soft power. Il est notamment grandement impliqué financièrement dans la reconstruction de pays en post-conflit[12]Tant sur le continent africain qu’au Moyen-Orient et en Asie.. Pour diffuser à l’international une image de contributeur à la paix, Tokyo a besoin que Séoul ne rende pas trop bruyante ni légitime ses revendications. Le Japon a alors tout intérêt à entretenir leurs relations diplomatiques à tous les niveaux.

Conclusion

Le Japon et la Corée du Sud partagent des valeurs politiques, économiques et sociales similaires et connaissent des contraintes régionales proches. Mais leur incapacité à coopérer sur leur travail mémoriel impacte tous les champs de leur vie géopolitique au point de donner lieu à un véritable affrontement commercial et diplomatique nippo-coréen.

Le combat pour des excuses et une réparation des crimes envers les « femmes de réconfort » cristallise ces tensions par son haut capital idéologique. Les histoires coloniales font particulièrement appel de la domination des corps et du pouvoir symbolique. Dans un Japon actuel cristallisé dans un nationalisme viriliste, se voir forcer par un peuple autrefois colonisé de revenir sur ses maltraitances, qui plus est celles de femmes, est un affront. La société coréenne est quant à elle fortement attachée à la démocratie et les revendications féministes ont guidé le mouvement de revendication de réparations, aujourd’hui également porté par le gouvernement. Le refus de revenir sur l’histoire, l’instrumentalisation même de sa réécriture, est une arme géopolitique à part entière, pour conclure des traités en échange de l’oubli comme en 1965 et en 2015 ou comme outil de déstabilisation et d’affirmation de soi.

Il ne reste plus que quelques « femmes de réconfort » survivantes alors que l’on célèbre les 75 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale et de la libération de la Corée. La question dépasse leur indemnisation personnelle ; elle correspond à une démarche de vérité et de réconciliation revendiquée par une partie de la population. La question des « femmes de réconfort » est par ailleurs au cœur des revendications féministes qui poursuivent aujourd’hui leur lutte pour les droits des femmes. Si elles sont fières que le gouvernement coréen les suive dans leur lutte pour la réparation des crimes envers les « femmes de réconfort », certaines critiquent vivement celui-ci suite à la découverte de la superposition d’anciens « lieux de conforts » de l’armée japonaise avec des lieux de tourisme sexuel en Corée[13]Christine Lévy. Dans Japon/Corée : après la colonisation, ré-écrire l’histoire, Delorme Florian, Cultures monde, France culture, 2016..

Sources

Barjot, Dominique, « Le développement économique de la Corée du Sud depuis 1950 », Les cahiers de Framespa, Nouveaux champs de l’histoire sociale, 8 | 2011. Disponible sur : https://journals.openedition.org/framespa/899

Delorme, Florian, « Japon/Corée : après la colonisation, ré-écrire l’histoire », Cultures monde, France culture, 2016. Disponible sur : https://www.franceculture.fr/emissions/culturesmonde/la-mecanique-du-pardon-24-japoncoree-apres-la-colonisation-re-ecrire

Jisun Bae, Annie, « De la responsabilité historique des États : le cas des « femmes de réconfort » », Nouvelles Questions Féministes, 2017/2 (Vol. 36), pages 100 à 113. Disponible sur : https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2017-2-page-100.htm

Kouzmine, Jérémie, « Accord entre le Japon et la Corée du Sud concernant les « femmes de réconfort », une reconnaissan
ce faisant obstacle aux réparations », La revue des droits de l’Homme, 2016. Disponible sur : https://journals.openedition.org/revdh/2081

Lévy, Christine, « Le Tribunal international des femmes de Tokyo en 2000. Une réponse féministe au révisionnisme ? », Clio, Femmes, Genre, Histoire, 39|2014. Disponible sur : https://journals.openedition.org/clio/11888#xd_co_f=ZGRkMjZiYTktMjdhYy00M2M1LWI3MDgtYjYwZjRhMWNhYzRj~

Sakai, Naoki, « Le genre, enjeu politique et langage du nationalisme postcolonial japonais », Cahiers du Genre, 2011/1 (n° 50), pages 41 à 64. Disponible sur : https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2011-1-page-41.htm

Pour citer cet article : Isaline MALLET, “Les « femmes de réconfort »  : tabou colonial encombrant et arme de déstabilisation géopolitique entre la Corée du Sud et le Japon”, 02.12.2020, Institut du Genre en Géopolitique.

References

References
1 Dans cet article, nous utiliserons l’expression « femmes de réconfort » avec des guillemets : elle reconnaît que cette périphrase est la plus couramment utilisée tout en marquant une distance critique avec l’idéologie qui peut y être associée.
2 Huit gouvernements se sont succédés en Corée du Sud entre la fin de la colonisation et aujourd’hui.
3 Le « Procès de Tokyo » a été créé par les onze puissances alliées de la guerre du Pacifique pour punir les dirigeants japonais auteurs de crimes de guerre, de paix et contre l’humanité.
4 Notamment du fait que les violences sexuelles n’étaient pas reconnues comme crime de guerre, mais aussi et surtout parce que les États-Unis et la Russie qui menaient une guerre d’influence en Asie s’arrangèrent pour ne pas mettre en cause la responsabilité japonaise en matière de crime de guerre. L’Occident comptait par ailleurs de nombreuses puissances colonisatrices, peu enclines donc à juger le Japon pour ses « dérives » coloniales.
5 Food and Agriculture Organization, ONU.
6 Cette vision a permis d’outrepasser de nombreux droits humains et a alimenté de profondes injustices sociales, faisant de la Corée du Sud un régime dictatorial.
7 Yōhei Kōno, secrétaire général du cabinet japonais de 1994 à 1995.
8 Naoki Sakai, Le genre, enjeu politique et langage du nationalisme postcolonial japonais, Cahiers du Genre, 2011/1 (n° 50), pages 41 à 64.
9 Ibid.
10 Mot valise : premier ministre Abe + economics
11 Le Japon reviendra sur cette décision en novembre 2019 sous la pression de Washington.
12 Tant sur le continent africain qu’au Moyen-Orient et en Asie.
13 Christine Lévy. Dans Japon/Corée : après la colonisation, ré-écrire l’histoire, Delorme Florian, Cultures monde, France culture, 2016.