La place de l’intersectionnalité dans les séries TV états-uniennes : la diversité dans le monde de Shondaland 1/3

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La place de l’intersectionnalité dans les séries TV états-uniennes : la diversité dans le monde de Shondaland 1/3

De gauche à droite : Ellen Pompeo (Grey’s Anatomy), Shonda Rhimes, Kerry Washington (Scandal) et Viola Davis (HTGAWM). Source : Konbini.

24.06.2021

Lysiane Colin

Qui n’a jamais entendu parler de Grey’s Anatomy, Scandal, ou How to Get Away with Murder ? Ces trois séries ont ramené des millions de téléspectateur.ice.s états-unien.ne.s devant leur écran chaque semaine. Ce qui les rassemble ? Shonda Rhimes et son intention de représenter un monde intersectionnel[1]Le terme « intersectionnalité » est développé par Kimberlé Crenshaw en 1989. Il permet de définir l’expérience et l’identité de tout individu à l’intersection de plusieurs catégories … Continue reading. Cet article fait partie d’un dossier portant sur la représentation de l’intersectionnalité dans le monde télévisuel états-unien contemporain. Il reviendra sur quelques chiffres de la représentation télévisuelle, avant de s’attacher à la particularité du monde de Rhimes. L’article analysera les trois séries sous l’aspect genré, racial[2]Le terme « race » est à comprendre comme une catégorie sociale d’analyse utilisée dans le contexte américain et non comme l’acceptation du mot en français. et sexuel via des exemples de personnages fictifs. La question centrale de cette analyse est la suivante : en quoi le monde de Shondaland représente-t-il une nouveauté scénaristique et un exemple d’intersectionnalité dans les narrations télévisuelles actuelles ?

Le problème de diversité sur les écrans états-uniens

Depuis quelques années, la représentation sur le petit écran aux États-Unis s’est diversifiée. Au travers de séries comme Jane the Virgin, Black-ish, Master of None ou les productions de Shondaland, la diversité prend une place grandissante au sein des représentations télévisuelles[3]Dino-Ray Ramos, « Study Finds Diversity In Television On The Rise, But Not Representative Of American Population », Deadline, 24 avril 2018 Shondaland est la maison de production de Shonda Rhimes, une femme afro-américaine aux multiples casquettes : productrice, autrice, réalisatrice et CEO. Cette dernière a notamment réalisé Grey’s Anatomy, Scandal et How to Get Away with Murder. Comme souligné par l’article de Dino-Ray Ramos[4]Dino-Ray Ramos est un journaliste et rédacteur au sein du site d’information Deadline Hollywood., ces émissions ont permis de diversifier le paysage télévisuel états-unien. Avant d’étudier celles-ci, afin de comprendre ce qui les distingue d’autres séries actuelles, il est important de revenir sur le contexte général des représentations télévisuelles aux Etats-Unis.

Une étude de TVLine[5]TVLine est une application états-unienne permettant d’avoir accès à de nombreux chiffre sur les audiences des séries tv., qui analyse les personnages télévisés préférés d’une audience mixte âgée de 18 à 34 ans, démontre qu’il existe toujours un problème de représentation des minorités par rapport à la population aux États-Unis[6]Ibid. Entre 2015 et 2017, les personnages issus de minorités raciales voient leur représentation augmenter de 15% à 18% ; pourtant, seulement un acteur accède au top 10[7]Ibid. En ce qui concerne les personnages LGBTQ+, les chiffres passent de 7% en 2015 à 11% en 2017, mais aucun de ces personnages ne se retrouvent dans le top 10[8]Ibid. Enfin, le nombre de personnages féminins est en baisse : ils représentent 6 des 25 personnages les plus appréciés en 2017, contre 10 en 2016, la première rentrant de justesse dans le top 10[9]Ibid. Cependant, la population états-unienne montre une réalité bien différente :  50.8% de femmes, 23.1% de personnes de couleur et 4.8% font partie de la communauté LGBTQ+[10]Ibid.

