Kafala et travailleuses domestiques : État des lieux d’un système d’esclavage moderne

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Kafala et travailleuses domestiques :
État des lieux d’un système d’esclavage moderne

25.10.2020

Inès Zaky

Cet article fait un état des lieux de la situation des travailleuses domestiques africaines et asiatiques venues travailler au Moyen-Orient dans des conditions qualifiées d’esclavage moderne. Revenant sur les processus de recrutement ainsi que le quotidien des employées, l’article s’intéresse aux différentes réformes gouvernementales mises en place ainsi qu’au rôle de premier plan joué par les sociétés civiles dans la protection et l’accompagnement des migrantes.

L’esclavage moderne, qualifié par l’Organisation Internationale du Travail (OIT) de « traite des personnes », se différencie de l’esclavage d’autrefois qui considérait les esclaves comme une marchandise. Mettant en péril la dignité et les droits humains, il est notamment caractérisé par le travail forcé, la menace, la non-rémunération, les violences mentale, physique et sexuelle, la séquestration, la torture, ou encore le proxénétisme. Continuant d’exister partout dans le monde et sous différents aspects, le cas du Moyen-Orient se démarque par sa spécificité juridique, à savoir le système de parrainage, plus connu sous le nom de Kafala. Originaire du droit coutumier bédouin de la péninsule arabique, la Kafala, signifiant littéralement « garantie », avait pour objectif de protéger les étrangers à la tribu[1]Le droit musulman reprend le terme pour traiter la question de tutelle sans filiation des enfants mineurs abandonnés.. Au fur et à mesure du temps, la Kafala s’est transformée et adaptée aux activités économiques de la région qui se sont intensifiées à partir des années 1950, due à l’exploitation pétrolière. Ce système de parrainage est ainsi devenu le moteur de toute réglementation concernant la main-d’œuvre étrangère non qualifiée, qui débarque dans les pays du Conseil de coopération du Golfe (Arabie Saoudite, Bahreïn, Émirats arabes unis, Koweït, Qatar et Oman), en Jordanie, au Liban, et, dans une moindre mesure, en Irak.

En 2013, l’OIT estimait le nombre de victimes au travail forcé à 600 000 au Moyen-Orient[2]OIT, Trompés et piégés, la traite des personnes au Moyen-Orient, 2013, 186 pages, https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—arabstates/—ro-beirut/documents/publication/wcms_245789.pdf. La Confédération syndicale internationale (CSI) évaluerait quant à elle le nombre de travailleur.se.s domestiques à plus de 2,4 millions de migrant.e.s dans la région. Si les premières protestations remontent aux années 1950 et bien que le système de Kafala se soit davantage fait connaître avec les scandales liés au boom immobilier dans les années 1990-2000[3]Oriane Huchon, « Les migrations – Les travailleurs immigrés dans le Golfe », 17/03/2017, Les Clés du Moyen-Orient, … Continue reading, ce n’est que plus récemment que les travailleuses domestiques sont parvenues à s’exprimer sur leurs conditions de vie. Le travail domestique, majoritairement féminin[4]73,4% des travailleur.se.s domestiques migrant.e.s sont des femmes selon les estimations de l’OIT : OIT, Estimations mondiales de l’OIT concernant les travailleuses et les travailleurs, … Continue reading — à l’exception de quelques métiers comme chauffeur ou jardinier — est en effet fortement invisibilisé, du fait de son cantonnement à la sphère privée[5]Destremau Blandine, Lautier Bruno, « Introduction : Femmes en domesticité. Les domestiques du Sud, au Nord et au Sud », In: Tiers-Monde, tome 43, n°170, 2002. p.250, … Continue reading. L’arrivée des nouveaux modes de communication qui s’immiscent progressivement dans les foyers du monde entier permet de mettre en exergue (même dans les pays d’origine des travailleuses) abus et de crimes, tout en échappant à la censure gouvernementale[6]La page Facebook « This is Lebanon » en est un exemple : https://www.facebook.com/ThisIsLebanon961/.

