Le mariage par enlèvement au Kirghizistan: une pratique à l’épreuve du temps
01.10.2021
Kenza Rharmaoui
Le mariage par enlèvement est une pratique courante en Asie centrale et notamment au Kirghizistan. L’appellation kirghize « Ala kachuu » pour désigner cette pratique est littérale : « attrape-la et cours ». Selon l’Organisation des Nations Unies (ONU) Femmes, l’enlèvement de mariées « consiste à enlever une femme sans son consentement dans le but de la forcer à épouser l’un de ses ravisseurs. Les auteurs peuvent utiliser la coercition psychologique ou la force physique, y compris le viol, pour forcer la femme ou la fille à se marier. Comme pour d’autres formes de mariage forcé, les éléments clés sont les suivants : l’enlèvement d’une femme ou d’une fille, l’absence de son consentement, dans le but de la marier». Dans la majorité des cas, la future épouse ne connaît pas son kidnappeur.
Pauline Jones Luong, dans son livre The Transformation of Central Asia : States and Societies from Soviet Rule to Independence, différencie quatre types d’enlèvements : le wife raiding (le maraudage de femmes), le genuine bride thief (le vrai voleur de mariée), le mock bride thief (le faux voleur de mariée) et enfin le ceremonial capture (capture cérémoniale). Lewife raiding se produit lorsque des hommes d’une communauté font un raid sur une autre communauté et volent des femmes. Le genuine bride thief consiste à l’enlèvement par la force d’une cible spécifique par un homme. Le mock bride thief désigne le cas où la mariée consent à l’enlèvement. Enfin, le ceremonial capture décrit le rituel qui se déroule avec le plein consentement de la mariée et de sa famille.
Bien que la pratique soit illégale, les enlèvements se poursuivent dans plusieurs pays d’Asie centrale, et notamment au Kirghizistan, où nous concentrerons notre étude. Toutefois, cette pratique prétendue « ancestrale » se retrouve au cœur de remises en question, notamment de la part des nouvelles générations.
Une violation normalisée des droits des femmes au Kirghizistan
L’ONU condamne cette pratique considérée comme une véritable violation des droits humains. En effet, les mariages forcés sont souvent suivis de séquestration, viols et violences conjugales physiques et mentales. Ces unions se traduisent également par des taux plus élevés de dépression et de suicide chez les femmes, de divorce, et, selon une étude récente de l’université de Duke, peut-être même un poids plus faible à la naissance des bébés.
Les discours sur la honte sont fortement mobilisés comme moyen de dissuasion. Dans la société kirghize, notamment rurale, la réputation d’une femme célibataire peut être irrévocablement entachée si elle passe une seule nuit en dehors du domicile familial. Dans le cas d’un enlèvement, cela signifie que si la jeune femme n’épouse pas son ravisseur, elle sera sujetteau jugement de la société. La pression est d’autant plus efficace que la honte s’abat aussi sur toute la famille de la femme. En somme, l’utilisation de la honte et de la tradition sont un moyen pour les hommes de contrôler la sexualité des femmes. Le divorce étant socialement peu accepté, les femmes qui le souhaitent risquent d’être menacées voire tuées par leur conjoint. Aisuluu, une femme kirghize enlevée à 17 ans et témoignant pour l’UNICEF, dénonce ainsi une stigmatisation des personnes divorcées, traitées comme des « citoyens de seconde classe». Dans le cadre de la loi, les violences domestiques et les féminicides sont punis, mais s’attaquer à la tradition de l’enlèvement de femmes demeure difficile. Les données disponibles dans le pays indiquent que 13,8% des femmes âgées de moins de 24 ans sont mariées sous la contrainte. Beaucoup de ces femmes sont mineures lorsqu’elles sont enlevées et mariées de force. Ainsi, la journaliste Iris Oppelaar met en lumière les récits de trois femmes – Makhabat, Ijamal et Madina – dont la plus jeune s’est enfuie alors qu’elle était enceinte, à l’âge d’à peine 14 ans, après avoir été enlevée et abusée. Pourtant, des lois existent : quid de leur efficacité ?