D’après TVTime[11]TVTime est une autre application qui génère des chiffres sur les meilleures séries et personnages sur base des votes des utilisateur.rice.s., en 2020, la diversification des années précédentes se poursuit, tout en restant loin de la réalité. Le top 10 ne comprend que deux femmes, celles-ci étant les seuls personnages LGBTQ+ du top et la seule personne de couleur pour l’une d’elle[12]Natalie Burris, « Top Characters of 2020 », TVTime,https://www.tvtime.com/article/top-characters-2020. Elles représentent donc à elles deux les catégories mentionnées ci-dessus ; ces indices révélant leur intersectionnalité.

Pourquoi surligner cette disparité entre fiction et réalité ? Car les représentations médiatiques influencent la construction de l’identité des individus. Les médias font partie des outils de socialisation et influencent la façon dont les personnes se perçoivent[13]Roxanne Asare, « ‘The Shonda Gaze’: The Effects of Television and Black Female Identity in the UK », Journal of Promotional Communications, vol.5, n°3, 2017, p.342-343.. La représentation a donc un impact sur leur audience : une série avec des personnages de catégories sociales diversifiées aura une incidence différente d’une série présentant des personnages uniformisés. Il est donc primordial de penser à ce qui est montré dans les médias. Une absence de représentation mène à l’invisibilisation d’une partie de la population. Pour Patricia Hill Collins[14]Patricia Hill Collins est une sociologue et académicienne afro-américaine qui fait partie du mouvement du Blackfeminism. Elle a beaucoup écrit sur l’intersectionnalité entre le genre, la race … Continue reading, la perpétuation de stéréotypes dans les médias pousse non seulement à la naturalisation des stéréotypes construits socialement, mais aussi à une influence néfaste sur la perception d’une personne envers elle-même et envers celles et ceux qui l’entourent[15]Ibid, p.345.. C’est particulièrement le cas des femmes de couleur qui, à cause des stéréotypes au fil de l’Histoire et dans les médias, ont vu leurs voix invisibilisées et les discriminations raciales et genrées se perpétuer jusqu’à nos jours[16]Ibid, p.342-343..

Shondaland : une maison de production dirigée par une femme afro-américaine

Shonda Rhimes est une femme afro-américaine, à la tête de l’une des maisons de production les plus prospères d’Hollywood. Créée en 2005, Shondaland a depuis ses débuts produit de nombreuses séries ayant reçu des récompenses : Grey’s Anatomy, Scandal, How to Get Away with Murder, For The People et Station 19[17]Shondaland, « Who We are », Shondaland,https://www.shondaland.com/about/a12258201/what-we-do/.  Sa série la plus récente, Bridgerton, est l’une des séries phares de Netflix en ce moment.

Shondaland
est aussi l’une dernières maisons de production à Hollywood qui arrive encore à produire des séries que les spectateur.ice.s regardent à la télévision sous forme de feuilleton hebdomadaire, contrairement au binge-watching que permettent les plateformes de streaming[18]Robbie Myers, « Shonda Rhimes on Power, Feminism, and Police Brutality », Elle, 23 septembre 2015,https://www.elle.com/culture/career-politics/q-and-a/a30186/shonda-rhimes-elle-interview/.. Grey’s Anatomy, Scandal ou HTGAWM[19]HTGAWM est l’acronyme utilisé pour la série « How to Get Away With Murder »..ont ramenées des milliers de personnes devant leur petit écran, semaine après semaine.

Ce qui distingue Shonda Rhimes d’autres showrunneur.ses, c’est sa perspective sur le rôle des médias. Ce qui la motive, c’est « la façon dont les femmes se voient elles-mêmes, et la façon dont le monde voit les femmes, en particulier les femmes de couleur [20]Op. cit. Robbie Myers, « Shonda Rhimes on Power, Feminism, and Police Brutality ». ». L’objectif de Rhimes est de s’éloigner des narrations centrées sur la perspective d’un homme blanc afin de rejeter ce qui est devenu le point de vue « normal ». Pour autant, elle ne souhaite pas montrer un seul regard féminin, afro-américain, ou latino. Au contraire, elle aspire à offrir une diversité de façon de voir le monde car il n’en existe pas une, mais une multitude[21]Ibid. Cette idée rejoint la pensée du Blackfeminism et de l’intersectionnalité : la femme n’est pas universelle. Il existe plutôt une multitude de femmes – des femmes – qui vivent chacune une expérience différente, celles-ci étant à l’intersection des caractéristiques de genre, de classe, de race, d’orientation sexuelle, etc.