Cet article a pour volonté de mettre en lumière le sort de ces femmes longtemps ignorées qui travaillent encore aujourd’hui dans un cadre législatif allant à l’encontre des obligations internationales. En maintenant le système de Kafala, les États arabes d’accueil, pourtant engagés à appliquer la Déclaration des Nations Unies de 1998 ou encore les conventions de l’OIT relatives à la traite des personnes, n’assument pas leur responsabilité. L’article se focalisera donc sur la situation actuelle des travailleuses domestiques, grandes perdantes du contrat, en revenant sur les différentes réformes politiques, ainsi que le rôle joué par les sociétés civiles afin d’exposer un état des lieux exhaustif.

Le contexte de recrutement

En Asie du Sud-Est comme en Afrique subsaharienne, régions dont sont originaires les travailleuses domestiques, les agences de recrutement et les courtiers se sont multipliés pour pallier la forte demande du Moyen-Orient. Face à des taux de chômage écrasants d’un côté et des promesses de rémunération attractives de l’autre, les femmes des milieux ruraux comme urbains se précipitent sur ces offres d’emploi très attrayantes. Or, la nature des postes communiqués — comme « enseignant[e], vendeu[se], nounou, infirmière ou aide pour les personnes âgées »[7]OIT, Trompés et piégés, la traite des personnes au Moyen-Orient, op. cit., p.53—  sont parfois très différentes de la réalité. De plus, le début du processus d’embauche est très simple : il suffit d’apporter un passeport et une photo, étant convenu que tous les frais administratifs et de transports sont à la charge de l’employeur.se.

Le.a kafil.a (garant.e), s’il.elle passe par la voie formelle, choisit sa future employée dans un trombinoscope sexiste — car seules les femmes sont recrutées en fonction de leur physique — avec une grille de salaires dépendant de critères racistes — puisqu’une Philippine est systématiquement mieux rémunérée qu’une Éthiopienne où une Bangladaise[8]Alors que le prétexte d’une meilleure connaissance de l’anglais aux Philippines revient souvent, le critère de la couleur de peau reste le principal facteur..Ce n’est qu’une fois dans l’avion que certaines apprendront que leur destination finale n’est pas le pays pour lequel elles avaient postulé[9]Surtout pour l’Irak qui n’est pas une destination très prisée : OIT, op. cit., p.53, tandis que d’autres seront forcées à travailler gratuitement les premiers mois afin de rembourser le billet d’avion et les frais administratifs, légalement à la charge de l’employeur.se.

Une fois sur place, la travailleuse est accueillie par un autre agent local, voire directement par son employeur.se, à qui elle devra remettre, à sa grande surprise, son passeport et sa carte de séjour pour bénéficier de « sa protection »[10]« Le travailleur domestique est un jeune membre de la famille qui doit être protégé par le chef de famille tout comme ses propres enfants. Dans de tels cas, la démarcation entre la … Continue reading. Elle signe dès lors son contrat de travail, souvent dans une langue qu’elle ne comprend pas, et se retrouve officiellement sous l’emprise légale et quasi-totale de son.a tuteur.rice.

Le calvaire du quotidien

Dans son rapport sur la traite des personnes au Moyen-Orient, l’OIT énumère une liste de « conditions de travail et de vie dégradantes, imposées de force ou sous la menace de sanctions »[11]OIT, op. cit., p.55. Parmi les cas les plus récurrents chez les travailleuses domestiques : l’absence d’un hébergement décent, à savoir une chambre privée, puisqu’un grand nombre d’entre elles dort dans les espaces de vie commune, dans la chambre des enfants ou encore dans celle d’une personne âgée. L’exercice de restrictions des libertés de mouvement et de communication est aussi reproché aux employeur.se.s, qui peuvent interdire l’utilisation du téléphone (même pour contacter la famille), établir une surveillance permanente, voire séquestrer — la liberté de mouvement étant subordonnée au consentement de l’employeur.se dans les réglementations locales[12]Idem, p.58. Cette pratique est aggravée par la confiscation des documents personnels qui, à titre d’exemple, fut interdite au Koweït par décret ministériel pour les travailleur.se.s étrangers à l’exception des travailleur.se.s domestiques. S’ajoute à cela un phénomène extrêmement répandu : le non-respect des heures de repos et des quotas de travail hebdomadaires fixés par le contrat. La travailleuse est très souvent exploitée à toute heure de la journée ou de la nuit et ne connaît jamais de jour de repos, pourtant obligatoire au moins une fois par semaine. Il est important de noter que les employées domestiques sont bien plus affectées par ces comportements abusifs, d’une part car elles sont seules et isolées du fait de leur interdiction de se syndicaliser (contrairement aux ouvriers d’un chantier, qui peuvent davantage faire pression collectivement), et d’autre part car elles sont femmes dans des pays profondément inégalitaires.