Un encadrement législatif et judiciaire de façade
Alors que cette pratique est illégale depuis 1994 au Kirghizistan, elle reste socialement acceptée et les sanctions judiciaires se font rares. D’après les données de Women Support Centre, une ONG qui vise à éliminer les violences sexuelles et sexistes, au moins 11,800 mariages par enlèvement y sont recensés chaque année. Seulement un cas sur 1 500 donne lieu à des poursuites judiciaires.
Un des principaux obstacles reste l’inefficacité de la loi en la question. Des durcissements sont pourtant opérés pour lutter contre ce fléau. Le 20 décembre 2012, le Parlement du Kirghizistan a approuvé une loi durcissant la peine pour cette coutume encore très répandue. L’article 155 du code pénal s’en est trouvé modifié le 26 janvier 2013. Dorénavant, toute personne coupable d’avoir enlevé une femme et de l’avoir forcée à se marier encourt jusqu’à dix ans de prison. Ainsi, l’article 36 de la Constitution interdit tout mariage sans consentement de la part des personnes concernées. Il faut cependant veiller à distinguer le texte et la pratique. Bien que le pays ait signé la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, la Déclaration universelle des droits de l’Homme (ou droits humains), la Convention des droits de l’enfant, des années de mobilisation ont été nécessaires pour ancrer ces droits dans les lois internes, et quand bien même ils ne sont pas toujours respectés. Pourtant, le mariage par enlèvement correspond aux critères fixés par l’ONU dans sa définition de la traite des êtres humains… Aux vues du caractère récent de la tradition des mariages forcés et des avancées législatives encadrant ces pratiques, il faut espérer que ces mesures seront suivies d’une volonté politique afin de les faire appliquer. Tant que cette coutume sera protégée par le sceau de la tradition culturelle, elle sera intouchable, même si elle correspond à la définition internationale de la traite des êtres humains.
La « coutume » du mariage par enlèvement : une pratique moins ancestrale que normative et légitimatrice
Le rôle des familles et notamment des femmes est crucial dans la perpétuation de cette pratique. Le témoignage d’Aisuluu pour l’UNICEF nous révèle ainsi l’attitude « complice » de ses parents qui ont cautionné son enlèvement et son mariage forcé. Ces mères et grand-mères qui ont également été enlevées auparavant occupent désormais une position active. La différence générationnelle vient doubler l’autorité tirée de la tradition d’une autorité issue de l’âge. Ici, les hommes s’occupent de l’enlèvement tandis que les femmes veillent à la persuasion. Cette division sexuelle du travail en tant que système normatif établi renvoie chacun.e à sa tâche. Celle-ci apparaît alors comme naturelle, évidente. En somme, la répétition de mêmes actes d’une génération sur l’autre crée des comportements types intériorisés, venant dès lors naturaliser et légitimer la pratique.
D’après les entretiens menés par l’organisation Eurasianet, de nombreu.x.ses Kirghizes, en particulier les générations plus âgées, considèrent l’enlèvement de la mariée comme une tradition inoffensive. Une femme de 60 ans explique que « c’est une très vieille coutume » et que « même moi, j’ai été mariée de cette façon, et je suis heureuse de ma vie de famille. Mon mari ne m’a jamais battue, et tout s’est bien passé ». Les personnes de moins de 50 ans ont plus tendance à s’opposer à la pratique, surtout lorsque les deux personnes ne se connaissent pas. Il y a également l’idée selon laquelle de tels événements sont aujourd’hui des mises en scène. Cependant, les groupes de défense des droits des femmes kirghizes estiment que la frontière entre les « faux » enlèvements et les « vrais » enlèvements est floue. D’après eux, une femme ne peut pas vraiment consentir à un enlèvement si elle sait qu’à la fin, sa décision ne compte pas et que quoi qu’il arrive, son petit ami peut passer outre ses souhaits.
Enfin, il convient de déconstruire l’idée de « tradition ancienne ». On entend souvent par tradition une pratique héritée du passé puis répétée de génération en génération. Dès lors, on lui prête une origine ancestrale qui la rend difficilement contestable. Cependant, pour l’historien Eric Hobsbawm, cette caractéristique n’est pas toujours vraie. Dans son ouvrage L’invention de la tradition, il met en lumière le faible ancrage dans le temps de certaines traditions nationales ou populaires. Ainsi, on peut penser que la tradition comporte une part d’illusion entretenue à des fins normatives. Alors que l’idée d’ancienneté est souvent mobilisée pour justifier cette pratique, certains chercheurs.ses déclarent qu’elle s’est répandue au cours des dernières décennies. D’autres études ont montré l’absence de trace de cette tradition à large échelle avant le XXème siècle, sans pour autant nier son existence. En somme, l’argument de la tradition est faible puisque la pratique n’est pas si ancienne qu’on ne le croit.