Retour sur le Blackfeminism et le concept d’intersectionnalité

Le mouvement du Blackfeminism est un mouvement de femmes afro-américaines qui dénonce les discriminations envers les femmes de couleur. Il est né en réponse à la seconde vague de féminisme et aux mouvements de droits civiques des années 1960, afin de dénoncer le manque de visibilité des femmes de couleur au sein de ces deux mouvements[22]Elsa Dorlin, Black feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, édition L’Harmattan, 2018, p.10-24.. Le Blackfeminism voit donc l’expérience des femmes de couleur à l’intersection de plusieurs catégories sociales, celles-ci étant compatibles plutôt que binaires. L’une des figures du mouvement, bell hooks, explique notamment qu’il faut prendre en compte la race et la classe dans les questions d’oppressions genrées, ces différentes catégories étant interconnectées[23]bell hooks, « Le féminisme : un mouvement pour mettre fin à l’oppression sexiste », De la marge au centre : théorie féministe, Paris : éditions Cambourakis. 2017, p.103-106..

De cette pensée découle un concept au centre des préoccupations féministes actuelles : l’intersectionnalité. Le terme est formulé par l’avocate féministe Kimberlé Crenshaw en 1989 afin de dénoncer le manque de considération envers les femmes de couleur dans les mouvements féministes et civiques. Comme ces derniers ne voient pas le point d’intersection entre le patriarcat et le racisme, ils marginalisent l’expérience des femmes de couleur dans leur combat spécifique[24]Kimberlé Crenshaw, « Cartographies des marges : Intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers Du Genre, n°3, 2005, p.51-54.. La notion d’intersectionnalité permet de comprendre l’expérience d’une personne à l’intersection de multiples caractéristiques sociales. L’identité doit être comprise en imbriquant ces caractéristiques. Pour cela, il est primordial de donner la parole à toute personne afin de partager ses expériences, et montrer la diversité de celles-ci.

Au sein du monde médiatique, et plus spécifiquement télévisuel, l’intersectionnalité a souvent été invisibilisée. Buffy Summers[25]Buffy Summers est l’héroïne de la série « Buffy contre les Vampires » (1997-2003) de Joss Whedon. , Carrie Bradshaw[26]Carrie Bradshaw est l’héroïne de la série « Sex and the City » (1988-2004) créée par Darren Star. ou Ally McBeal[27]Ally McBeal est la protagoniste de la série « Ally McBeal » (1997-2002) de David Edward Kelley. sont toutes des héroïnes fortes et émancipées des années 1990. Pour autant, elles représentent toutes un certain type de personnage féminin : une jeune femme blanche, hétérosexuelle, issue d’un milieu socio-économique moyen. Toutefois, les années 2000 voient éclore une lente progression vers une diversification genrée et raciale, notamment au sein des séries de Shonda Rhimes. Au travers de ses productions, elle met en avant de multiples personnages féminins intersectionnels, permettant l’expression de divers portraits féminins.

Grey’s Anatomy, Scandal et HTGAWM : comment ses séries représentent-elles l’intersectionnalité ?

Trois séries créées par Shonda Rhimes sont étudiées ici : Grey’s Anatomy (2005-), Scandal (2012-2018) et How to Get Away With Murder (2014-2020). Celles-ci sont analysées au travers du prisme de la race et de l’orientation sexuelle, toujours en relation avec le genre, afin de comprendre comment Shonda Rhimes se démarque des autres séries TV via la représentation de ces rapports sociaux entremêlés. Elle le fait notamment au travers de ses personnages – principaux comme secondaires – et de l’évolution de ceux-ci.