« Je suis venue au Koweït avec un visa de travailleur domestique. […] Un jour, sa voiture est venue se garer […]. Il est entré […] et m’a dit qu’il devait me voir. Je l’ai suivi et il m’a violée dans la voiture. Je suis allée voir un médecin et j’ai porté plainte à la police, puis suis retournée travailler le lendemain. Il a signalé aux autorités que j’avais fugué et la police m’a arrêtée. Mon employeur me dit que si je retire ma plainte pour viol, il veillera à ce que je ne sois pas expulsée. »[13]Idem, p.66 Ce témoignage n’est pas un cas isolé, il pourrait d’ailleurs ressembler à celui qu’aurait raconté l’Indonésienne Tuti Tursilawati, si elle n’avait pas été exécutée pour avoir tué son violeur (et tuteur) en se défendant[14]« Indonesia protests Saudi execution of domestic worker », 31/10/2018, Al Jazeera, … Continue reading. L’impunité qui règne vis-à-vis des employeur.se.s les encourage à user de méthodes de coercition extrêmes (mensonge, désinformation, menace, sanction économique) ainsi que de violences psychologique, physique et sexuelle. Si la fugue reste pour certaines la solution ultime, au risque de ne jamais percevoir leur salaire, d’être rapatriées pour situation illégale, emprisonnées pour fuite ou vol présumé, ou encore tomber dans les mailles du proxénétisme, d’autres choisissent le suicide ou pire, sont assassinées par des employeur.se.s qui les déclarent suicidées. En moyenne, deux travailleuses domestiques par semaine perdent la vie au Liban (pays de 6 millions d’habitants).

Le déséquilibre et les réformes de la Kafala

La réalité décrite ci-dessus découle du profond déséquilibre issu de la nature paternaliste de la Kafala. La travailleuse est complètement dépendante de son employeur.se et garant.e durant toute la durée du séjour[15]Même si le contrat prend fin, elle demeure dépendante de l’employeur.se jusqu’à ce qu’il achève les démarches administratives de son retour, nécessitant le règlement de frais (à la … Continue reading, nécessitant son accord pour les démarches les plus essentielles à sa liberté tel que changer d’employeur.se ou encore quitter le pays. devant la loi, elle perd toute son autonomie et devient encore plus vulnérable[16]A titre d’exemple, l’employeur.se au Liban a pour devoir de ne pas laisser son employée avoir de relation amoureuse, ni se marier : Laure Stephan, « Au Liban, les domestiques étrangères ont … Continue reading.

Pour mettre fin à cette exploitation, certains pays d’origine des migrantes (Côte d’Ivoire, Éthiopie, Philippines ou encore Népal) ont pris des mesures restrictives et ont interdit l’obtention de visa de travail à leurs ressortissant.e.s vers certains pays du Moyen-Orient. Facilement contournables, ces politiques ont vite été rattrapées par la corruption et le recours aux voix informelles, au vu d’un marché extrêmement convoité.