Il convient donc d’interroger un autre facteur pouvant expliquer cette pratique : le motif économique. Alors qu’une cérémonie de mariage nécessite d’importantes ressources, le mariage forcé est la manière la plus économique et rapide pour les hommes moins fortunés de se marier. Loin d’être une coutume ancestrale, il semble plus réaliste de questionner des racines sociales, économiques, culturelles et politiques plutôt récentes. En somme, il s’agit d’une illusion qui semble être de plus en plus rejetée par les nouvelles générations.
Les contestations des nouvelles générations : un futur prometteur pour les droits des femmes Kirghizes ?
Alors que les pratiques perçues comme des traditions anciennes prennent souvent du temps à évoluer, il faut tenir compte des volontés des nouvelles générations. Plusieurs voix s’élèvent dans ces pays contre l’enlèvement et le mariage forcé, notamment chez les jeunes. Le rôle de la société civile est indéniable, principalement soutenue par ONU Femmes présente sur place. Quant aux récents changements législatifs, ils sont encourageants. Il s’agit maintenant de voir si les contestations féministes auront un réel écho dans la scène politique et dans les sociétés plus largement.
La vague de manifestations qui s’est déroulée à Bishkek en avril 2021 est significative des avancées paradoxales. La pratique de l’enlèvement de femmes provoque des réactions massives. Après que Aizada Kanatbekova, une jeune femme de 27 ans, ait été enlevée puis laissée pour morte dans un véhicule, plus de cinq cents personnes se sont réunies devant le ministère de l’Intérieur en criant « стыдно » (honteux en russe). Le Président Sadyr Japarov a décrit le meurtre de cette jeune femme comme une « tragédie et peine non seulement pour sa famille, mais aussi pour l’État entier ». Il a ajouté qu’il devrait s’agir du « dernier enlèvement d’épouse de l’histoire », reconnaissant le caractère national et non isolé de ce cas.
Ainsi, la sensibilisation et l’éducation jouent un rôle moteur dans ce changement de paradigme. Svetlana Dzardanova, une jeune femme kirghize à l’origine du projet « Ala kachuu is not cool », prend position contre cette coutume en organisant des tables rondes d’expert.e.s, des ateliers de sensibilisation dans des écoles et en produisant et distribuant des brochures expliquant que n’importe qui assistant de près ou de loin à un enlèvement, a le droit de le dénoncer. En fondant son action sur l’éducation et la sensibilisation, Svetlana espère continuer et diversifier son projet afin de proposer d’autres solutions à ce problème sociétal.
Conclusion
La pratique d’enlèvement et de mariage forcé, bien qu’interdite, reste répandue en Asie centrale, et plus particulièrement au Kirghizistan. Elle est plus courante dans les campagnes kirghizes, davantage touchées par la pauvreté et le chômage. Plus qu’une « tradition » ancrée , elle constitue un outil légitimateur concédant aux hommes un contrôle sur les femmes du pays. Force est alors de constater des flux de jeunes femmes se réfugiant dans les capitales et les grandes villes, où les mentalités évoluent peu à peu. Quant aux avancées législatives notables, elles risquent de n’être que de façade tant que cette pratique restera socialement tolérée. Éducation, sensibilisation, volonté politique et sanctions, dès lors primordiales, doivent être concomitantes pour permettre un réel changement. Il est de plus impératif de déconstruire l’idée de « tradition ». Il s’agit en réalité d’une pratique de violations des droits des femmes, qui peut s’arrêter comme elle a débuté
Bibliographie
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Pour citer cet article : Kenza Rharmaoui, “Le mariage par enlèvement au Kirghizistan: une pratique à l’épreuve du temps”, 07.10.2021, Institut du Genre en Géopolitique.
Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’autrice.