La diversité des représentations raciales au sein des personnages féminins

Plusieurs éléments rassemblent Grey’s Anatomy[28]Grey’s Anatomy raconte l’histoire de Meredith Grey et de ses collègues médecins au sein d’un hôpital à Seattle, mêlant travail et histoires d’amour. Grey’s Anatomy est une série … Continue reading, Scandal[29]Scandal met en scène Olivia Pope, une jeune femme afro-américaine à la tête de son propre cabinet spécialisé en gestion de crise et en relation publique à Washington DC. La série dramatique a … Continue reading et How to Get Away With Murder[30]How to Get Away With Murder est une série judiciaire comptant six saisons. Elle trace l’histoire d’Annalise Keating, une professeure en histoire de droit pénal et avocate de son propre cabinet. … Continue reading ces trois séries. Premièrement, toutes mettent en scène un protagoniste féminin : que ce soit Meredith, Olivia ou Analise. Deuxièmement, elles placent toutes leur intrigue dans une sphère néolibérale avec des personnag
es gagnant très bien leur vie[31]Alexander Stoffel, « Emerging Feminists, Is Shonda Rhimes a Feminist? », The Feminist Wire, 14 mars 2016,https://www.thefeministwire.com/2016/03/emerging-feminisms-is-shonda-rhimes-a-feminist/. L’une est médecin dans un grand hôpital de Seattle, la deuxième a son propre cabinet de gestion de crise et deviendra membre du cabinet du Président, et la troisième partage sa vie entre son prestigieux bureau d’avocat et les bancs de l’université en tant que professeure. L’une des critiques émises envers Shondaland concerne donc la restriction d’un univers à un monde libéral. D’après Alexander Stoffel[32]Alexander Stoffel est un jeune homme anglais en train de réaliser un doctorat autour des théories queer., ce monde ne prend pas en compte les expériences de toutes les femmes (et surtout des femmes de couleur), ce qui perpétue les oppressions de classe, le libéralisme et le patriarcat qui forment la base de la société états-unienne[33]Ibid..

Cependant, il ne faut pas oublier le côté positif et innovant de ces représentations. Les trois séries représentent la possibilité pour les femmes de couleur (afro-américaines, latinas et américano-asiatiques dans les séries décrites) d’accéder à ces classes supérieures, à ces métiers qui ne leur étaient pas accessible auparavant. Ces représentations montrent l’éclatement des stéréotypes historiques, qui plaçaient notamment les femmes afro-américaines dans trois types de stéréotypes : la « Mammy » (la maman et servante en surpoids), la « Jezebel » (la femme fatale, séductrice et manipulatrice) et la « Sapphire » (la femme en colère)[34]Op. cit. Roxanne Asare, « ‘The Shonda Gaze’: The Effects of Television and Black Female Identity in the UK », p.346..

Même s’il est vrai que Rhimes reste dans le néolibéralisme états-unien, il est primordial de se rappeler l’importance de ses personnages : la cassure avec les stéréotypes, la possibilité pour l’audience d’avoir une autre vision des femmes de couleur, l’influence que ces personnages ont sur les jeunes femmes dans la façon dont elles se voient, la possibilité de voir leurs objectifs se réaliser et le positivisme qui en ressort. Les personnages de Miranda Bailey, Olivia Pope et Analise Keating ont permis de reconstruire différentes images positives, fortes et nuancées des femmes afro-américaines à la télévision[35]Alessandra Stanley, « Wrought in Rhimes’s Image », The New York Times, 18 septembre … Continue reading. Rhimes a choisi la voix de la diversité en représentant des femmes de couleur qui éclatent les stéréotypes télévisuels. Si elles peuvent se mettre en colère ou qu’elles ont une vie sexuelle, leur personnalité et leur vie dépasse de loin ces aspects. Miranda, comme Olivia et Analise, sont des femmes qui sont douées et respectées dans leur vie professionnelle, qui ne se laissent pas marcher sur les pieds, en gardant toutefois une douceur et une fragilité à certains moments. Ces héroïnes sont complexes, avec des qualités et des défauts ; elles doivent parfois lutter pour garder leur place et se faire entendre, mais elles se connaissent elles-mêmes et savent qui elles sont[36]Ibid.. Ces personnages sont nuancés et évoluent au fil des saisons ; ce sont des personnages à part entière qui ne peuvent être définis par une seule qualité. Ces femmes reflètent toute la complexité de l’être humain.

Toutefois, on peut voir l’évolution de Shonda Rhimes dans la représentation de personnages féminins intersectionnels. Sa première série, Grey’s Anatomy, met au centre de sa narration Meredith, une jeune femme blanche et hétérosexuelle, alors que le personnage de Miranda, une femme afro-africaine à la tête d’un des services de l’hôpital, occupe une place secondaire. Puis vient quelques années plus tard Scandal, une série dont la protagoniste est une jeune femme afro-américaine à la tête d’un cabinet et qui entretient une liaison avec le président des États-Unis. Vient enfin le personnage d’Analise d’HTGAWM, une femme plus âgée, afro-américaine et bisexuelle, reconnue dans son domaine et ayant des liaisons en dehors de son mariage. On voit donc la progression de la productrice, d’un personnage secondaire à un personnage principal, rajoutant à chaque série une couche d’intersectionnalité[37]Ibid..