De l’autre côté, les pays arabes, régulièrement pointés du doigt par les organisations de défense de droits humains, cherchent aussi à réformer leurs réglementations à l’égard des migrant.e.s et à consolider leur application à travers des institutions plus qualifiées. Au niveau international, la ratification progressive du Protocole de Palerme contre la traite des personnes par tous les pays arabes concernés a introduit un progrès notable durant la première décennie de l’an 2000. En 2009 à Bahreïn, l’autorisation des travailleur.se.s migrant.e.s à changer d’employeur.se sans le consentement de ce.tte dernier.ère[17]Une loi en 2011 viendra ajouter une condition d’une durée minimale d’un an au service du premier employeur. est considérée comme une avancée novatrice. Le Code du travail national, excluant les travailleur.se.s domestiques dans la plupart des pays d’accueil, est révisé : en 2008, la Jordanie abroge cette exclusion ; tandis qu’en 2012 le Bahreïn intègre progressivement des dispositions concernant les travailleur.se.s domestiques dans son cadre juridique. Le Liban adopte en 2009 un contrat-type unifié afin de garantir quelques droits élémentaires, surtout concernant l’interruption du contrat. Toujours inefficace, un nouveau contrat entre en vigueur en septembre 2020[18]« Liban. Le nouveau contrat type unique doit sonner le glas du système de kafala », 22/06/2020, Amnesty International, … Continue reading afin de réaffirmer et renforcer les règles de base concernant la liberté et la dignité des employées. Ces décisions législatives sont accompagnées de la création de nouvelles institutions comme la Qatar Foundation for Combating Human Trafficking (2010), ainsi que de nouvelles initiatives telles que le renforcement de l’inspection du travail, ou encore la mise en place de permanences téléphoniques et de refuges à destination des fugitif.ve.s.

Depuis l’annonce en 2014 de la tenue de la prochaine coupe du monde de football au Qatar, les travailleurs du secteur de la construction attirent les projecteurs. Dénoncée par l’OIT, Amnesty International, HRW ou encore la CSI, la Kafala finit par être abolie en 2019 à la suite de nombreuses réformes. Un salaire minimal fixé à 200$, une liberté de mouvement et de voyage ainsi qu’une possibilité de changer d’employeur font partie des plus grands progrès[19]« Au Qatar, des réformes majeures du droit du travail mettent fin du système de la kafala », 16/10/2019, OIT, … Continue reading. Alors que l’événement le plus médiatisé du monde aura permis une importante avancée juridique, il est difficile de constater la différence sur le terrain. En effet, à moins de deux ans du coup d’envoi du championnat, les salaires ne sont pas payés, les papiers des travailleurs non renouvelés, et les frais de recrutement toujours pris en charge illégalement par les migrants (les poussant à s’endetter et à s’aliéner malgré les amendements). Bien que les travailleuses domestiques bénéficient également de l’abolition de la Kafala, la Coupe du monde de 2022 leur apportera une moindre visibilité, et dans les faits, bien moins de changements que leurs homologues masculins — toujours pour les mêmes raisons de genre et de pouvoir de coercition.

Les sociétés civiles comme premier et dernier recours

Malgré tous ces progrès législatifs et institutionnels, les droits et conditions de vie des travailleuses domestiques continuent d’être bafoués, et ce, pour différentes raisons. D’une part, l’absence de mécanismes d’inspection du travail dans la sphère privée rend la cessation des abus compliquée. D’autre part, pour les plus courageuses et informées, la décision de s’en remettre à la justice continue de comporter des risques puisque les mécanismes de plaintes et d’enquêtes ne sont toujours pas adaptés à écouter et à accueillir convenablement les femmes victimes de traite par manque de sensibilisation et de planification procédurale stricte au référencement de la traite des personnes. S’ajoute à cela des processus de jugement très longs (pouvant dépasser 12 mois), ouvrant rarement le droit à la protection des plaignantes, qui se retrouvent très souvent dans une situation illégale et vulnérable. Abandonnées à elles-mêmes, les travailleuses n’ont plus d’autre interlocuteur que la société civile des différents pays d’accueil.