Femmes issues de minorités raciales et LGBTQ+ : l’intersectionnalité de Callie et Analise

Une autre part importante de la représentation de l’intersectionnalité dans Shondaland concerne les personnages féminins LGBTQ+. Il existe encore peu de personnages féminins de minorité raciale et de la communauté LGBTQ+ dans les représentations télévisées. Cependant, les séries de Shonda Rhimes en présentent deux : Callie Torres (Grey’s Anatomy) et Analise Keating (HTGAWM).

Callie Torres est l’un des premiers personnages féminins bisexuels et latinos du petit écran. Elle apparait dans 239 épisodes au travers de 11 saisons, devenant le personnage LGBTQ+ le plus présent en termes de temps d’écran à la télévision[38]Manuel Betancourt, « 12 Latinx LGBTQ TV Characters Who Made Us Feel Seen », Entertainment Weekly, 9 octobre … Continue reading. Alors que son personnage est d’abord présenté comme un personnage secondaire ayant une romance avec un protagoniste masculin, elle devient vite un personnage indispensable à la narration de Grey’s Anatomy. Elle est présentée comme l’une des meilleures chirurgiennes plastiques du pays et rayonne de confiance en elle. Dès le départ, elle représente un type de corps féminin peu présent à la télévision : une femme latina avec des courbes, respirant le body-positivity avant l’heure[39]Sabienna Bowman, « ‘Grey’s Anatomy’s Callie Was Groundbreaking », Bustle, 20 mai … Continue reading.. Son personnage continue de contrecarrer les stéréotypes lorsqu’elle annonce être bisexuelle, devenant le premier personnage principal LGBTQ+ de la série. Au fil des saisons, elle entretient des relations amoureuses tant avec des hommes que des femmes. Bien que la représentation de sa bisexualité et de ses origines latino-américaines aurait pu engendrer plus de dialogues au sein de la série, le personnage de Callie est devenu un exemple pour nombre de jeunes femmes latinas et LGBTQ+, qui voient pour la première fois une représentation médiatique leur ressembler[40]Op. cit. Manuel Betancourt, « 12 Latinx LGBTQ TV Characters Who Made Us Feel Seen ».. Dans le monde télévisuel, Callie est devenue un modèle : une femme de couleur bisexuelle qui travaille comme chirurgienne tout en ayant une vie de famille[41]Op. cit. Sabienna Bowman, « ‘Grey’s Anatomy’s Callie Was Groundbreaking »..

Analise Keating est une autre représentation int
ersectionnelle. C’est une femme d’une quarantaine d’années, afro-américaine, bisexuelle, ayant des problèmes d’alcoolisme, qui trompe son mari et qui est aussi l’une des meilleures avocates de Philadelphie. Son compas moral et ses qualités font d’elle l’une des femmes de couleur les plus complexes et nuancées de la télévision[42]Kellee Terrell, « Goodbye to One of the Most Complex Black Women on TV », The New York Times, 14 mai … Continue reading. Tout comme le personnage de Callie, Analise fait voler en éclat les stéréotypes afin d’offrir une représentation innovante. Lors du dernier épisode de la série, on la voit non seulement avouer sa bisexualité au sein du tribunal devant tout un public, mais aussi révéler ses cheveux crépus, cachés derrière sa coiffure bien lisse[43]Ibid.. Le personnage déconstruit là une norme de beauté féminine apposée au corps des femmes afro-américaines afin de ressembler à la norme de beauté « standard » des cheveux lisses des femmes caucasiennes[44]Op. cit. Roxanne Asare, « ‘The Shonda Gaze’: The Effects of Television and Black Female Identity in the UK », p.347-352..

Viola Davis, l’actrice jouant Analise, montre la beauté naturelle des femmes de couleur, sans se conformer à une norme qui renie la différence et la beauté de toutes les femmes. Encore une fois, ce geste a une grande importance dans la représentation afin que les jeunes femmes de couleur puissent se reconnaitre en elle. Toutefois, Rhimes ne cherche pas à discréditer le lissage de cheveux pour les femmes afro-américaines ; elle veut simplement montrer qu’il existe plusieurs façons de se coiffer, comme il existe plusieurs manières de représenter les femmes de couleur[45]Op. cit. Robbie Myers, « Shonda Rhimes on Power, Feminism, and Police Brutality »..

Conclusion

Alors que les personnages féminins, de minorité raciale et LGBTQ+ restent encore sous-représentés à la télévision états-unienne, les séries de Shonda Rhimes renversent cette tendance. Autant dans Grey’s Anatomy que dans Scandal ou encore dans HTGAWM, Rhimes met en avant des personnages féminins intersectionnels afin de montrer la diversité d’expérience et de voix des femmes. Pour Shonda Rhimes, la plume est un pouvoir[46]Marion Olité, « Shonda Rhimes souligne l’importance de la diversité dans les séries à l’ère de Trump », Konbini, 22 novembre … Continue reading, qu’elle utilise afin de proposer de nouvelles narrations et de nouvelles représentations. Elle contribue à faire du monde télévisuel un espace plus diversifié, offrant une meilleure représentation aux minorités raciales et aux diverses orientations sexuelles sur des chaînes regardées par des millions de personnes[47]Ibid. Elle ouvre donc des perspectives quant à la représentation de personnages féminins diversifiés dans le monde télévisuel d’aujourd’hui.

Cette analyse de personnages féminins intersectionnels doit être transposée à des séries extérieures au monde de Shondaland afin de voir quelles sont les autres représentations télévisées actuelles. S’inscrivent-elles dans la même veine que Rhimes ? Perpétuent-elles les stéréotypes et l’invisibilisation des identités intersectionnelles ? Ou proposent-elles de nouvelles idées en parallèle à la vision de Shondaland ? Le prochain article s’attèlera à analyser d’autres séries de réalisateur.ice.s et créateur.ice.s du petit écran mettant en scène des personnes féminins intersectionnels afin de continuer l’étude du monde fictionnel qu’offre la télévision.

Pour citer cet article : “La place de l’intersectionnalité dans les séries TV états-uniennes : la diversité dans le monde de Shondaland 1/3” ,Lysiane Colin, 24.06.2021, Institut du Genre en Géopolitique.

Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’auteur.ice

References

References
1 Le terme « intersectionnalité » est développé par Kimberlé Crenshaw en 1989. Il permet de définir l’expérience et l’identité de tout individu à l’intersection de plusieurs catégories sociales (genre, race, classe, orientation sexuelle, handicap, etc.) ; la globalité de ces catégories, ensemble, définissant l’identité d’une personne.
2 Le terme « race » est à comprendre comme une catégorie sociale d’analyse utilisée dans le contexte américain et non comme l’acceptation du mot en français.
3 Dino-Ray Ramos, « Study Finds Diversity In Television On The Rise, But Not Representative Of American Population », Deadline, 24 avril 2018
4 Dino-Ray Ramos est un journaliste et rédacteur au sein du site d’information Deadline Hollywood.
5 TVLine est une application états-unienne permettant d’avoir accès à de nombreux chiffre sur les audiences des séries tv.
6, 7, 8, 9, 10, 21, 47 Ibid
11 TVTime est une autre application qui génère des chiffres sur les meilleures séries et personnages sur base des votes des utilisateur.rice.s.
12 Natalie Burris, « Top Characters of 2020 », TVTime,https://www.tvtime.com/article/top-characters-2020.
13 Roxanne Asare, « ‘The Shonda Gaze’: The Effects of Television and Black Female Identity in the UK », Journal of Promotional Communications, vol.5, n°3, 2017, p.342-343.
14 Patricia Hill Collins est une sociologue et académicienne afro-américaine qui fait partie du mouvement du Blackfeminism. Elle a beaucoup écrit sur l’intersectionnalité entre le genre, la race et l’orientation sexuelle.
15 Ibid, p.345.
16 Ibid, p.342-343.
17 Shondaland, « Who We are », Shondaland,https://www.shondaland.com/about/a12258201/what-we-do/.
18 Robbie Myers, « Shonda Rhimes on Power, Feminism, and Police Brutality », Elle, 23 septembre 2015,https://www.elle.com/culture/career-politics/q-and-a/a30186/shonda-rhimes-elle-interview/.
19 HTGAWM est l’acronyme utilisé pour la série « How to Get Away With Murder ».
20, 45 Op. cit. Robbie Myers, « Shonda Rhimes on Power, Feminism, and Police Brutality ».
22 Elsa Dorlin, Black feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, édition L’Harmattan, 2018, p.10-24.
23 bell hooks, « Le féminisme : un mouvement pour mettre fin à l’oppression sexiste », De la marge au centre : théorie féministe, Paris : éditions Cambourakis. 2017, p.103-106.
24 Kimberlé Crenshaw, « Cartographies des marges : Intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers Du Genre, n°3, 2005, p.51-54.
25 Buffy Summers est l’héroïne de la série « Buffy contre les Vampires » (1997-2003) de Joss Whedon.
26 Carrie Bradshaw est l’héroïne de la série « Sex and the City » (1988-2004) créée par Darren Star.
27 Ally McBeal est la protagoniste de la série « Ally McBeal » (1997-2002) de David Edward Kelley.
28 Grey’s Anatomy raconte l’histoire de Meredith Grey et de ses collègues médecins au sein d’un hôpital à Seattle, mêlant travail et histoires d’amour. Grey’s Anatomy est une série dramatique qui compte 17 saisons à son actif.
29 Scandal met en scène Olivia Pope, une jeune femme afro-américaine à la tête de son propre cabinet spécialisé en gestion de crise et en relation publique à Washington DC. La série dramatique a été diffusé de 2012 à 2018 et contient sept saisons en tout.
30 How to Get Away With Murder est une série judiciaire comptant six saisons. Elle trace l’histoire d’Annalise Keating, une professeure en histoire de droit pénal et avocate de son propre cabinet. Lorsqu’elle invite quelques un.e.s de ses étudiant.e.s à venir travailler avec elle, iels se retrouvent embarqué.e.s dans une histoire de meurtre.
31 Alexander Stoffel, « Emerging Feminists, Is Shonda Rhimes a Feminist? », The Feminist Wire, 14 mars 2016,https://www.thefeministwire.com/2016/03/emerging-feminisms-is-shonda-rhimes-a-feminist/
32 Alexander Stoffel est un jeune homme anglais en train de réaliser un doctorat autour des théories queer.
33, 36, 37, 43 Ibid.
34 Op. cit. Roxanne Asare, « ‘The Shonda Gaze’: The Effects of Television and Black Female Identity in the UK », p.346.
35 Alessandra Stanley, « Wrought in Rhimes’s Image », The New York Times, 18 septembre 2014,https://www.nytimes.com/2014/09/21/arts/television/viola-davis-plays-shonda-rhimess-latest-tough-heroine.html?_r=0.
38 Manuel Betancourt, « 12 Latinx LGBTQ TV Characters Who Made Us Feel Seen », Entertainment Weekly, 9 octobre 2020,https://www.etonline.com/12-latinx-lgbtq-tv-characters-who-made-us-feel-seen-154398.
39 Sabienna Bowman, « ‘Grey’s Anatomy’s Callie Was Groundbreaking », Bustle, 20 mai 2016,https://www.bustle.com/articles/162105-greys-anatomys-callie-torres-was-the-shows-most-progressive-character.
40 Op. cit. Manuel Betancourt, « 12 Latinx LGBTQ TV Characters Who Made Us Feel Seen ».
41 Op. cit. Sabienna Bowman, « ‘Grey’s Anatomy’s Callie Was Groundbreaking ».
42 Kellee Terrell, « Goodbye to One of the Most Complex Black Women on TV », The New York Times, 14 mai 2020,https://www.nytimes.com/2020/05/14/opinion/viola-davis-how-to-get-away-with-murder.html.
44 Op. cit. Roxanne Asare, « ‘The Shonda Gaze’: The Effects of Television and Black Female Identity in the UK », p.347-352.
46 Marion Olité, « Shonda Rhimes souligne l’importance de la diversité dans les séries à l’ère de Trump », Konbini, 22 novembre 2016https://biiinge.konbini.com/series/shonda-rhimes-diversite-trump/