À travers le Moyen-Orient, les sociétés civiles se sont ainsi mobilisées afin de pallier l’inefficacité des politiques et à leurs faibles moyens d’application[20]Notons que c’est en l’absence d’aides publiques abordables pour prendre soin des enfants et des personnes âgées, que les familles arabes (aussi aux faibles moyens financiers) se tournent vers … Continue reading. Ciblant particulièrement les femmes migrantes, au vu de leur plus grande précarité, les associations proposent généralement et dans la mesure du possible : un hébergement temporaire, un accompagnement juridique ainsi que psychologique, des ateliers culturels et, en cas de crise, des produits de premières nécessités. Devenues indispensables, les ONG se sont hissées au premier plan de réponse, allant parfois jusqu’à être intégrées dans la structure étatique comme c’est le cas de Caritas qui assure au Liban une présence permanente au centre de détention administrative pour étrangers. De façon plus informelle, les travailleuses se réunissent entre elles pour s’entraider ou organiser des mouvements sociaux afin d’exprimer leurs mécontentements dans les pays arabes les plus tolérants à la liberté d’expression — à savoir en Jordanie et au Liban, où des syndicats sont nés (respectivement dans la légalité et la clandestinité).

Malgré tous les efforts déployés par la société civile pour améliorer la situation des employées domestiques au quotidien, celle-ci se heurte à des limites d’ordre structurel telles que la corruption[21]Le rapport de l’OIT précise qu’en Jordanie, même si les ONG déposent plainte auprès du tribunal, « aucun cas de traite des personnes, de mauvais traitements ou de sévices sexuels n’a … Continue reading. La culture xénophobe et misogyne demeure le plus grand obstacle auquel les ONG font face et essaient de remédier à travers la sensibilisation. La discrimination à l’égard des femmes est omniprésente car profondément ancrée dans les attitudes culturelles, les politiques gouvernementales et les cadres législatifs des pays arabes[22]Valentine Moghadam, « Féminisme, réforme législative et autonomisation des femmes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord : l’articulation entre recherche, militantisme et … Continue reading. Elle se reflète dans toutes les strates de la société, chez les fonctionnaires comme chez les citoyens.  L’antiféminisme et le racisme décontracté[23]Julie Kebbi, Stéphanie Khouri, « Racisme systémique et “esclavage moderne” : être noir dans le monde arabe », 20/06/2020, L’Orient-Le Jour, … Continue reading, émanant en partie d’un bagage culturel et juridique[24]D’une part, le bagage se constitue d’idées et de règlementations — certaines encore en vigueur — misogynes et racistes apportées par les colons. D’autre part, il prend la forme de … Continue reading, sont aussi aggravés par l’aporophobie des milieux de recrutement aisés. A titre d’exemple, le scandale de l’interdiction de baignade des travailleuses domestiques dans les clubs privés libanais[25]Richard Hall, « Liban. Les plages de l’apartheid », 28/06/2012, Courrier International, https://www.courrierinternational.com/article/201e2/06/28/les-plages-de-l-apartheiden 2010 illustre clairement l’accumulation de ces comportements.

Avec l’arrivée de la révolte en octobre 2019 au Liban, une lueur d’espoir s’est faite ressentir lorsque les employées domestiques sont descendues en masse dans les rues aux côtés des Libanais.e.s, afin de demander l’abolition de la Kafala. Cet élan de solidarité, mêlant pour la première fois les demandes des migrant.e.s à celle des locaux, prend ses racines dans une atmosphère d’exaspération généralisée durant une période de crise économique sans précédent — conduisant plus de la moitié des Libanais.e.s sous le seuil de la pauvreté. Aggravée par la pandémie du Covid-19, la chute de la livre libanaise entraîne une impossibilité de payer les salaires, et des centaines de travailleuses (parfois sans toit) sont forcées de se rendre aux portes des ambassades pour demander leur rapatriement immédiat[26]En fonction des nationalités, certaines seront rapatriées, d’autres hébergées et d’autres encore abandonnées à leur sort.. Finalement, la troisième plus grosse explosion au monde qui a eu lieu le 4 août 2020 à Beyrouth, n’a fait qu’empirer la situation des employées de la capitale, quelquefois délogées ou encore renvoyées[27]Le situation détaillée dans : Léa Polverini, « Les travailleuses domestiques au Liban ou la honte des invisibles de l’explosion », 25/08/2020, Slate, … Continue reading. Leur terrible situation reste, à ce jour, fortement instable.

Les tentatives de réformes et d’abolition du système de Kafala au Moyen-Orient se sont donc révélées insuffisantes face au manque de moyens déployés ainsi qu’à l’hostilité des structures étatiques et sociétales vis-à-vis des femmes, étrangères et pauvres. De plus, en l’absence de régimes démocratiques respectant les obligations internationales en termes de droits humains (conditions de vie indignes, systèmes éducatifs défaillants, répressions étatiques), il sera difficile de voir lutter ces derniers en faveur des travailleur.se.s étranger.ère.s afin de parvenir à un changement réellement global.

Outre la rigidité des structures gouvernementales auxquelles se heurtent les défenseur.se.s des travailleur.se.s domestiques, les activités de sensibilisation et de recherche scientifique[28]Des lacunes au sujet des sources de prostitution forcée et d’exploitation sexuelle sont à combler, notamment concernant les mariages (précoces ou non) forcés et temporaires — d’autant plus … Continue reading produites à cet égard laissent entrevoir à long terme une amélioration des conditions de vie et de travail de ces populations. En dépit de corps sociaux peu sensibilisés à la lutte contre le racisme, l’affaire Georges Floyd a néanmoins lancé des débats et de nouvelles campagnes sur des questions jusque-là très peu discutées, incluant explicitement la situation des travailleur.se.s noir.e.s sur les territoires arabes. Le retentissement international du mouvement « Black Lives Matter », connaissant un succès inattendu sur la toile arabe, a finalement illustré une certaine évolution des mentalités et un espoir porté par les nouvelles générations.

Pour citer cet article : Inès ZAKY, « Kafala et travailleuses domestiques : État des lieux d’un système d’esclavage moderne », 2020, Institut du Genre en Géopolitique.

Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’auteur.ice.

References

References
1 Le droit musulman reprend le terme pour traiter la question de tutelle sans filiation des enfants mineurs abandonnés.
2 OIT, Trompés et piégés, la traite des personnes au Moyen-Orient, 2013, 186 pages, https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—arabstates/—ro-beirut/documents/publication/wcms_245789.pdf
3 Oriane Huchon, « Les migrations – Les travailleurs immigrés dans le Golfe », 17/03/2017, Les Clés du Moyen-Orient, https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-migrations-Les-travailleurs-immigres-dans-le-Golfe.html
4 73,4% des travailleur.se.s domestiques migrant.e.s sont des femmes selon les estimations de l’OIT : OIT, Estimations mondiales de l’OIT concernant les travailleuses et les travailleurs, migrants, 2013, p.5, https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/wcms_436334.pdf
5 Destremau Blandine, Lautier Bruno, « Introduction : Femmes en domesticité. Les domestiques du Sud, au Nord et au Sud », In: Tiers-Monde, tome 43, n°170, 2002. p.250, https://www.persee.fr/doc/tiers_1293-8882_2002_num_43_170_1593#tiers_1293-8882_2002_num_43_170_T1_0251_0000
6 La page Facebook « This is Lebanon » en est un exemple : https://www.facebook.com/ThisIsLebanon961/
7 OIT, Trompés et piégés, la traite des personnes au Moyen-Orient, op. cit., p.53
8 Alors que le prétexte d’une meilleure connaissance de l’anglais aux Philippines revient souvent, le critère de la couleur de peau reste le principal facteur.
9 Surtout pour l’Irak qui n’est pas une destination très prisée : OIT, op. cit., p.53
10 « Le travailleur domestique est un jeune membre de la famille qui doit être protégé par le chef de famille tout comme ses propres enfants. Dans de tels cas, la démarcation entre la protection paternaliste et la coercition n’est pas très nette. » : OIT, op. cit., p.60
11 OIT, op. cit., p.55
12 Idem, p.58
13 Idem, p.66
14 « Indonesia protests Saudi execution of domestic worker », 31/10/2018, Al Jazeera, https://www.aljazeera.com/news/2018/10/indonesia-protests-saudi-execution-domestic-worker-181031094812124.html
15 Même si le contrat prend fin, elle demeure dépendante de l’employeur.se jusqu’à ce qu’il achève les démarches administratives de son retour, nécessitant le règlement de frais (à la charge de l’employeur.se) et, dans la plupart des pays, la signature de l’attestation lui autorisant de quitter le territoire.
16 A titre d’exemple, l’employeur.se au Liban a pour devoir de ne pas laisser son employée avoir de relation amoureuse, ni se marier : Laure Stephan, « Au Liban, les domestiques étrangères ont interdiction d’aimer », 10/06/2015, Le Monde, https://www.lemonde.fr/m-actu/article/2015/06/10/au-liban-les-domestiques-etrangeres-ont-interdiction-d-aimer_4646477_4497186.html
17 Une loi en 2011 viendra ajouter une condition d’une durée minimale d’un an au service du premier employeur.
18 « Liban. Le nouveau contrat type unique doit sonner le glas du système de kafala », 22/06/2020, Amnesty International, https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2020/06/lebanon-revised-contract-must-lead-to-end-of-kafala-system/
19 « Au Qatar, des réformes majeures du droit du travail mettent fin du système de la kafala », 16/10/2019, OIT, https://www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_724343/lang–fr/index.htm
20 Notons que c’est en l’absence d’aides publiques abordables pour prendre soin des enfants et des personnes âgées, que les familles arabes (aussi aux faibles moyens financiers) se tournent vers l’alternative bon marché de la Kafala.
21 Le rapport de l’OIT précise qu’en Jordanie, même si les ONG déposent plainte auprès du tribunal, « aucun cas de traite des personnes, de mauvais traitements ou de sévices sexuels n’a été rapporté, étant donné que les agents de recrutement sont fortunés et sont infiltrés partout. Ils peuvent soudoyer les témoins […] Des écarts similaires sont perceptibles dans d’autres pays de la région » : OIT, op. cit., p.52
22 Valentine Moghadam, « Féminisme, réforme législative et autonomisation des femmes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord : l’articulation entre recherche, militantisme et politique », Revue internationale des sciences sociales, vol. 191, n°1, 2007, pp.13-20, https://doi.org/10.3917/riss.191.0013
23 Julie Kebbi, Stéphanie Khouri, « Racisme systémique et “esclavage moderne” : être noir dans le monde arabe », 20/06/2020, L’Orient-Le Jour, https://www.lorientlejour.com/article/1222685/racisme-systemique-et-esclavage-moderne-etre-noir-dans-le-monde-arabe.html
24 D’une part, le bagage se constitue d’idées et de règlementations — certaines encore en vigueur — misogynes et racistes apportées par les colons. D’autre part, il prend la forme de comportements réactionnaires : comme le contrôle accru du corps des femmes (pour éviter l’humiliation), ou encore l’hostilité au progressisme (tel que le féminisme) considéré comme la perpétuation par les idées d’un colonialisme occidental.
25 Richard Hall, « Liban. Les plages de l’apartheid », 28/06/2012, Courrier International, https://www.courrierinternational.com/article/201e2/06/28/les-plages-de-l-apartheid
26 En fonction des nationalités, certaines seront rapatriées, d’autres hébergées et d’autres encore abandonnées à leur sort.
27 Le situation détaillée dans : Léa Polverini, « Les travailleuses domestiques au Liban ou la honte des invisibles de l’explosion », 25/08/2020, Slate, http://www.slate.fr/story/193851/liban-travailleuses-domestiques-esclaves-modernes-precaires-covid-explosion-beyrouth
28 Des lacunes au sujet des sources de prostitution forcée et d’exploitation sexuelle sont à combler, notamment concernant les mariages (précoces ou non) forcés et temporaires — d’autant plus que les femmes ne peuvent pas divorcer facilement au Moyen-Orient. Aussi les questions de travailleur.se.s mineur.e.s et d’enfants de migrant.e.s sont peu explorées.